lundi 24 février 2020

Les Mélodies de Reynaldo Hahn, une superbe intégrale

              
Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’existait pas encore au disque une intégrale des mélodies de Reynaldo Hahn (1874-1947). On pouvait en trouver quelques extraits dans l’un ou l’autre programme dédié au chant français, mais un inventaire complet manquait cruellement. Ce manque est maintenant comblé, et c’est une fois de plus au Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique française, installé à Venise dans un palais restauré de la fin du XVIIe siècle, qu’on le doit, sous la forme d’un coffret de 4 CD (BZ 2002), nanti d’un élégant livret illustré. Autant le dire tout de suite : ce coffret est un régal musical et poétique !


Reynaldo Hahn, d’origine vénézuelienne est né à Caracas, d’un père commerçant ; sa famille part s’installer en France lorsqu’il atteint ses cinq ans. Détenteur d’une belle voix, il s’initie au chant, puis étudie la théorie musicale au Conservatoire de Paris, où il suit aussi les cours de composition de Jules Massenet. Hahn est un très bon chef d’orchestre, il dirigera notamment à Salzbourg, aux côtés de Mahler et de Richard Strauss et se produira souvent dans des œuvres lyriques. Ses opérettes Ciboulette ou Mozart sur un texte de Sacha Guitry, remportent un succès considérable. Critique musical, il laisse quelques ouvrages d’excellente facture ; après la seconde guerre mondiale, pendant laquelle, malgré le fait qu’il soit d’ascendance juive, il échappe aux nazis, il est nommé directeur musical de l’Opéra de Paris, poste qu’il n’occupera que deux ans, jusqu’à son décès. Hahn a été l’amant de Marcel Proust, dont il sera un ami intime jusqu’à la disparition de l’auteur d’A la recherche du temps perdu. Bien introduit dans les salons parisiens, où son élégance et son entregent font merveille, il se met souvent au piano pour interpréter lui-même ses mélodies. Il existe un enregistrement de sa voix, gravée dans les années 1910.

Le coffret qui nous occupe contient 107 mélodies ; c’est à peu de choses près l’intégralité de sa production dans le domaine. Comme l’ensemble est réservé à l’association voix seule – piano, elle exclut en toute logique un très petit nombre de pièces qui demandent un plus grand effectif. L’option choisie pour le programme n’est pas celle de la chronologie, et c’est une décision heureuse. Le premier CD propose des chansons en langue française et en langage vénitien ; quant au quatrième, il offre des pages en français et en anglais.  Le CD n° 2 s’attache au Premier recueil (1896) et aux Rondels (1899), le n° 3 au second recueil de 1922, précédé du cycle Les Feuilles blessées de 1907 qui met en musique des poèmes délicats et bucoliques de Jean Moréas. On peut dater le premier essai de Hahn dans le domaine de la mélodie de 1893, avec les Chansons grises de Verlaine, que ce dernier apprécia beaucoup, et les derniers de 1934, avec des chansons pour La Dame aux camélias, qu’interpréta Yvonne Printemps. Il n’est bien sûr pas possible dans le présent contexte de faire une analyse détaillée de ces merveilles. Mais il faut souligner une réalité : Reynaldo Hahn, esthète d’un goût exquis, sait choisir ses poètes avec discernement. On relève les noms de Leconte de Lisle, Banville, Hugo, Gautier, Daudet, Charles d’Orléans, de Viau, Racine, de Régnier, Desbordes-Valmore, Mendès ou Sully Prudhomme, sans oublier Verlaine déjà cité, ni les Anglais Stevenson ou Mary Robinson, ni quelques autres que la postérité n’a pas mis au premier plan : Blanchecotte, Theurier, Dierx, Vicaire, Lahor, etc. Ce qui guide la sélection du compositeur, c’est le lyrisme charmeur, la classe de la versification, l’intensité du message poétique, mais aussi la joie ou l’humour dosé. La finesse, la grâce et la subtilité viennent s’y ajouter.

Ces qualités semblent avoir été transmises, par-delà les années, au duo qui œuvre à la réussite interprétative de ce coffret, confié au baryton grec Tassis Christoyannis et au pianiste Jeff Cohen, qui ont déjà collaboré pour des mélodies de Lalo, Godard, Félicien David, Gounod, Saint-Saëns ou, très récemment, pour le méconnu Fernand de la Tombelle. Le baryton, qui possède une voix enchanteresse et une diction exemplaire, est un chanteur aux couleurs séduisantes, avec une large palette de nuances. Il enrobe chaque mélodie d’un charme aisé et d’une élégance qui n’est jamais prise en défaut. Au piano, Jeff Cohen est le partenaire idéal : il tisse pour le timbre irrésistible de Christoyannis un tapis d’une luminosité retenue et suave, qui souligne chaque inflexion avec une incroyable saveur. Ce qui est mis ici en évidence dans ce grand geste artistique qui émerveille pendant plus de quatre heures, c’est l’âme, celle des poètes et de la musique qui les magnifie. Les amateurs nageront en plein bonheur. Ajoutons à cela un livret splendide, avec des textes explicatifs par des spécialistes, et la reproduction de tous les textes chantés, avec leur traduction en anglais. Ce coffret est un événement, et dans le domaine de la mélodie, un cadeau inespéré.


Jean Lacroix