Aimer et mourir, danses et
mélodies
Deux compositeurs se partagent l’affiche d’un superbe CD
Linn (CKD 610) : Maurice Ravel (Suite n° 2 de Daphnis et Chloé et Valses
nobles et sentimentales) et Henri Duparc pour quatre mélodies avec
orchestre et la brève pièce Aux aurores.
Un programme attrayant, mené avec élégance et distinction par le Deutsches
Symphonie-Orchester Berlin, à la tête duquel se trouve Robin Ticciati qui en
est le directeur musical depuis 2017. Ce jeune chef de 35 ans, né à Londres,
s’est fait remarquer par des enregistrements de Berlioz, Brahms, Schumann ou
Haydn, notamment avec le Royal Scottish Orchestra, dont il a eu la charge entre
2009 et 2017.
https://outhere-music.com/fr/albums/aimer-et-mourir-danses-et-melodies-ckd-610 |
Il est toujours préférable d’entendre dans sa continuité
le ballet en trois parties Daphnis et
Chloé, créé en 1912, sous la
direction de Pierre Monteux, avec Nijinski dans le rôle-titre. De nombreux
chefs font toutefois l’option de la seule Suite
n° 2, qui propose Lever du jour,
Pantomime et Danse générale.
Inspiré d’un roman grec de Longus qui date du IIe siècle, ce ballet raconte les
amours du chevrier Daphnis et de la bergère Chloé. Celle-ci est enlevée par des
pirates, puis sauvée par l’intervention du dieu Pan. La partition de Ravel le
montre au sommet de son art orchestral, les couleurs et les timbres se
déployant dans un somptueux crescendo et dans des éclats sonores d’un absolu
raffinement. L’envoûtement est au rendez-vous ; Ticciati ne pâlit pas face
aux références légendaires que sont Claudio Abbado, Pierre Boulez ou Monteux,
le créateur. Il obtient de sa phalange un climat chatoyant dans lequel les
longues nappes de cordes participent à l’ivresse de la nature et à la
description de la lumière. Même réussite dans les Valses nobles et sentimentales de 1911, primitivement écrites par
Ravel pour le piano dans la filiation schubertienne et orchestrées l’année
suivante. Ticciati évite la sentimentalité en accentuant le relief et la
netteté, mais surtout en mettant l’accent sur des traits dynamiques marqués.
Sans atteindre l’alchimie sonore qu’y mettait un Fritz Reiner avec l’Orchestre
Symphonique de Chicago (version inégalée en ce qui nous concerne), cette
version est séduisante. Deux belles réussites à ajouter à la discographie
ravélienne.
Mais le plat de résistance de ce CD ne se déguste-t-il pas
dans les quatre mélodies de Henri Duparc, interprétées avec une souveraine
émotion et un style impeccable par Magdalena Kozena au sommet de son art, ce
qui n’est pas peu dire ? On est un peu surpris de ne pas retrouver d’image
de la cantatrice sur la pochette du CD et il faut aller fouiller dans le livret
pour découvrir une photographie en noir et blanc, pas très nette et à peine
plus grande qu’un timbre-poste. De quoi s’insurger vu les merveilles qui nous sont
offertes par cette voix à la suavité délicate et aux inflexions magiques. Très
exigeant envers lui-même, s’imposant une rigoureuse autocensure, Duparc n’a
laissé qu’un nombre limité de mélodies, moins d’une vingtaine, composées entre
1869 et 1885. On en découvre quatre sur le CD qui nous occupe. Chanson triste, sans doute la plus
ancienne de toutes (un cadeau à sa fiancée à la fin de 1869 ?), s’inspire
d’un poème de Cazalis. Orchestrée par le compositeur en 1911, elle baigne dans
une atmosphère nostalgique. Baudelaire et son Invitation au voyage incitent Duparc à écrire une merveilleuse
mélodie pendant le siège de Paris en 1870 ; il l’orchestrera en 1892. Ce
pur chef-d’œuvre de finesse et de luminosité rend bien hommage à ce poème
grisant, dont les mots « Aimer et mourir » ont été extraits pour
donner au CD son titre. Destiné à la future Madame Duparc, ce texte venu du
bout de l’âme est ciselé par Kozena avec un timbre clair et une grâce infinie. C’est cette même grâce qui
apparaît dans les deux autres mélodies : Au pays où se fait la guerre, qui date de 1869/70, sur un poème de
Théophile Gautier, dont la douleur contrôlée n’échappe pas à l’interprète, et
dans le Phidylé de 1882, dédié à
Chausson, qui sert à ravir Leconte de Lisle et ses accents bucoliques. Kozena
est non seulement touchante, mais elle s’investit dans les écrits comme dans la
musique avec une délicatesse irrésistible, tant dans les moments intimistes que
dans les envolées lyriques. On sort émerveillé de ces vingt minutes de chant
éthéré.
L’entracte d’un projet inachevé du même Duparc, Aux étoiles, qui laisse dominer les
bois, accompagnés par les seules cordes et deux cors, achève le programme sur
un ton élégiaque. Cette partition peu jouée se retrouvait déjà dans le CD
« Confidences » du ténor Julien Behr que nous avons récemment évoqué.
Elle ajoute au climat général, plein de vibrations sensibles. Vous aurez bien
du mal à classer ce CD dans votre discothèque : à Ravel ou à Duparc ?
En ce qui nous concerne, le choix est aussi délicat qu’il le sera pour vous.
Jean Lacroix