Il existe une aura autour du nom de Josquin Des Prez (c.
1450-1521). Elle est amplement justifiée. Il était admiré par ses contemporains
qui le considéraient comme le plus grand créateur de son époque et son
influence a été si fondamentale que l’un de ses élèves le surnomma
« princeps musicorum ». C’était pourtant un artiste solitaire qui
écrivait des chansons au caractère mélancolique et d’une grande élégance,
représentatives de l’art de la Renaissance. Si on sait peu de choses de la
jeunesse de ce compositeur franco-flamand né dans le Hainaut, sans doute élève
d’Ockeghem, on sait par contre qu’il a été chanteur à Milan, à la cathédrale
puis à la cour des Sforza, ce qui le conduira à Rome, sous le règne des papes
Innocent VIII et Alexandre VI. On le retrouve aussi à Florence, à Ferrare, puis
en Bourgogne, à Saint-Quentin avant Condé-sur-Escaut, où il sera prévôt de la
collégiale. C’est dans cette dernière cité qu’il décédera. Des Prez bénéficia
de la naissance de l’imprimerie musicale qui prit son ampleur italienne au
début du XVIe siècle, mettant son répertoire en valeur et à disposition grâce à
la diffusion que permettait le nouveau procédé.
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Son œuvre comporte de la musique sacrée (messes, dont
celle, célèbre, de « L’Homme armé », et des motets), mais aussi des
chansons. C’est ce dernier genre que l’on retrouve, sous le titre Adieu mes amours, sur un splendide CD du
label Ricercar (RIC403). Sous le nom de Dulces Exuviae (Douces reliques), on
trouve deux interprètes, le baryton Romain Bockler, formé à Lyon et que l’on a
déjà pu retrouver en concert avec l’ensemble La Fenice ou le Concert Spirituel,
et le luthiste slovène Bor Zuljan, qui a étudié à Ljubljana, à Coblence et à
Genève, où il s’est installé. Tous deux se sont penchés sur des chansons
intimes de Des Prez, baignées de douces mélodies, embellies par des
ornementations, dans un contexte de délicatesse où l’émotion affleure à chaque
instant. Il s’agit ici de chansons polyphoniques dont une ligne mélodique est
mise en évidence par la réduction dans l’accompagnement des autres voix. Ce qui
devient alors un récitatif accompagné est plein de charme et de raffinement.
Dans le livret, Philippe Canguilhem précise : « Sélectionner l’une des parties de la polyphonie et réduire les autres à
un accompagnement instrumental permettait ainsi d’apprécier tout à la fois les
qualités de la mélodie composée (l’«air ») et la beauté de la voix
(« la belle manière ») chargée de l’interpréter. Cette pratique, bien
attestée à l’époque de Josquin, pouvait être mise en œuvre de deux
manières : soit par un chanteur suffisamment habile au luth pour
s’accompagner lui-même, soit par deux musiciens. » Cette dernière
pratique choisie par nos deux interprètes est un véritable enchantement. Au
programme, une vingtaine de chansons, bel éventail représentatif, à la fois
virtuose et plein de séductions. Les inflexions de la voix de Romain Bockler
sont émaillées de belles couleurs changeantes qui traduisent bien l’état
d’esprit de chaque air. Quant au luth de Bor Zuljan, il sait jouer son rôle
d’accompagnateur discret, tout en lui donnant sa part de présence spontanée.
Une note de l’instrumentiste signale que dans quelques airs, le luth choisi est
le « luth à harpions », offrant ainsi à celui-ci son premier
enregistrement commercial. Ce luth utilise des frettes simples qui donnent un
son brillant préférable à ce que produit le son bourdonnant des frettes
doubles. La prise de son, soignée, a été effectuée à Notre-Dame de Ceilles, à
Siran, dans l’Hérault, en octobre 2018.
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Un autre CD Ricercar nous fait faire un bond de près de
cent ans en arrière, dans l’univers du méconnu Johannes de Lymburghia
(c.1380-c.1440), sous le titre Gaude
felix Padua (RIC402), qui est celui d’un air glorifiant Saint-Antoine de
Padoue et sa ville. Ce musicien que nous découvrons, auquel on peut attribuer
une cinquantaine de compositions, serait par ce fait même, l’un des créateurs
importants de la musique sacrée de la première moitié du XVe siècle. Johannes
de Lymburgia serait originaire, comme son nom l’indique, de Baelen, petite
ville à quelques kilomètres de Limbourg. Il est fait mention de son passage à
Liège et peut-être à Huy, mais aussi en Italie, à Padoue et à Vicenza. Le
présent enregistrement est effectué d’après un manuscrit du Musée de la musique
de Bologne qui contient 46 compositions en latin attribuées à notre
compositeur. Ce manuscrit, explique la notice de Baptiste Romain, est « une source extrêmement importante pour notre connaissance de la musique qui
circulait en Italie du Nord-Est au début du XVe siècle, qu’elle soit originaire
de l’Europe du Nord, de Vénétie ou d’Angleterre. Il est à la musique religieuse
ce que la Chansonnier d’Oxford […] est à la chanson bourguigonne. »
Nous laisserons le soin au mélomane d’aller plus loin dans l’approfondissement
des savantes précisions apportées pour nous centrer sur le contenu du programme
et ses interprètes. En une quinzaine de plages, nous découvrons des motets, des
hymnes, des antiennes à la gloire de la Vierge ou des Saints, avec des textes
provenant du Cantique des Cantiques, des adaptations d’un texte marial
remontant au XIIe siècle ou des moments de service religieux et des chants
strophiques associés à la tradition italienne des laudes. C’est l’ensemble Le
Miroir de musique, basé à Bâle, spécialisé dans le répertoire de la fin du
Moyen Age et de la Renaissance qui officie. Dans le cas présent, cinq chanteurs
(soprano, mezzo-soprano, ténor et deux barytons, le dirigeant Baptiste Romain
étant l’un d’eux) se partagent les pièces choisies, avec pour soutien
instrumental, selon les séquences, luth, harpe, vielle ou organetto. Effectué
en octobre 2018 dans l’Abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, située en Aquitaine
dans le val de Gellone, sur la route des pèlerins de Saint-Jacques de
Compostelle, cet enregistrement est le reflet du langage franco-flamand de
l’époque et de sa richesse harmonique et mélodique. Au-delà de la découverte
d’un méconnu, il ravira les amateurs de la musique du XVe siècle.