dimanche 11 août 2019

Jakob Lenz de Wolfgang Rihm, un hallucinant opéra de la Monnaie sur DVD


Jakob Lenz est un personnage historique dont le destin tragique s’est arrêté à l’âge de 41 ans.

Né en 1751 dans une entité de l’actuelle Lettonie, cet écrivain de qualité, qui avait étudié Kant avec passion, s’était lié avec Goethe. Il s’était épris de Friederike Brion, que l’auteur de Faust venait de quitter, mais cet amour ne fut pas partagé. On  lui doit des pièces de théâtre, des œuvres philosophiques, esthétiques ou philosophiques. Mais il souffrait d’une maladie mentale qui le mina peu à peu. En conflit avec son père, pasteur autoritaire qui n’acceptait pas le fait que Jakob Lenz ait abandonné ses études, il suivit Goethe à Weimar, mais les deux hommes se disputèrent. Il semble que les signes de troubles mentaux soient apparus dès ses 25 ans, alors qu’il se trouvait chez son ami Christoph Kaufmann, rendu célèbre par sa pièce de théâtre Sturm und Drang et qui se vantait d’avoir des dons de médecin, alors qu’il n’avait fait que de brèves études dans ce domaine. Lenz fut accueilli en Alsace par le pasteur Johann Friedrich Oberlin, qui était réputé comme directeur spirituel, mais aucune amélioration ne fut constatée. Il vécut alors ici et là, avant de rejoindre son père à Riga, où le pasteur était devenu évêque. Il vivota en donnant des cours, allant jusqu’à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou, où l’on découvrit son cadavre dans la rue en mai 1792.
Cette triste destinée a été mise en musique par Wolfgang Rihm dans les premiers mois de 1978, sur un livret de Michael Fröhling d’après la nouvelle Jakob Lenz de George Büchner, écrite en 1835 d’après les notes laissées par Oberlin sous forme de journal lors du séjour de Lenz chez lui. La création a eu lieu à Hambourg en 1979, c’était le second opéra de chambre de Rihm. La Monnaie a programmé cette partition lyrique en mars 2015. La représentation du 25 mars est proposée sous la forme d’un DVD (Alpha 717), en collaboration avec notre prestigieuse maison bruxelloise. Dans un texte du livret signé par le compositeur, celui-ci précise que « le Lenz de Büchner est la description d’un état au cours d’un processus de déchéance ». Il ajoute : « La conséquence musicale de cette description d’un état est une heure de musique de chambre extrême. » On lira avec intérêt la teneur de cet écrit qui vient éclairer une démarche paroxystique, au cours de laquelle trois personnages masculins et un chœur de six voix évoquent la démence de manière hallucinante, avec un petit nombre  d’instrumentistes : trois violoncelles, deux hautbois, une clarinette, deux bassons, une trompette, un trombone, un clavecin et de la percussion.

Les trois personnages en question évoluent dans une action en douze tableaux, suivis d’une scène ultime, une action qui se déroule dans un asile, un vase clos où Lenz a été recueilli ; Oberlin en est devenu le directeur et Kaufmann le médecin en blouse blanche. Le chef d’orchestre de cette production, Franck Ollu, qui la mènera avec pudeur, indique que « la musique est plurielle et puissante. Elle entretient une relation intime avec le texte et en éclaire magnifiquement la dramaturgie. Elle évolue dans des styles différents avec des citations qui rappellent Schubert, Bach, Berg, Nono. Les transitions sont souvent abruptes et inattendues, schizophrènes comme le caractère de Lenz. » Nous n’avons pas eu l’occasion de voir cette production lorsqu’elle a été programmée. La découvrir par le DVD est une expérience qui fait choc. On baigne dans une atmosphère qui allie l’austérité et les fulgurances, avec des instants cauchemardesques qui se révèlent a contrario d’une beauté ineffable. Car la mise à nu de la déchéance mentale est terrifiante, jusqu’à la camisole de force et l’abandon. On a la sensation que, dans cette histoire, l’amour non partagé pour Friederike, les discussions sur l’art et la littérature, le bain glacé dans lequel Lenz se plonge, sa fuite dans la montage où il se souvient de ses écrits et entend des voix (impeccables en tension), sa vaine tentative de sauver une fillette qu’il prend pour sa bien-aimée et la culpabilité de n’avoir pu la sauver, sont à chaque fois une étape inéluctable vers la destruction. A la fin, Oberlin et Kaufmann, désemparés, laissent Lenz livré à lui-même, qui ne cesse de répéter le mot « cohérent », comme si son destin de solitude fatale était tout tracé.

La mise en scène d’Andrea Breth est en phase avec cette démence sombre et désespérante, dans le décor glauque de cette clinique compartimentée, qui ne laisse guère d’illusions à celui qui en est le locataire forcé. La dépression, les terreurs intimes, les cris de Lenz, ses outrances, tout est rendu avec une vérité qui interpelle et entraîne le spectateur dans une envie d’involontaire protection qu’il sait impossible. Il ne peut que compatir, s’apitoyer et s’affliger. La folie monte par degrés dans la noirceur de la scène, où des lumières blafardes et le corps souvent à demi-nu du patient sont les seules faibles lueurs. Ames sensibles s’abstenir, la fin est bouleversante et il faut du temps pour s’en remettre. Les trois protagonistes sont au niveau que leur rôle réclame, souvent même au-delà. Le ténor John Graham-Hall en Kaufmann et la basse Henry Waddington en Oberlin sont en affolement face au baryton Georg Nigl qui, en Jakob Lenz, livre une extraordinaire interprétation vocale, accompagnée d’un investissement physique saisissant. Comme eux, on ne sort pas intact de cette expérience…


Jean Lacroix