Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’existait pas encore au disque
une intégrale des mélodies de Reynaldo Hahn (1874-1947). On pouvait en trouver
quelques extraits dans l’un ou l’autre programme dédié au chant français, mais
un inventaire complet manquait cruellement. Ce manque est maintenant comblé, et
c’est une fois de plus au Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique
française, installé à Venise dans un palais restauré de la fin du XVIIe siècle,
qu’on le doit, sous la forme d’un coffret de 4 CD (BZ 2002), nanti d’un élégant
livret illustré. Autant le dire tout de suite : ce coffret est un régal musical
et poétique !
Reynaldo Hahn, d’origine vénézuelienne est né à Caracas, d’un père
commerçant ; sa famille part s’installer en France lorsqu’il atteint ses
cinq ans. Détenteur d’une belle voix, il s’initie au chant, puis étudie la
théorie musicale au Conservatoire de Paris, où il suit aussi les cours de
composition de Jules Massenet. Hahn est un très bon chef d’orchestre, il
dirigera notamment à Salzbourg, aux côtés de Mahler et de Richard Strauss et se
produira souvent dans des œuvres lyriques. Ses opérettes Ciboulette ou Mozart
sur un texte de Sacha Guitry, remportent un succès considérable. Critique
musical, il laisse quelques ouvrages d’excellente facture ; après la
seconde guerre mondiale, pendant laquelle, malgré le fait qu’il soit d’ascendance
juive, il échappe aux nazis, il est nommé directeur musical de l’Opéra de
Paris, poste qu’il n’occupera que deux ans, jusqu’à son décès. Hahn a été
l’amant de Marcel Proust, dont il sera un ami intime jusqu’à la disparition de
l’auteur d’A la recherche du temps perdu. Bien introduit dans les salons
parisiens, où son élégance et son entregent font merveille, il se met souvent
au piano pour interpréter lui-même ses mélodies. Il existe un enregistrement de
sa voix, gravée dans les années 1910.
Le coffret qui nous occupe contient 107 mélodies ; c’est à peu de
choses près l’intégralité de sa production dans le domaine. Comme l’ensemble
est réservé à l’association voix seule – piano, elle exclut en toute logique un
très petit nombre de pièces qui demandent un plus grand effectif. L’option
choisie pour le programme n’est pas celle de la chronologie, et c’est une
décision heureuse. Le premier CD propose des chansons en langue française et en
langage vénitien ; quant au quatrième, il offre des pages en français et
en anglais. Le CD n° 2 s’attache au
Premier recueil (1896) et aux Rondels (1899), le n° 3 au second recueil
de 1922, précédé du cycle Les Feuilles blessées de 1907 qui met en
musique des poèmes délicats et bucoliques de Jean Moréas. On peut dater le
premier essai de Hahn dans le domaine de la mélodie de 1893, avec les Chansons
grises de Verlaine, que ce dernier apprécia beaucoup, et les derniers de
1934, avec des chansons pour La Dame aux
camélias, qu’interpréta Yvonne
Printemps. Il n’est bien sûr pas possible dans le présent contexte de faire une
analyse détaillée de ces merveilles. Mais il faut souligner une réalité :
Reynaldo Hahn, esthète d’un goût exquis, sait choisir ses poètes avec
discernement. On relève les noms de Leconte de Lisle, Banville, Hugo, Gautier,
Daudet, Charles d’Orléans, de Viau, Racine, de Régnier, Desbordes-Valmore,
Mendès ou Sully Prudhomme, sans oublier Verlaine déjà cité, ni les Anglais
Stevenson ou Mary Robinson, ni quelques autres que la postérité n’a pas mis au
premier plan : Blanchecotte, Theurier, Dierx, Vicaire, Lahor, etc. Ce qui
guide la sélection du compositeur, c’est le lyrisme charmeur, la classe de la
versification, l’intensité du message poétique, mais aussi la joie ou l’humour
dosé. La finesse, la grâce et la subtilité viennent s’y ajouter.
Ces qualités semblent avoir été transmises,
par-delà les années, au duo qui œuvre à la réussite interprétative de ce
coffret, confié au baryton grec Tassis Christoyannis et au pianiste Jeff Cohen,
qui ont déjà collaboré pour des mélodies de Lalo, Godard, Félicien David,
Gounod, Saint-Saëns ou, très récemment, pour le méconnu Fernand de la Tombelle.
Le baryton, qui possède une voix enchanteresse et une diction exemplaire, est
un chanteur aux couleurs séduisantes, avec une large palette de nuances. Il
enrobe chaque mélodie d’un charme aisé et d’une élégance qui n’est jamais prise
en défaut. Au piano, Jeff Cohen est le partenaire idéal : il tisse pour le
timbre irrésistible de Christoyannis un tapis d’une luminosité retenue et
suave, qui souligne chaque inflexion avec une incroyable saveur. Ce qui est mis
ici en évidence dans ce grand geste artistique qui émerveille pendant plus de
quatre heures, c’est l’âme, celle des poètes et de la musique qui les magnifie.
Les amateurs nageront en plein bonheur. Ajoutons à cela un livret splendide,
avec des textes explicatifs par des spécialistes, et la reproduction de tous
les textes chantés, avec leur traduction en anglais. Ce coffret est un
événement, et dans le domaine de la mélodie, un cadeau inespéré.
Jean
Lacroix