Drumming, de Steve Reich : la stupéfiante performance de Kuniko
Drumming |
Après un séjour au Ghana qui
combinait musicologie et ethnologie, Steve Reich composait en 1970-1971 Drumming, une partition impressionnante
pour ensemble de percussions et voix (une soprano et une alto), construite sur
un seul motif rythmique de huit notes jouées à des hauteurs différentes et en
fonction de timbres diversifiés. Créée au Brooklyn Academy of Music, à New Yok,
le 3 décembre 1971, elle a été enregistrée dans la foulée par le compositeur
lui-même et quelques instrumentistes pour la firme Deutsche Gramophone.
L’ensemble Ictus en a laissé une version chez Cyprès en 2002. C’est ce groupe
qui, avec la compagnie Rosas,
accompagnait la chorégraphie d’Anna Teresa De Keersmaeker au Kaaitheater de
Bruxelles en avril 2012, spectacle auquel nous avons assisté, suscitant en nous
à la fois fascination et agacement, malgré l’énergie déployée et le soin
apporté aux corps et à leur expressivité. Cette version s’étalait sur un peu
plus de cinquante minutes ; il faut savoir que Reich a laissé une liberté
de tempo aux interprètes, leur donnant ainsi la possibilité d’augmenter ou de
diminuer la durée de leur prestation. La fascination s’expliquait par la
répétition quasi obsessionnelle du motif rythmique dispersé parmi les
percussions présentes, par l’attrait visuel de ces mêmes percussions et par la
qualité de la danse, l’agacement venant de l’impression qu’en fin de compte,
cette répétition était peut-être un peu vaine et « facile ».
Et puis, en cette année 2018,
événement ! Les 26 et 28 janvier, sur la scène de l’Aichi Prefectural Arts
Theater de Nagoya au Japon, la percussionniste Kuniko Kato, qui n’utilise que
son prénom pour ses prestations, s’approprie la partition et lui donne une
autre dimension. Et pas de n’importe quelle manière : en première
mondiale, elle se produit seule, oui, absolument seule, dans ce même Drumming. Elle joue tous les instruments
et interprète aussi les deux voix prévues. Elle ose ainsi un pari qui paraît
insensé face aux quatre paires de bongos, aux trois marimbas, aux trois
glockenspiels, et autres sifflement et piccolo qu’elle va manier pendant plus
de 70 minutes époustouflantes avec une invraisemblable dextérité, dans un rythme
insensé, accomplissant ainsi une performance stupéfiante que nous offre le
label Linn (CKD 582) ; celui-ci a déjà inscrit Kuniko à son catalogue,
notamment dans Xenakis, mais aussi dans des adaptation de Bach. Et voilà que
cette fois, la fascination revient, totale, émerveillée, envoûtée par des
sonorités déferlantes ou distillées avec légèreté, finesse ou sens poétique. Et
sans support visuel, ce qui laisse la place au rêve… Cette artiste hors du
commun, qui a été formée à Tokyo par la référence du marimba, Keiko Abe, a
poursuivi sa formation au Conservatoire de Rotterdam, a gagné plusieurs
concours et a résidé en Europe avant de s’installer aux USA. En 2006, elle
créait le torrentiel concerto pour percussions de Takemitsu. Dans la partition
de Reich, elle atteint sans doute un sommet de sa carrière, car elle
s’engouffre dans chacune des quatre parties de l’œuvre en lui insufflant une
énergie folle, dans une débauche de couleurs et de sonorités. Sa capacité
technique est spectaculaire et sans limites, on le constate à chaque instant et
peut-être encore plus dans le mouvement final, sorte d’apothéose sous forme
d’ivresse ou d’orgie au cours de laquelle tous les instruments sont utilisés
dans une frénésie qui s’arrête soudain, laissant le temps se situer « hors
du temps ». Voilà une expérience sensorielle, musicale et ludique à
découvrir toutes affaires cessantes. Ce CD est sans doute au nombre de ceux
dont on ne sort pas intact et dont on garde longtemps au fonds de soi le côté
dévastateur.
Jean
Lacroix