La Russie de l’ère soviétique a
été une pépinière de chefs d’orchestre de grand talent. Si les noms de
Mravinski, Rohzdetsvenski, Kondrashin ou Svetlanov sont célébrés, d’autres le
sont moins : Golovanov, Malko, Melik-Pachaiev, Samosud ou encore Gauk. La
firme Melodiya vient de consacrer à ce dernier, à l’occasion du 125e
anniversaire de sa naissance, un album de deux CD (MELCD 1002496) qui vaut le
détour. Né à Odessa en 1893, Alexander Gauk a fait ses classes au Conservatoire
de Saint-Pétersbourg où ses professeurs sont Félix Blumenfeld, brillant
pianiste qui avait été l’élève de Rimski-Korsakov, et les compositeurs
Alexandre Glazounov et Nicolas Tchérepnine. Après un passage de quelques années
à l’Opéra de Leningrad et la prise en mains du Philharmonique de la même cité
entre 1931 et 1934, Gauk devient avant la seconde guerre mondiale chef de
l’Orchestre symphonique de la Radio et de l’Orchestre symphonique d’Etat. Il se
consacre aussi à l’enseignement aux Conservatoires de Leningrad, puis de
Tbilissi et enfin de Moscou, où il prend la tête du Grand Orchestre symphonique
de la Radio-Télévision d’URSS. Parmi ses élèves, Mravinski et Svetlanov se
souviendront toujours de son geste impérieux et de sa maîtrise technique. Gauk
a été très actif dans la création de partitions de ses contemporains, qu’il
s’agisse de Chostakovitch (Symphonie n° 3, L’Age
d’or, Le Boulon), de
Katchaturian, Miaskowski, Prokofiev ou Weinberg. Il s’est attelé à la
reconstitution de la Symphonie n° 1
de Rachmaninov, dont ce dernier avait détruit la partition ; Gauk la
reconstruisit d’après le matériel d’orchestre retrouvé dans des archives. Il
fit de même pour Le Mariage de
Moussorgski, qu’il termina en se basant sur les esquisses laissées par le
compositeur. Alexander Gauk est décédé à Moscou en 1963.
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Dans sa riche discographie, hélas
difficilement accessible, on trouve bien sûr les compositeurs russes, en
particulier Tchaïkowski, mais aussi Haendel, Berlioz, Schubert ou Schumann, ou
encore de précieux témoignages de concertos enregistrés notamment avec Oïstrakh
ou Kogan, disséminés dans des coffrets. On est d’autant plus heureux de
découvrir des aspects différents de ses intérêts, car le programme de l’album
Melodiya est consacré à Debussy, Dukas, Liszt et Richard Strauss. Le premier CD
(trop court, 46 minutes, c’est vraiment peu), propose le poème symphonique Till Eulenspiegel du dernier nommé dans
une version rutilante, sarcastique et enlevée. On y retrouve avec plaisir la
fameuse raucité des cuivres russes, dont la tradition est solide et aurait
tendance à se perdre un peu trop de nos jours. Si l’on peut considérer les Deux Danses pour harpe et orchestre de
Debussy comme d’un niveau moyen, malgré la présence en soliste de la gracieuse
Vera Dulova (1909-2000), qui était d’origine princière, l’intérêt des autres
choix va en grandissant. De Liszt, une altière Fantaisie sur des motifs des Ruines d’Athènes pour piano et
orchestre nous permet de redécouvrir au clavier Grigory Ginzburg (1904-1961)
qui fut l’élève d’Alexandre Goldenweiser et est considéré comme l’un des plus
grands pianistes de l’ère soviétique. Cette partition à l’orchestration subtile
et complexe contient des moments de bravoure, de danse, de tension et de
rêverie ; elle est jouée avec une grandiloquence mesurée par Ginzburg que
Gauk soutient avec noblesse. Cerise sur le gâteau de ce premier CD : un Apprenti sorcier de Dukas à l’humeur
fantastique, une version mordante, qui souligne les détails d’écriture avec
jubilation.
Le deuxième CD propose la Symphonie Faust de Liszt, sans sa
conclusion avec ténor et chœurs, qui est en fait la version originale, le
compositeur ayant ajouté plus tard à son oeuvre ce couronnement victorieux.
Cette absence, reconnaissons-le, enlève malgré tout une dimension grandiose au
final. C’est en 1854 que Liszt acheva cette partition, théâtre de conflits de
personnalité et de portraits psychologiques des protagonistes, Faust,
Marguerite et Méphistophélès. Gauk adopte un tempo rapide dans le premier
mouvement, bien plus que la référence Bernstein par exemple ; il dégage
ainsi une richesse thématique qui n’exclut pas la passion, en affinant les
effets appuyés. Le second mouvement fait la preuve de la capacité du chef à doser
les interventions instrumentales dans un climat qui est souvent serein. Quant à
l’ironique Méphistophélès qui sert de
troisième partie, on constate que Gauk a bien assimilé la caricature qui émane
de la pensée de Liszt. Une version convaincante qui montre que le compositeur
des Préludes avait des serviteurs de
qualité en URSS. Dans toutes les œuvres de cet album, c’est l’Orchestre
symphonique de la Radio de Moscou qui est sollicité. Il répond à la volonté de
la baguette directoriale avec une réelle efficacité.
Le seul bémol de l’album consiste
dans la date des enregistrements. Un seul est précisé avec certitude, c’est Till Eulenspiegel, dans une prise de son
de 1958. Pour les autres, il s’agit de re-recording des années 1966 à 1976
(Gauk est décédé, rappelons-le, en 1963). Mais l’écoute est confortable pour
ces références historiques ; les ingénieurs ont fait du beau travail, ce
qui nous autorise à un plaisir d’oreille non négligeable. Cet hommage n’est
donc pas réservé aux seuls collectionneurs. Dans le domaine de la littérature,
on conseille souvent un « retour aux classiques » ; cela est
valable aussi pour les mélomanes quant il s’agit de chefs d’orchestre.
Jean Lacroix