Double célébration! La publication de cet article de Jean Lacroix porte le numéro 100! En effet, ce texte consacré aux vingt-cinq ans du Festival de Vernier est la centième recension que nous propose Jean lacroix dans les colonnes virtuelles de LIVRaisons. Ce sont là cent textes à la fois intelligents, sensibles et érudits qui, sans forfanterie, offrent au lecteur l'occasion de s'intéresser à l'édition musicale récente, au mélomane averti de s'informer de l'avis d'un pair, au simple curieux visitant le site de découvrir l'actualité discographique et de se laisser guider vers les différents sites où des fragments peuvent se faire entendre. A chacune de ces cent recensions, Jean Lacroix a insufflé cette inépuisable curiosité qu'attise chez lui la nouveauté et la tradition, la musique contemporaine et les oeuvres anciennes, les nouveaux enregistrement et les archives que des coffrets remettent à l'ordre du coeur. Un tel travail exige une part d'expertise bien sûr. Mais dans le cas de Jean Lacroix, s'ajoutent à la compétence incontestable et à la sensibilité littéraire indispensable, une stimulante passion de transmettre, de partager, de donner à entendre. Merci Jean Lacroix!
Jean Jauniaux, pour LIVRaisons
Programmé de la mi-juillet au début du mois d’août, le
Festival de Verbier, qui se déroule dans cette station de sports d’hiver de la commune
de Bagnes, située dans le district d’Entremont du Valais suisse, avec pour toile de fond les
majestueux sommets des Combins, existe depuis 1994. Il a été fondé cette
année-là par le Suédois Martin T :son Engstroem, organisateur de concerts
et gestionnaire d’artistes, qui a collaboré notamment avec Karl Böhm, Birgit
Nilsson, Jessye Norman, Léonard Bernstein ou, pendant longtemps, avec Herbert
von Karajan. Engstroem explique dans le livret : « […] notre vision, dès le début, était de
créer un lieu d’échange où les grands musiciens et la jeune génération se
mélangeraient dans une notion de transmission. Cet objectif que nous nous
étions fixé, nous l’avons atteint. Et ces trois éléments – la présence de
grands maîtres, les programmes pédagogiques et un environnement exaltant dans
les montagnes – étaient et resteront les ingrédients clefs de notre ADN. […] ».
Dès la première année, Evgeny Kissin et Maxime Vengerov s’y produisent, suivis
bientôt par Mischa Maïsky, Gidon Kremer, Youri Bashmet, Isaac Stern, Martha
Argerich, Barbara Hendricks (qui fut la première épouse d’Engstroem), Renaud
Capuçon et bien d’autres, dont la liste est longue et impressionnante.
Lien vers le CD |
A partir de l’an 2000, un Verbier Festival Orchestra voit
le jour, composé de jeunes musiciens de toutes nationalités âgés de 16 à 29
ans. James Levine, puis Charles Dutoit en sont les directeurs musicaux avant
que Valery Gergiev prenne le relais en 2018. Temirkanov, Nagano, Rattle,
Pletnev, Noseda et quelques autres s’y sont produits en qualité de chefs
invités. En 2006, le Verbier Festival Chamber Orchestra voit le jour ; il
est confié à Gabor Takacs-Nagy. D’autres initiatives qu’il serait trop long de
développer ici ont donné au projet initial une dimension internationale de
premier plan.
En 2018, plus exactement le 25 juillet, le Festival a fêté
son quart de siècle dans la Salle des Combins de Verbier ; l’événement a
été filmé et fait aujourd’hui l’objet d’un précieux DVD Naxos (2.110636, aussi
disponible en Blu Ray) d’une durée de 130 minutes. Et quel événement ! Il
a réuni en une seule soirée 36 stars classiques dans un incroyable programme,
dont rêverait tout organisateur. Imaginez un instant le Concerto brandenbourgeois n° 3 de Bach, transfiguré par près de
vingt musiciens au nombre desquels figurent Kavakos, Repin, Zukerman, Barati,
Frang, Gringolts, Batiashvili, Capuçon, Caussé, Imaï, Engstroem, Zimmermann,
Ionita ou Maïsky. Cet ensemble de luxe est soudé, complice, virtuose, avec une
intense joie communicative de donner à la musique un côté festif et emballant.
Les mêmes, à peu de choses près, vont se produire dans une Fantaisie de Sarasate arrangée par Sitkovestsy, qui a été à
l’affiche des débuts du Festival et fait partie du groupe, puis dans
d’amusantes Variations sur Happy Birthday
de Peter Heidrich, qui parodie Haydn, Beethoven, Brahms, les styles hongrois et
viennois et le tango. Un régal.
Place ensuite aux pianistes dans un ensemble de morceaux à
quatre, six, huit ou seize mains de Smetana (sa rare Sonate pour 2 pianos à 8 mains), Brahms, Dvorak, Rachmaninov ou
Lutoslawski, au cours desquels Kissin, Schiff, Wang, Goode, Shchedrin, Kozukhin
ou Babayan forment d’inattendues équipes brillantes, enlevées, engagées. On
épinglera Pletnev et Trifonov dans une très émouvante transcription de Jésus, que ma joie demeure de Bach ou la
folie déchaînée par seize mains dans un extrait de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. La partie
vocale permet à Gabor Takacs-Nagy de faire apprécier la qualité des pupitres du
Verbier Festival Chamber Orchestra, accompagné du RIAS Kammerchor dans l’Ave verum corpus de Mozart ou un
triomphant Hallelujah du Messie de Haendel. Né à Budapest en
1956, Takacs-Nagy, qui eut Kurtag parmi ses professeurs, a fondé le Quatuor
Takacs, le Trio Takacs avec piano et le Quatuor Mikrokosmos ; il a aussi
été premier violon de l’Orchestre du Festival de Budapest avant de prendre en
main les destinées de la formation chambriste de Verbier. Il ajoute à la
présente prestation de cette phalange une polka schnell de Johann Strauss fils,
Eljen a Magyar !. Le public est
enthousiaste, il ovationne. On le comprend aisément, car après tout ce qu’on
lui a déjà proposé et qu’il faut bien qualifier de magique au niveau de
l’interprétation, il a encore droit à une ouverture du roi de la valse, menée cette
fois par Gergiev qui a pris le relais, celle de La Chauve-Souris, avec en solistes, une quinzaine de stars au
nombre desquels Capuçon, Kavakos, Caussé ou Maisky évoluent. Juste avant, la
clarinette virevoltante de Martin Fröst a déjoué tous les pièges stylistiques
de l’incroyable partition qu’est le Champagne
Medley de Stephan Koncz, né en 1984, un arrangement un peu loufoque d’airs
de La Chauve-Souris, avec la soprano
Emily Edmonds et la basse étourdissante Thomas Quasthoff dans la chanson de
Cole Porter Begin the Beguine.
Ce concert improbable qui représentait en soi un
incroyable défi musical et artistique s’achève par un nouvel extrait de
l’ouverture Guillaume Tell de
Rossini, deux minutes au cours desquelles certains virtuoses que nous avons
nommés, mais cette fois sans leurs instruments, sont guidés par les gestes de
Gergiev et vocalisent sous la forme d’onomatopées, en pleine exaltation et en
totale jouissance, l’air que tout le monde connaît.
Ce DVD est un feu d’artifice auquel on a le privilège
d’assister par la grâce de l’image. Chacun y trouvera son compte de beautés, de
plaisirs sonores et en tirera la seule et vraie leçon : la musique, quel
bonheur !
Jean
Lacroix