Masaaki Suzuki clôture son cycle de cantates
profanes de Bach
En 2014, Maasaki Suzuki, à la
tête du Collegium Japan, mettait un terme à une imposante intégrale des
cantates de Bach en 55 CD, enregistrés patiemment pour la firme Bis sur une
période d’à peu près vingt ans. Au fil des parutions, cette plongée dans
l’univers du Cantor n’a cessé d’être encensée, de recevoir des distinctions et
d’être admirée par la critique pour sa qualité intrinsèque, son investissement
et le choix des chanteurs. Aujourd’hui, elle est disponible dans un gros
boîtier, à un prix assez élevé (tout est relatif), qui n’arrêtera pas les
passionnés. Elle tient la dragée haute aux autres audacieux qui se sont lancés
dans l’aventure (Rilling, Leonhardt/Harnoncourt, Koopman, Gardiner…). Mais
Suzuki ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Il a remis sur le métier une série
de cantates, notamment dans un ensemble de volumes consacrés aux cantates
profanes, dont le dixième et dernier volet, enregistré en juillet 2017, est
paru (Bis-2351). Ce dernier numéro est consacré aux cantates BWV 30a et 204 et
a pour sous-titre « cantatas of contentment ».
Contents, nous le sommes au-delà
de l’expression, car ce CD est magnifique et prouve, si c’était encore
nécessaire, que Suzuki a encore beaucoup à apporter à la discographie de Bach.
En tout cas, c’est la fête dans la cantate Angenehmes
Wiederau, freue dich in deinen Auen BWV
30a (« Agréable Wiederau, réjouis-toi dans les prairies »), qui date
de 1737 et est destinée à honorer l’acquisition par un haut fonctionnaire du
château de Wiederau, au sud de Leipzig. Elle a été créée sur place le 27
septembre de cette année-là. Le texte est de la main du librettiste Picander.
Comme le dit avec opportunité l’intéressant livret du CD, on ne peut s’empêcher
d’évoquer un rapprochement avec l’esprit de la Cantate BWV 212, dite
« Cantate des paysans ». Les cordes dialoguent avec les hautbois, les
flûtes, les timbales et les trompettes dans l’atmosphère endiablée que l’on
devine, circonstances obligent. Chaque voix est porteuse d’un symbole : le
Bonheur pour le contreténor Robin Blaze, le Destin pour la basse Dominik
Wörner, le Fleuve Elster qui coule non loin de Wiederau pour le ténor Makoto
Sakurada. Avec comme cerise sur le gâteau, la soprano Carolyn Sampson,
représentant le Temps, dans une forme vocale éblouissante. Elle nous enchante
par la qualité de son expression, la pureté d’un timbre souple et délicat et
une finesse incessante. Les autres protagonistes sont convaincants. On a
parfois reproché à Suzuki le choix de Robin Blaze, dont une certaine
instabilité dans la voix incite à la critique, mais ici, il est au-dessus de
tout soupçon. Quant aux chœurs, ils sont en grande forme et en pleine
allégresse. On soulignera la qualité de la prononciation allemande de ces
artistes japonais, qui seront tout aussi à l’aise dans la suite du programme.
Et quelle suite ! L’autre
perle de ce CD à marquer d’une pierre blanche est la Cantate BWV 204, Ich bin in mir vergnügt, qui date de
1726 ou 1727, mais dont on ignore les circonstances qui ont motivé son
écriture. Bach a indiqué lui-même dans la partition « cantate du
contentement » ; cela signifie-t-il qu’il lui accordait une portée
philosophique ou personnelle particulière ? Le livret explique qu’à cette
époque, le mot n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui et était attribué à
l’humilité ou à la simple satisfaction de vivre. Une partie du texte provient
du poète Hunold qui publia en 1713 à Halle-sur-Saale un recueil portant le même
titre, les autres strophes provenant d’un auteur non identifié. Destinée aux
cordes, à la flûte, à deux hautbois, cette cantate met surtout en évidence la
soprano, ici seule soliste. On nage en plein bonheur, une fois de plus :
en pleine possession de son art, Carolyn Sampson rayonne, elle officie dans la
beauté de l’inspiration de Bach en grande prêtresse de l’instant suspendu.
Rappelons que la très sérieuse revue anglaise de musique classique Gramophone lui a déféré le titre de
« best British early music soprano by quite some distance »,
c’est-à-dire « de loin la meilleure ». Il n’y a plus qu’une chose à
faire : on se précipite, on admire, on savoure. On se surprend alors à
intégrer au plus profond de soi et de son propre ravissement la traduction du
titre de la cantate : « Je suis content de mon sort. »
Jean Lacroix