Le
bonheur de la liberté...
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Il en va de certaines lectures, comme des
grandes émotions : elles nous submergent, nous bouleversent et
transforment le regard que nous portons à la fois sur nous-mêmes et sur le
monde, l’intime et le lointain. Le dernier livre de Luc Dellisse, paru aux Impressions Nouvelles donne à celui qui s’y
immerge cette qualité-là de l’envahissement par la pensée, par l’esthétique et
par la poésie d’une prose où chaque phrase vibre d’une clarté énigmatique
autant qu’évidente. Nous avons été hypnotisé par le Petit traité de vie privée comme nous ne l’avions plus été depuis
tant de rentrées littéraires. Il n’est pas une entrée de la centaine de courts
chapitres qui constituent Libre comme
Robinson qui ne nous ait effleuré de cette grâce singulière semblable à la
démarche qu’adoptait Montaigne lorsqu’il s’observe non pour se comprendre, mais
pour tendre à travers la sincérité qu’il s’inflige, un miroir intransigeant sur
son prochain. Il y a aussi du Voltaire dans la démarche de Dellisse qui cite le
philosophe de Lumières en exergue de son ouvrage : Je ne connais d’autre liberté que celle de ne dépendre de
personne . Partant de cette conviction qu’il a mise en pratique dans
sa propre vie, Dellisse nous prend par la main et nous entraîne dans le sillage
d’un quotidien et d’une pensée qui nous apparaissent , une fois le livre
refermé, tels un viatique à prendre en compte dans le chemin qui nous reste
pour résister à la paresse de la pensée, au désengagement social, au dédain de
l’autre.
Dellisse, nous l’avons évoqué déjà, procède
par chapitres courts. Il y alterne des considérations sur le monde et sur
l’époque dont il a été depuis chacun des livres qu’il nous a donnés (poésie,
nouvelles, romans, essais) le témoin inquiet, et d’autres sur le cheminement
d’une vie, faite de voyages, de rencontres, de lecture et d’écriture, d’amours
et de … quarante-huit déménagements. Considérant à côté du clavier où nous
écrivons cette recension, le volume dont chaque page est recouverte de
soulignements et de signaux d’alerte, appelant l’attention, lors d’une deuxième
lecture, sur ces phrases qui sont autant d’aphorismes et que nous voudrions ici
recopier, pour en garder davantage la mémoire vive et pour la partager plus
tard, avec celles et ceux à qui nous dirons « J’aurais bonheur à être moi
aussi libre comme ce Robinson-là ».
Du monde le philosophe aborde les grandes
inquiétudes, surpopulation, usure des
ressources, règne des machines intelligentes et sous-contrôlées, économie
mondiale de la dette, pouvoir de destruction intégrale. Il a conscience de
ce que nous vivons la fin du monde pour
la première fois : c’est ce qui inspire les considérations sur
l’aventure humaine dont l’avenir se
referme et le passé se fait mensonge.
De sa propre vie, et de ses choix, l’écrivain-poète,
nous dit ce qui en fait une démarche et un engagement de résistant, ce point de
vue , la résistance, qui permet de mieux
distinguer la part de liberté qui nous reste. Dellisse nous entraîne alors
dans une double exploration du monde et de soi. De son passé personnel et de
l’histoire de la société des hommes, il évoque, en les éclairant d’une lumière
singulière, ce qui en a ôté la liberté. Il revendique alors, haut et fort la
seule conquête qui en vaille la peine : le bonheur. Il mène avec
jubilation cette croisade désarmée et nous donne quelques itinéraires qu’il a
arpentés déjà, et quelques instruments dont celui-ci est sans doute le plus
universel: L’un des grands attraits de
l’existence tient aux couleurs qu’on lui donne, arbitrairement. Il s’ensuit tôt
ou tard des effets de réel.
Des recettes de liberté qu’il s’est appliquées
à lui-même, l’auteur témoigne sans fards ni prosélytisme. Il témoigne ainsi ,
en simple lucidité, d’une pratique
individuelle qui ne convient peut-être qu’à lui, et à laquelle il est arrivé
après bien des errements (qu’il nous dévoile aussi). Cela nous vaut des pages
savoureuses, faites d’humour et de gravité, de mise à distance faussement
objective des événements et des circonstances.
Luc Dellisse propose à son lecteur ce qui
constitue l’essence même d’une vie dédiée au questionnement du monde. C’est un
livre du dévoilement – ce que l’auteur a expérimenté – et un guide de survie,
une formidable boîte à outils dont le mode d’emploi est lumineux : (..) j’ai compris (…) que le but véritable,
l’expérience véritable était la poésie : une sorte d’ajustement du regard,
qui fait voir avec acuité ce qui était caché par sa banalité même. L’urgence,
la beauté et la peur se combinent alors, et le monde sort de ses limbes. Les outils proposés sont accessibles à chacun: il suffit de vouloir en faire usage dans les choix de vie, au quotidien et au long cours. Le livre alors se déploie comme une carte marine. A chacun de nous, au gouvernail de nos existences, revient le choix de la route.
Il faudrait citer chacun des chapitres pour
rendre compte de la vision kaléidoscopique de l’auteur qui interroge notre mode
de vie aussi bien à travers un Eloge
paradoxal des hôtels Ibis que par le biais de la Reconstruction d’une bibliothèque. De ces deux espaces, Dellisse fait un poste
d’observation du contemporain, en interrogeant la vanité du besoin de confort
matériel, autant que la régression de la langue telle qu’il la déplore dans les
traductions nouvelles d’œuvres littéraires qui n’en sont que des
appauvrissements délibérés.
Avec ce livre, l’envie nous vient de pratiquer
la discipline que Dellisse décrit en fin de volume : la bibliothèque mentale, dont nous laisserons au lecteur de ces
lignes la découverte de ce réflexe de lecteur organisé, qui porte en lui, comme des histoires d’amour,
des impressions de voyage ou de combat, le souvenir de moments d’absolus.
De cette bibliothèque mentale, il cite
quelques titres aux côtés desquels nous nous apprêtons à glisser son Petit traité de la vie privée, des
livres dont nous savourons déjà de prochaines retrouvailles (Adolphe, Le chien des Baskerville, Une
saison en enfer) ou la complicité ancienne (Les Essais de Montaigne), mais aussi l’énigme de celui-ci, qui
peut-être est d’application pour Libre
comme Robinson et dont Dellisse ne croit pas utile de préciser l’auteur
(Charlie Chaplin, Casanova, George Sand, Taos Amrouche…ou celle de chacun de
nous ?) : Histoire de ma vie .
Jean Jauniaux, 22 mai 2019
Sur le site des Impressions Nouvelles, la quatrième de couverture:
" Le monde est en train de changer radicalement.
Nos mœurs, notre langue, notre espace, notre vécu, nos machines, subissent des
transformations inouïes. L’effet le plus insidieux de ce grand bouleversement
est la réduction croissante de la liberté individuelle. Il suffit d’ouvrir les
yeux pour le constater, autour de nous, et même en nous.
Tout n’est pas joué pour autant. Une part de
notre avenir et de notre destin dépend de nous. À condition de ne pas se payer
de mots et d’agir là où nous avons une vraie marge de manœuvre : dans nos vies
privées. Ce livre impertinent fait l’état des lieux et propose une série de
solutions à la portée de chacun, tant en matière de logement, de famille, de
relations amoureuses, de vie professionnelle et sociale, que de gestion de son
temps, de son argent, de son réseau et de sa conscience.
Le souvenir de Robinson, aménageant son île
pour résister aux périls qui l’entourent, fournit un modèle mythique à cette
réinvention du quotidien."