mercredi 6 septembre 2017

« Mistral perdu ou les événements » 

Isabelle Monnin



Editions JC Lattès

« A mes fantômes » , la dédicace du récit d’Isabelle Monnin nous a placé à l’entame de la lecture dans un espace sensible dont nous devinions la détresse et le chagrin du deuil. Nous ne connaissions rien du livre hormis son titre « Mistral perdu les événements », même pas la couverture (le livre nous est parvenu à l’état « brut » d’épreuves en papier A4, comme s’il attendait encore avant de prendre la forme définitive dans laquelle il apparaîtrait plus tard sur les étals des libraires et entre les mains de lecteurs), même pas le communiqué de presse ou la quatrième de couverture.
« Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », l’exergue extraite des Années d’Annie Ernaux, nous annonçait une complicité ou une filiation avec celle qui explore continûment la mémoire intime.
Les chapitres du livre, « Enfance I, II, III », « Adolescence I,II », « Adulte » puis viennent les « Mort » et, le dernier « Mistral perdu » nous entraînent dans une vie scandée dans sa narration par un « Nous sommes deux » qui désigne « les filles », la narratrice et sa sœur cadette. « Il y a nous et eux », les filles d’un côté et puis le reste du monde dont la perception (et la formulation) va s’élargir au fil des années, en cercles concentriques qui englobent successivement des événements privés et familiaux, l’école, le collège, le lycée, le village puis la ville, les premiers émois, jusqu’à ce que la mort survienne et frappe à deux reprises emportant la cadette à 26 ans, faisant éclater le « nous », puis, emportant, des années plus tard, le troisième enfant de la survivante, bébé prématuré qui ne vivra que six jours.
La narratrice entame alors l’écriture d’un triple récit : en parallèle avec celui des filles, celui des «  autres » et enfin celui, intime, du travail de deuil entrelacé avec celui de l’écriture. En filigrane, se lit plusieurs décénies d’une vie française qui n’est jamais datée, mais que l’on situe dans l’échelle du temps à partir d’indices du quotidien : « les voitures des parents », « l’autoradio où ne tourne qu’une cassette, Initials B.B. », l’émission « Les chiffres et les lettres », Marchais et Giscard, la claire et limpide ligne de démarcation entre « la gauche » (à laquelle appartient la famille de la narratrice) et « la droite », Michel Drucker (déjà)… Isabelle Monnin déploie, dans un hypnotique inventaire à la Prévert, toutes ces choses dont elle éveille le souvenir chez le lecteur de sa génération. Mais le livre est encore ailleurs, dans la bande sonore dont le titre « Mistral perdu » évoque l’album de Renaud, (« le chanteur aux cheveux jaunes ») dont les chansons, mais aussi la désespérance sans cesse approfondie, jalonnent la désillusion, puis le désespoir de la narratrice, frappée par la double disparition de la sœur et de l’enfant.
Le livre est enfin dans l’interrogation lancinante et paradoxale de l’écriture et de la mémoire. « La mémoire fait défaut et les mots sont trop étroits. » déplore la narratrice qui échoue à exprimer ce qu’a représenté pour elle une amie, mais qui, en se rendant sur le lieu occupé naguère par une cabane, peut reconstituer celle-ci dans ses moindres détails (« je sais d’instinct où sont ses limites, à quelle branche je me cognerai et où pousseront, au printemps prochain, les petites violettes dont je suce les pétales friandises »). A chaque fois que la mémoire fait défaut à l’évocation de l’intime, Isabelle Monnin se réfugie dans tout ce dont nous avons une mémoire collective : l’élection de Mitterand, les nouvelles chansons de Renaud, Le Pen invité de L’heure de vérité (« Nous crachons sur la télé me dicte ma mémoire »), l’omniprésence de la radio, l’apparition du Minitel, la rencontre avec le compagnon de sa vie, le père de ses enfants « la Montagne », tout ce qui a fait les trente glorieuses…
Puis l’entrée au journal, l’embauche, les doutes qui envahissent la « froussarde audacieuse », le sentiment d’imposture…là aussi les souvenirs s’estompent, manquent de corps et de précision. On ne peut en rendre compte que sous forme de sensations ou de séquences courtes . « Je ferme les yeux pour mieux me souvenir. Sous mes paupières, ça serpente comme une autoroute. Il faut arrêter le défilé pour attraper une image. »
Survient la première mort, « Mort I », un chapitre de 15 lignes. « Son cœur a cessé de battre d’un coup » « le 19 novembre 2000 à 06h14 »
Survient la deuxième mort, « Mort II », le bébé prématuré, « Mon roi du monde ». En une page bouleversante la mère dit tout ce qu’elle n’aura pas fait avec cet enfant, et ajoute « Mais je t’ai couché dans l’éternité d’un livre, c’est tout ce que je pouvais faire. »

Ainsi, l’écriture, ainsi le livre seraient-ils un chemin de deuil ?

« Je suis nous, j’écris et écrire ne console rien, ne rassure rien (…) C’est marcher sur un sentie transparent. Sous les pieds une armée tremblante de souvenirs flous… »

Renaud chante Ta batterie , « l’image qui est venue est celle de l’ultime chant d’un monde englouti »

Le roman s’achève, la question reste en suspens :

« Je me demande d’où viennent ces lignes qui s’écrivent, d’une chanson vraiment, des larmes inattendues qu’elles ont provoquées ? Peut-être ont-elles parcouru un long voyage, des années à errer sur mes chemins, elles marcaheint la nuit pour échapper aux contrôles, elles étaient des ombres maigres, on pouvait les confondre avec les silhouettes forestières derrière lesquelles eles se cachaient. Elles étaient si discrètes que personne ne les a vues venir. Pas un bruit, à peine un froissement parfois, on se retournait et on ne distinguait rien alors on se disait On a entendu des voix. »

Jean Jauniaux, Bruxelles, le 5 septembre 2017.

Nous avions rencontré Isabelle Monnin » à la parution de deux de ses romans :

Ces interview au micro d’Edmond Morrel sont accessibles sur les liens de la webradio espace-livres.


"C’est une histoire intime, deux sœurs grandissent ensemble dans la France provinciale des années 1980  ; et puis l’une meurt.
C’est une histoire politique, on croit qu’on appartient à un tout  ; et puis on ne comprend plus rien.
C’est l’histoire du je et du nous, ces deux-là s’intimident, ils se cherchent, parfois ils se trouvent  ; et puis ils se déchirent.
C’est l’histoire de valeurs, elles disent qui on est  ; et puis elles se laissent bâillonner.
C’est l’histoire d’un chanteur préféré, tendre et rebelle  ; et puis il finit par embrasser les flics.
C’est l’histoire d’un hier, où ne comptait que le futur  ; et puis des aujourd’hui, malades du passé.
C’est l’histoire d’un monde qui se croyait fort et paisible  ; et puis il réapprend la haine.
C’est l’histoire qui nous arrive  ; et puis l’impression de ne plus y arriver.
C’est une nostalgie, sans doute, mais pas seulement  : dans la mémoire de ce qui fut, demeurent peut-être les graines de ce qui renaîtra, après la catastrophe."