mardi 14 mars 2017

"Les oreilles des éléphants" de Jean-François Fuëg

Il est certains livres dont on quitte la lecture comme en prenant congé d'un ami qui vous aurait raconté, avec les hésitations et les repentirs qu'imposent à la fois la mémoire et la pudeur, les épisodes  fondateurs de sa vie . Comme cela, l'air de ne pas y toucher, avec un sourire pour atténuer la gravité de la confidence, avec des anecdotes pour mieux illustrer l'environnement d'une enfance, avec des détails du quotidien pour situer l'époque, ou plutôt les époques. 


Cet "ami", vous ne le connaissez pas: son nom figure sur la couverture du "roman" Les Oreilles des éléphants que vous avez choisi dans la belle collection "Plumes du Coq" (Weyrich), une collection et une maison d'édition auxquelles vous avez pris l'habitude de faire confiance, est un écrivain. La couverture indique "roman", la quatrième évoque un "récit littéraire"
Vous vous êtes laissé séduire par les six lignes qui ornent le dos du livre et qui sont une vraie invitation à l'ouvrir, comme on entre dans la nostalgie, et à ne pas le quitter avant les dernières lignes: " Notre famille était parfaite, et ma sœur et moi aussi. Àsix ans, je montais sur une chaise en public pour expliquer, sous l’œil attendri de mes parents, la différence entre éléphants d’Asie et d’Afrique. Ma mère nous aimait parce que nous étions comme elle; il n’y aurait plus jamais de boucher slovaque dans la famille."
Comme tout "roman", le livre de Fuëg nous parle de bien davantage que de ce qu'il narre. Certes, il y a le récit biographique d'une famille, issue de l'émigration. Les parents du narrateur-auteur, "enfants d'immigrés (...) ont grandi tous les deux dans des milieux qui avaient fait de l'assimilation un projet de vie"
Jean-François Fuëg et Olivier Weyrich
A partir de ce constat, l'écrivain dénoue par courtes séquences irrespectueuses de  la chronologie, ces événements qui ont été à l'origine des destins croisés d'une famille qu'il observe de son propre point de vue, celui d'un adulte, père de famille, orphelin à présent de ses parents et confronté à ce livre où nous lisons, dans des chapitres courts, des Polaroïds littéraires, ce qu'il est advenu d'une soeur qui "prenait de plus en plus de liberté avec la réalité", de parents qui "mettaient un point d'honneur à ne pas exposer leurs émotions et tentaient de rationaliser tout ce qui les touchait", des amis, des voisins, des "autres". Et puis, en filigrane, le portrait de l'auteur se construit, comme un édifice de Lego, fait de briquettes de souvenirs, relus à travers un regard d'enfant-adulte. C'est peut-être l'adoption (involontaire) de ce point de vue si singulier qui évite à Fuëg de tomber dans ce piège qu'il déteste: "Je hais la littérature autocentrée. ". Même s'il le fait dans un de ces courts paragraphes qui constituent le livre, l'écrivain n'avait pas besoin de se justifier. Son texte démontre par sa seule force, "la force de la fiction (...): faire émerger le collectif derrière l'histoire personnelle"

On ressent que l'auteur n'a pas encore franchi le pas lui qui abrite son livre derrière la double identité de "roman" et de "récit littéraire". Son éditeur (Christian Libens intransigeant lecteur pourtant et co-directeur avec Frédéric Saenen de la collection qu'il avait créée avec le regretté Alain Bertrand) aurait du convaincre l'écrivain de ne pas se justifier et de se contenter de "ce qui compte (...): le geste d'écrire (...). "Ecrire doit être une nécessité" lui assénait pourtant son ami André...

Portrait d'une génération, d'une époque, d'un monde révolus, "Les oreilles des éléphants" de jean-François Fuëg nous parle d'un temps universel, qui touche chacun de nous au-delà de nos destins individuels, au-delà de nos âges. C'est en cela qu'il appartient de plain-pied à la littérature, celle qui nous réconforte dans le sentiment d'humanité. Celui-là fait de chacun de nous des êtres exceptionnels dont chacun vit son histoire, celle-là que la littérature nous aide à partager, nous éloignant soudain et avec bonheur, de la ténébreuse solitude.

Edmond Morrel, Bruxelles le 14 mars 2017