« Mistral perdu ou les
événements »
Isabelle Monnin
Editions JC Lattès
« A mes fantômes » , la dédicace du récit d’Isabelle Monnin
nous a placé à l’entame de la lecture dans un espace sensible dont nous
devinions la détresse et le chagrin du deuil. Nous ne connaissions rien du
livre hormis son titre « Mistral perdu les événements », même pas la
couverture (le livre nous est parvenu à l’état « brut » d’épreuves en
papier A4, comme s’il attendait encore avant de prendre la forme définitive
dans laquelle il apparaîtrait plus tard sur les étals des libraires et entre
les mains de lecteurs), même pas le communiqué de presse ou la quatrième de
couverture.
« Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus
jamais », l’exergue extraite des Années
d’Annie Ernaux, nous annonçait une complicité ou une filiation avec celle
qui explore continûment la mémoire intime.
Les chapitres du livre, « Enfance I, II, III »,
« Adolescence I,II », « Adulte » puis viennent les
« Mort » et, le dernier « Mistral perdu » nous entraînent
dans une vie scandée dans sa narration par un « Nous sommes deux »
qui désigne « les filles », la narratrice et sa sœur cadette.
« Il y a nous et eux », les filles d’un côté et puis le reste du monde
dont la perception (et la formulation) va s’élargir au fil des années, en
cercles concentriques qui englobent successivement des événements privés et
familiaux, l’école, le collège, le lycée, le village puis la ville, les
premiers émois, jusqu’à ce que la mort survienne et frappe à deux reprises
emportant la cadette à 26 ans, faisant éclater le « nous », puis,
emportant, des années plus tard, le troisième enfant de la survivante, bébé
prématuré qui ne vivra que six jours.
La narratrice entame alors l’écriture d’un triple
récit : en parallèle avec celui des filles, celui des «
autres » et enfin celui, intime, du travail de deuil entrelacé avec celui
de l’écriture. En filigrane, se lit plusieurs décénies d’une vie française qui
n’est jamais datée, mais que l’on situe dans l’échelle du temps à partir
d’indices du quotidien : « les voitures des parents »,
« l’autoradio où ne tourne qu’une cassette, Initials B.B. », l’émission « Les chiffres et les
lettres », Marchais et Giscard, la claire et limpide ligne de démarcation
entre « la gauche » (à laquelle appartient la famille de la
narratrice) et « la droite », Michel Drucker (déjà)… Isabelle Monnin
déploie, dans un hypnotique inventaire à la Prévert, toutes ces choses dont
elle éveille le souvenir chez le lecteur de sa génération. Mais le livre est
encore ailleurs, dans la bande sonore dont le titre « Mistral perdu »
évoque l’album de Renaud, (« le chanteur aux cheveux jaunes ») dont
les chansons, mais aussi la désespérance sans cesse approfondie, jalonnent la
désillusion, puis le désespoir de la narratrice, frappée par la double
disparition de la sœur et de l’enfant.
Le livre est enfin dans l’interrogation lancinante et paradoxale de
l’écriture et de la mémoire. « La
mémoire fait défaut et les mots sont trop étroits. » déplore la
narratrice qui échoue à exprimer ce qu’a représenté pour elle une amie, mais
qui, en se rendant sur le lieu occupé naguère par une cabane, peut reconstituer
celle-ci dans ses moindres détails (« je
sais d’instinct où sont ses limites, à quelle branche je me cognerai et où
pousseront, au printemps prochain, les petites violettes dont je suce les
pétales friandises »). A chaque fois que la mémoire fait défaut à
l’évocation de l’intime, Isabelle Monnin se réfugie dans tout ce dont nous
avons une mémoire collective : l’élection de Mitterand, les nouvelles
chansons de Renaud, Le Pen invité de L’heure
de vérité (« Nous crachons sur la télé me dicte ma mémoire »),
l’omniprésence de la radio, l’apparition du Minitel,
la rencontre avec le compagnon de sa vie, le père de ses enfants « la Montagne », tout ce qui a fait
les trente glorieuses…
Puis l’entrée au journal, l’embauche, les doutes qui envahissent la « froussarde
audacieuse », le sentiment d’imposture…là aussi les souvenirs s’estompent,
manquent de corps et de précision. On ne peut en rendre compte que sous forme
de sensations ou de séquences courtes . « Je
ferme les yeux pour mieux me souvenir. Sous mes paupières, ça serpente comme
une autoroute. Il faut arrêter le défilé pour attraper une image. »
Survient la première mort, « Mort I », un chapitre de 15
lignes. « Son cœur a cessé de battre
d’un coup » « le 19
novembre 2000 à 06h14 »
Survient la deuxième mort, « Mort II », le bébé prématuré, « Mon roi du monde ». En une
page bouleversante la mère dit tout ce qu’elle n’aura pas fait avec cet enfant,
et ajoute « Mais je t’ai couché dans
l’éternité d’un livre, c’est tout ce que je pouvais faire. »
Ainsi, l’écriture, ainsi le livre seraient-ils un chemin de
deuil ?
« Je suis nous, j’écris
et écrire ne console rien, ne rassure rien (…) C’est marcher sur un sentie
transparent. Sous les pieds une armée tremblante de souvenirs flous… »
Renaud chante Ta batterie ,
« l’image qui est venue est celle de
l’ultime chant d’un monde englouti »
Le roman s’achève, la question reste en suspens :
« Je me demande d’où
viennent ces lignes qui s’écrivent, d’une chanson vraiment, des larmes
inattendues qu’elles ont provoquées ? Peut-être ont-elles parcouru un long
voyage, des années à errer sur mes chemins, elles marcaheint la nuit pour
échapper aux contrôles, elles étaient des ombres maigres, on pouvait les
confondre avec les silhouettes forestières derrière lesquelles eles se
cachaient. Elles étaient si discrètes que personne ne les a vues venir. Pas un
bruit, à peine un froissement parfois, on se retournait et on ne distinguait
rien alors on se disait On a entendu des voix. »
Jean Jauniaux, Bruxelles, le
5 septembre 2017.
Nous avions rencontré Isabelle Monnin » à la parution de deux de ses
romans :
Ces interview au micro d’Edmond Morrel sont accessibles sur les liens
de la webradio espace-livres.
"C’est une histoire intime, deux sœurs grandissent ensemble dans la France provinciale des années 1980 ; et puis l’une meurt.
C’est une histoire politique, on croit qu’on appartient à un tout ; et puis on ne comprend plus rien.C’est l’histoire du je et du nous, ces deux-là s’intimident, ils se cherchent, parfois ils se trouvent ; et puis ils se déchirent.
C’est l’histoire de valeurs, elles disent qui on est ; et puis elles se laissent bâillonner.
C’est l’histoire d’un chanteur préféré, tendre et rebelle ; et puis il finit par embrasser les flics.
C’est l’histoire d’un hier, où ne comptait que le futur ; et puis des aujourd’hui, malades du passé.
C’est l’histoire d’un monde qui se croyait fort et paisible ; et puis il réapprend la haine.
C’est l’histoire qui nous arrive ; et puis l’impression de ne plus y arriver.
C’est une nostalgie, sans doute, mais pas seulement : dans la mémoire de ce qui fut, demeurent peut-être les graines de ce qui renaîtra, après la catastrophe."