Jakob Lenz est un personnage
historique dont le destin tragique s’est arrêté à l’âge de 41 ans.
Né en 1751 dans une entité de
l’actuelle Lettonie, cet écrivain de qualité, qui avait étudié Kant avec
passion, s’était lié avec Goethe. Il s’était épris de Friederike Brion, que
l’auteur de Faust venait de quitter,
mais cet amour ne fut pas partagé. On
lui doit des pièces de théâtre, des œuvres philosophiques, esthétiques
ou philosophiques. Mais il souffrait d’une maladie mentale qui le mina peu à
peu. En conflit avec son père, pasteur autoritaire qui n’acceptait pas le fait
que Jakob Lenz ait abandonné ses études, il suivit Goethe à Weimar, mais les
deux hommes se disputèrent. Il semble que les signes de troubles mentaux soient
apparus dès ses 25 ans, alors qu’il se trouvait chez son ami Christoph
Kaufmann, rendu célèbre par sa pièce de théâtre Sturm und Drang et qui se vantait d’avoir des dons de médecin,
alors qu’il n’avait fait que de brèves études dans ce domaine. Lenz fut
accueilli en Alsace par le pasteur Johann Friedrich Oberlin, qui était réputé
comme directeur spirituel, mais aucune amélioration ne fut constatée. Il vécut
alors ici et là, avant de rejoindre son père à Riga, où le pasteur était devenu
évêque. Il vivota en donnant des cours, allant jusqu’à Saint-Pétersbourg, puis
à Moscou, où l’on découvrit son cadavre dans la rue en mai 1792.
Cette triste destinée a été mise
en musique par Wolfgang Rihm dans les premiers mois de 1978, sur un livret de
Michael Fröhling d’après la nouvelle Jakob
Lenz de George Büchner, écrite en 1835 d’après les notes laissées par
Oberlin sous forme de journal lors du séjour de Lenz chez lui. La création a eu
lieu à Hambourg en 1979, c’était le second opéra de chambre de Rihm. La Monnaie
a programmé cette partition lyrique en mars 2015. La représentation du 25 mars
est proposée sous la forme d’un DVD (Alpha 717), en collaboration avec notre
prestigieuse maison bruxelloise. Dans un texte du livret signé par le
compositeur, celui-ci précise que « le
Lenz de Büchner est la description d’un état au cours d’un processus de
déchéance ». Il ajoute : « La conséquence musicale de cette description d’un état est une heure de
musique de chambre extrême. » On lira avec intérêt la teneur de cet
écrit qui vient éclairer une démarche paroxystique, au cours de laquelle trois
personnages masculins et un chœur de six voix évoquent la démence de manière
hallucinante, avec un petit nombre
d’instrumentistes : trois violoncelles, deux hautbois, une
clarinette, deux bassons, une trompette, un trombone, un clavecin et de la
percussion.
Les trois personnages en question
évoluent dans une action en douze tableaux, suivis d’une scène ultime, une
action qui se déroule dans un asile, un vase clos où Lenz a été
recueilli ; Oberlin en est devenu le directeur et Kaufmann le médecin en
blouse blanche. Le chef d’orchestre de cette production, Franck Ollu, qui la
mènera avec pudeur, indique que « la
musique est plurielle et puissante. Elle entretient une relation intime avec le
texte et en éclaire magnifiquement la dramaturgie. Elle évolue dans des styles
différents avec des citations qui rappellent Schubert, Bach, Berg, Nono. Les
transitions sont souvent abruptes et inattendues, schizophrènes comme le
caractère de Lenz. » Nous n’avons pas eu l’occasion de voir cette
production lorsqu’elle a été programmée. La découvrir par le DVD est une
expérience qui fait choc. On baigne dans une atmosphère qui allie l’austérité
et les fulgurances, avec des instants cauchemardesques qui se révèlent a
contrario d’une beauté ineffable. Car la mise à nu de la déchéance mentale est
terrifiante, jusqu’à la camisole de force et l’abandon. On a la sensation que,
dans cette histoire, l’amour non partagé pour Friederike, les discussions sur
l’art et la littérature, le bain glacé dans lequel Lenz se plonge, sa fuite
dans la montage où il se souvient de ses écrits et entend des voix (impeccables
en tension), sa vaine tentative de sauver une fillette qu’il prend pour sa
bien-aimée et la culpabilité de n’avoir pu la sauver, sont à chaque fois une
étape inéluctable vers la destruction. A la fin, Oberlin et Kaufmann,
désemparés, laissent Lenz livré à lui-même, qui ne cesse de répéter le mot
« cohérent », comme si son destin de solitude fatale était tout
tracé.
La mise en scène d’Andrea Breth
est en phase avec cette démence sombre et désespérante, dans le décor glauque
de cette clinique compartimentée, qui ne laisse guère d’illusions à celui qui
en est le locataire forcé. La dépression, les terreurs intimes, les cris de
Lenz, ses outrances, tout est rendu avec une vérité qui interpelle et entraîne
le spectateur dans une envie d’involontaire protection qu’il sait impossible. Il
ne peut que compatir, s’apitoyer et s’affliger. La folie monte par degrés dans
la noirceur de la scène, où des lumières blafardes et le corps souvent à
demi-nu du patient sont les seules faibles lueurs. Ames sensibles s’abstenir,
la fin est bouleversante et il faut du temps pour s’en remettre. Les trois
protagonistes sont au niveau que leur rôle réclame, souvent même au-delà. Le
ténor John Graham-Hall en Kaufmann et la basse Henry Waddington en Oberlin sont
en affolement face au baryton Georg Nigl qui, en Jakob Lenz, livre une
extraordinaire interprétation vocale, accompagnée d’un investissement physique
saisissant. Comme eux, on ne sort pas intact de cette expérience…
Jean Lacroix