La Borgne Agasse
A propos du livre de Serge Meurant « Dans
l'odeur des livres et le parfum du papier d'Arménie »
Entretiens avec Jean-Pierre Canon Editions Les carnets du dessert de lune,
octobre 2018.
En quatrième de couverture, une citation de l'écrivain anglais John Cowper Powys décrit la boutique de livres d’occasion . Elle
est une poudrière remplie de
dynamite, une pharmacie pleine de poisons, un bar bourré d’alcools, une fumerie
d’opium, un repaire de bandits, une île peuplée de sirènes. » Serge
Meurant, à l’origine de ce livre d’entretiens avec Jean-Pierre Canon, ne
pouvait mieux choisir que ce fragment des Plaisirs
de la littérature pour inviter le lecteur distrait à ouvrir le court (trop
court : c’est son seul défaut…) ouvrage dans lequel il a réuni les
entretiens qu’il a eus avec le libraire – pirate lorsque ce dernier était
hospitalisé. Quelques photos de Daniel Locus ornent le livre, la plus
touchante, la plus vraie étant à n’en pas douter celle de la couverture. Sur
celle-ci, un rai de lumière éclaire une étagère de livres et le libraire
penché, absorbé dans la lecture d’un livre dont semble aussi émaner une lumière
solaire.
Conversations à bâtons rompus, recueillies
dans des conditions où l’amitié resplendit au détour de chaque souvenir évoqué,
les échanges entre Serge Meurant et Jean-Pierre Canon sont une plongée dans
l’histoire d’une librairie au nom aussi emblématique que son créateur : La borgne Agasse. Meurant a raison de
débuter ce livre par un peu de sémantique et de nous donner la signification de
l’appellation devenue nom commun chez les habitués de l’endroit.
Les débuts de Jean-Pierre canon libraire
d’occasion se sont faits avec l’aide et l’amitié d’un autre grand nom de la
librairie : Henri Mercier, le libraire des surréalistes belges, celui que
l’on trouvait sous l’enseigne , mythique elle aussi, La Proue. D’emblée on regrette que les évocations soient parfois effleurées,
comme celle de Raymond Ceuppens et de ses combats en faveur des Roms, auquel se
solidarisa Canon. Meurant et lui évoquent par exemple un « tour de
Belgique sur les canaux avec un petit bateau en bois ». Celui-ci a eu lieu
en 1984 et fit l’objet d’articles dans La Libre Belgique. De cette amitié
fervente et joyeuse il reste des traves dans la bouquinerie : l’enseigne
de la borgne agasse, les panneaux de la porte.
Au fil des échanges entre Meurant et Canon
surgissent des noms d’écrivains comme Enrique Rey Pintos, André Dhôtel, Jean-Claude
Pirotte, Christne Van Acker, Claude Haumont… Avec Pirotte, une longue
correspondance s’est nouée entre 1986 et 2014 : qu’on aimerait y avoir
accès !
La
librairie c’est aussi une pérégrination faite de déménagements qui conduisent
Canon de la rue Saint-Jean, à la rue de l’Athénée avant d’arriver, où elle se
trouve encore, dans la rue de la Tulipe. La librairie, c’est aussi un lieu
d’expositions, un dépôt d’ archives, un monde secret qu’évoquent des écrivains
comme Cathy Ytac, qui, après avoir dormi une nuit dans la librairie, a raconté
la vie nocturne et secrète des livres…
Voici un vibrant hommage dialogué rendu à un
homme-livre dont on aimerait connaître davantage encore les passions
littéraires, les liens qu’il noue avec la littérature prolétarienne, les
recherches et les archives, mais aussi les échanges épistolaires dont il fut le
correspondant ou le dépositaire. Ne faudrait-il pas déléguer d’urgence une
mission de préservation et de valorisation du fonds de cette librairie dont la
double vitrine nous a enchantés pendant plusieurs décennies.
Peut-être faut-il compléter la citation de
John Cowper Powys qu’affectionnait Jean-Pierre Canon, par celle extraite d’une
lettre que lui adressait en 1982 André Dhôtel : Votre librairie est vraiment un lieu rare où il semble que viennent se
déposer comme des coquillages dans une baie lointaine les livres pour gens curieux
de vie plus que d’humanisme.
Jean Jauniaux
Extrait:
« Face à face, sans parler,
Nulle parole, un sentiment immense,
Le sac de livres est ouvert sur le lit,
La pluie tape sur le prunier en face du store. »
Ce poème de Ryokan exprime parfaitement les moments vécus avec Jean-Pierre pendant les mois qu’il passa à l’hôpital et où nous lui rendîmes visite avec l’espoir qu’il puisse retrouver ses amis, ses livres et sa librairie.
Il nous fit don à travers nos conversations d’un héritage infiniment précieux, d’une parole vive, celle d’un résistant. Il nous raconta, au fil des jours, l’histoire de ses librairies, sa passion pour les livres, ses rencontres, ses amitiés.
Et je relis avec plaisir et gratitude ces pages qui en rendent compte et que nous offrons en partage au lecteur.
© Serge Meurant