dimanche 11 août 2019

Les 25 ans du Festival de Verbier: un feu d’artifice musical ...et le centième article de Jean Lacroix pour LIVRaisons!


Double célébration! La publication de cet article de Jean Lacroix porte le numéro 100! En effet, ce texte consacré aux vingt-cinq ans du Festival de Vernier est la centième recension que nous propose Jean lacroix dans les colonnes virtuelles de LIVRaisons. Ce sont là cent textes à la fois intelligents, sensibles et érudits qui, sans forfanterie, offrent au lecteur l'occasion de s'intéresser à l'édition musicale récente, au mélomane averti de s'informer de l'avis d'un pair, au simple curieux visitant le site de découvrir l'actualité discographique et de se laisser guider vers les différents sites où des fragments peuvent se faire entendre. A chacune de ces cent recensions, Jean Lacroix a insufflé cette inépuisable curiosité qu'attise chez lui  la nouveauté et la tradition, la musique contemporaine et les oeuvres anciennes, les nouveaux enregistrement et les archives que des coffrets remettent à l'ordre du coeur. Un tel travail exige une part d'expertise bien sûr. Mais dans le cas de Jean Lacroix, s'ajoutent à la compétence incontestable et à la sensibilité littéraire indispensable, une stimulante passion de transmettre, de partager, de donner à entendre. Merci Jean Lacroix!
Jean Jauniaux, pour LIVRaisons

Programmé de la mi-juillet au début du mois d’août, le Festival de Verbier, qui se déroule dans cette station de sports d’hiver de la commune de Bagnes, située dans le district d’Entremont du  Valais suisse, avec pour toile de fond les majestueux sommets des Combins, existe depuis 1994. Il a été fondé cette année-là par le Suédois Martin T :son Engstroem, organisateur de concerts et gestionnaire d’artistes, qui a collaboré notamment avec Karl Böhm, Birgit Nilsson, Jessye Norman, Léonard Bernstein ou, pendant longtemps, avec Herbert von Karajan. Engstroem explique dans le livret :  « […] notre vision, dès le début, était de créer un lieu d’échange où les grands musiciens et la jeune génération se mélangeraient dans une notion de transmission. Cet objectif que nous nous étions fixé, nous l’avons atteint. Et ces trois éléments – la présence de grands maîtres, les programmes pédagogiques et un environnement exaltant dans les montagnes – étaient et resteront les ingrédients clefs de notre ADN. […] ». Dès la première année, Evgeny Kissin et Maxime Vengerov s’y produisent, suivis bientôt par Mischa Maïsky, Gidon Kremer, Youri Bashmet, Isaac Stern, Martha Argerich, Barbara Hendricks (qui fut la première épouse d’Engstroem), Renaud Capuçon et bien d’autres, dont la liste est longue et impressionnante.
Lien vers le CD

A partir de l’an 2000, un Verbier Festival Orchestra voit le jour, composé de jeunes musiciens de toutes nationalités âgés de 16 à 29 ans. James Levine, puis Charles Dutoit en sont les directeurs musicaux avant que Valery Gergiev prenne le relais en 2018. Temirkanov, Nagano, Rattle, Pletnev, Noseda et quelques autres s’y sont produits en qualité de chefs invités. En 2006, le Verbier Festival Chamber Orchestra voit le jour ; il est confié à Gabor Takacs-Nagy. D’autres initiatives qu’il serait trop long de développer ici ont donné au projet initial une dimension internationale de premier plan.
En 2018, plus exactement le 25 juillet, le Festival a fêté son quart de siècle dans la Salle des Combins de Verbier ; l’événement a été filmé et fait aujourd’hui l’objet d’un précieux DVD Naxos (2.110636, aussi disponible en Blu Ray) d’une durée de 130 minutes. Et quel événement ! Il a réuni en une seule soirée 36 stars classiques dans un incroyable programme, dont rêverait tout organisateur. Imaginez un instant le Concerto brandenbourgeois n° 3 de Bach, transfiguré par près de vingt musiciens au nombre desquels figurent Kavakos, Repin, Zukerman, Barati, Frang, Gringolts, Batiashvili, Capuçon, Caussé, Imaï, Engstroem, Zimmermann, Ionita ou Maïsky. Cet ensemble de luxe est soudé, complice, virtuose, avec une intense joie communicative de donner à la musique un côté festif et emballant. Les mêmes, à peu de choses près, vont se produire dans une Fantaisie de Sarasate arrangée par Sitkovestsy, qui a été à l’affiche des débuts du Festival et fait partie du groupe, puis dans d’amusantes Variations sur Happy Birthday de Peter Heidrich, qui parodie Haydn, Beethoven, Brahms, les styles hongrois et viennois et le tango. Un régal.
Place ensuite aux pianistes dans un ensemble de morceaux à quatre, six, huit ou seize mains de Smetana (sa rare Sonate pour 2 pianos à 8 mains), Brahms, Dvorak, Rachmaninov ou Lutoslawski, au cours desquels Kissin, Schiff, Wang, Goode, Shchedrin, Kozukhin ou Babayan forment d’inattendues équipes brillantes, enlevées, engagées. On épinglera Pletnev et Trifonov dans une très émouvante transcription de Jésus, que ma joie demeure de Bach ou la folie déchaînée par seize mains dans un extrait de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. La partie vocale permet à Gabor Takacs-Nagy de faire apprécier la qualité des pupitres du Verbier Festival Chamber Orchestra, accompagné du RIAS Kammerchor dans l’Ave verum corpus de Mozart ou un triomphant Hallelujah du Messie de Haendel. Né à Budapest en 1956, Takacs-Nagy, qui eut Kurtag parmi ses professeurs, a fondé le Quatuor Takacs, le Trio Takacs avec piano et le Quatuor Mikrokosmos ; il a aussi été premier violon de l’Orchestre du Festival de Budapest avant de prendre en main les destinées de la formation chambriste de Verbier. Il ajoute à la présente prestation de cette phalange une polka schnell de Johann Strauss fils, Eljen a Magyar !. Le public est enthousiaste, il ovationne. On le comprend aisément, car après tout ce qu’on lui a déjà proposé et qu’il faut bien qualifier de magique au niveau de l’interprétation, il a encore droit à une ouverture du roi de la valse, menée cette fois par Gergiev qui a pris le relais, celle de La Chauve-Souris, avec en solistes, une quinzaine de stars au nombre desquels Capuçon, Kavakos, Caussé ou Maisky évoluent. Juste avant, la clarinette virevoltante de Martin Fröst a déjoué tous les pièges stylistiques de l’incroyable partition qu’est le Champagne Medley de Stephan Koncz, né en 1984, un arrangement un peu loufoque d’airs de La Chauve-Souris, avec la soprano Emily Edmonds et la basse étourdissante Thomas Quasthoff dans la chanson de Cole Porter Begin the Beguine.
Ce concert improbable qui représentait en soi un incroyable défi musical et artistique s’achève par un nouvel extrait de l’ouverture Guillaume Tell de Rossini, deux minutes au cours desquelles certains virtuoses que nous avons nommés, mais cette fois sans leurs instruments, sont guidés par les gestes de Gergiev et vocalisent sous la forme d’onomatopées, en pleine exaltation et en totale jouissance, l’air que tout le monde connaît. 
Ce DVD est un feu d’artifice auquel on a le privilège d’assister par la grâce de l’image. Chacun y trouvera son compte de beautés, de plaisirs sonores et en tirera la seule et vraie leçon : la musique, quel bonheur !

Jean Lacroix