dimanche 5 mars 2017

"Dans la maison un grand cerf" de Caroline Lamarche

           (Dans le cadre des activités de PEN Club Belgique, nous publions des articles consacrés à l'actualité littéraire des écrivains membres du centre belge francophone de PEN International. Edmond Morrel avait rencontré la plupart d'entre eux à l'occasion d'interviews radio qui sont renseignées en fin de rubrique et qui sont toujours accessibles à l'écoute et au podcast sur www.espace-livres.be 
(Jean Jauniaux, Président de PEN Club Belgique )


          Ecrire à propos d'un roman consiste, nous semble-t-il, à en proposer une lecture, fut-ce à l'auteur de la fiction qui nous a entraîné dans ce processus singulier d'"abandon conscient de l'incrédulité", mais aussi dans les méandres des sensations et sentiments qui sillonnent, comme ces fleuves d'Afrique ou d'Amérique, des forêts aquatiques que nous savons habitées d'une faune et d'une flore, belles et menaçantes, envoûtantes et inquiétantes à la fois. Un roman, lorsqu'il appartient de plain pied à la littérature et pas seulement au récit fictif, présente bien des points communs avec l'être humain. Il a sa part visible, l'histoire qui nous est racontée, les protagonistes qui en sont les sujets ou, parfois, les objets, les lieux dans lesquelles elle se situe, le temps dont elle provient et qu'elle déroule au fil de notre lecture. Et puis, il y a la part d'ombre, d'invisible, de secret, d'inconnu, qu'une parole muette formule mentalement chez l'homme ou la femme, chez l'enfant aussi même si elle se formule peut-être moins avec des mots qu'avec des formules magiques et incantatoires, et dont le roman dévoile en les entrelaçant, la mélopée ininterrompue.

        Le dernier roman de Caroline Lamarche appartient, comme bien d'autre de son oeuvre, à commencer par celui qui en a été le premier opus, "Le jour du chien"(Editions de Minuit, 1996), à cette catégorie-là de textes dont l'histoire est comme une toile d'araignée (évoquée de belle façon dans le premier chapitre du livre) dont la fonction est d'emprisonner dans son piège le lecteur qui petit à petit se laisse hypnotiser non par ce qui lui est raconté, mais par ce que le phrasé, long, rythmé, psalmodié de Lamarche lui dévoile de la narratrice, de son amant M. et de la constellation familiale, le premier d'entre eux étant le père, auquel chaque souffle de ce livre est consacré, celui qui, à la fin de sa vie, il a 80 ans, n'est plus écouté de personne et continue pourtant de parler, pour lui-même, d'une voix sourde et monocorde, "que personne n'écoute, qui a toujours trop d'idées ou des idées trop fines, négligées par l'entourage comme débris dans la bonde ".
          La narratrice prend prétexte de sa rupture avec M. pour laisser venir à la surface ces sensations qu'elle confie d'une certaine manière à l'écriture de la romancière. C'est la loi du genre romanesque: ce qui est ressenti, ce qui est vécu par le protagoniste doit non seulement être formulé, mais aussi donné à ressentir au lecteur. Pour arriver à cette alchimie, le récit ne suffit plus. Le roman doit nous introduire dans un univers sensible érigé à partir d'un style, d'une musicalité de la phrase qui, comme un écho intérieur, résonnera dans le coeur autant que dans l'intelligence ou la raison. Caroline Lamarche réussit avec une élégance quasi musicale cette vibration du texte qui nous donne à entendre ces voix évoquées plus haut, cette parole muette qui accompagne la vie de chacun, celle qui, d'un fragment de vie vécue, fait le miroir d'une vie intérieure, d'une existence antérieure, d'une mémoire enfouie, d'une souvenance enfuie. 
         Car c'est cela qui construit l'énigme de la littérature: par quelles voies subtiles éveille-t-elle en nous, lecteur, ces enchevêtrements de sensations qui deviennent nôtres alors qu'elles sont pure invention du romancier? Est-ce de là, de cet "abandon volontaire de l'incrédulité" qui aurait brisé aussi notre résistance à nous-même, que viendrait l'envoûtement du roman? Est-ce cela qui fait que chaque chapitre de ce "roman" nous appartient, une fois lu, nous laisse avec, enfin, un trousseau de clé qui nous aide à nous comprendre, ou mieux, à nous accepter puisque nous ne sommes plus seuls face à la mort, face aux autres, face à leur silence, face à notre indifférence lasse à leur égard, face à leur violence, face à nous-mêmes? 
        Lamarche nous donne ici un refuge, comme celui que les enfants implorent lorsqu'ils chantent "Cerf, cerf, ouvre moi/ou le chasseur me tuera." et qu'elle place en exergue de son roman. 
Laissez-vous porter par ce roman, qui de l'intime (la mort d'un père, la fusion dans la relation amoureuse) vous transporte en vous-même.

Edmond Morrel, le 5 mars 2017

Caroline Lamarche est membre de PEN Club Belgique (www.penbelgique.com ) Nous l'avions interviewée à différentes reprises à l'occasion de publications antérieures. Ces entretiens sont bien sûr toujours accessibles sur la webradio www.espace-livres.be