Le compositeur américain Charles Ives (1874-1954) est sans doute à inscrire
dans la liste des créateurs musicaux les plus déconcertants, mais aussi les
plus passionnants. Issu d’une famille dont le père était chef de musique
militaire pendant la guerre de Sécession et lui a transmis la passion des
fanfares, il joue dès ses douze ans de la batterie, du piano et du cornet à
pistons. L’année suivante, il tient
l’orgue de l’église de sa ville natale, Danbury, dans le Connecticut. Très
vite, il se lance dans l’improvisation et compose dès l’âge de 17 ans, puis
étudie à l’Université de Yale. Il va entamer alors une carrière dans le domaine
des assurances ; la société qu’il fonde avec Julian Myrick devient l’une
des plus prospères des Etats-Unis, usant de procédés commerciaux
révolutionnaires pour l’époque, telles que la couverture à vie. Parallèlement,
il se voue à la musique ; attiré par les dissonances et les bruits de la
vie courante, il va les introduire dans ses compositions, qui jaillissent de
son imagination pendant les quarante premières années de sa vie. En 1918,
frappé par une crise cardiaque, il limite ses activités : il n’écrira presque
plus de musique et devra bientôt se retirer du monde des affaires. Ce créateur
atypique, ardent partisan de la polytonalité et de la polyrythmie, a inscrit à
son catalogue des partitions dans divers domaines : le piano, dont une
célèbre Concord Sonata, de la musique de chambre, des pages
orchestrales, dont quatre symphonies, et de multiples pièces vocales qui
séduisent les chorales de son pays et le font connaître. A la fois écrivain de
talent, philosophe, passionné d’écologie (il déteste le bruit de la radio,
dénonce déjà la pollution et invective les avions) mais aussi de football, Ives
crée des œuvres au sein desquelles le chaos musical s’installe souvent, ce qui
les ne rend pas facilement accessibles. Il aime superposer les idées, propose
des alternatives mélodiques ou instrumentales, dans un système complexe qui a
dérouté pas mal de confrères, et aussi de mélomanes. A cet égard, sa Symphonie
n° 4 pour chœur et grand orchestre est caractéristique d’un art qui combine
à la fois la multiplication des sons, dissonants le plus souvent, et la force
évocatrice, atteignant des sommets de puissance sonore. Les musiciens la
considèrent, comme d’autres œuvres de Ives, comme redoutable au niveau de
l’exécution. Il en existe une superbe version dirigée par Leopold Stokowski,
très à l’aise dans cet univers à la fois hétéroclite et fascinant. Léonard
Bernstein et Zubin Mehta sont d’excellent choix pour les autres symphonies. Leur
audition est une aventure dont on ne sort pas indemne, mais elle est exaltante.
Un double DVD (Accentus ACC 20434) vient rappeler que ce compositeur certes
insolite est aussi un créateur en avance sur son temps : au-delà de la
musique classique, c’est un précurseur du jazz pop. Le premier DVD proposé
consiste en un documentaire remarquable de 54 minutes, un film signé par
Anne-Kathrin Peitz, qui plonge le spectateur dans le quotidien de Ives, avec de
nombreux commentaires de descendants familiaux, de l’un de ses biographes, Jan
Swafford, et de musiciens, dont John Adams. On est au plus proche de cette
existence (on l’entend même chanter d’une voix éraillée, pleine d’ironie) et de
la compréhension d’un homme qui a laissé une courte partition, datée de 1906,
intitulée The Unanswered Question, à portée métaphysique et
contemplative, d’une beauté immatérielle, que l’on peut considérer comme une
amorce de réponse à sa personnalité et à son œuvre complexe.
C’est un projet à la fois théâtral et musical que l’on découvre dans le
second DVD. Il est dû au metteur en scène suisse Christoph Marthaler dont on
connaît les goûts pour l’insolite et les expériences scéniques. Déjà en 1997,
il avait monté une soirée à Bâle dont le titre était cette « question sans
réponse » de Ives. Mais c’est le spectacle Universe, Incomplete qui
est ici proposé ; il a fait l’objet d’une présentation dans le cadre de la
Ruhrtriennale en 2008 et a été repris à Bochum en août 2018. Il est basé sur la
partition inachevée de Charles Ives qui porte le titre de Symphonie de
l’univers. La notice du livret évoque le caractère utopique du projet qui se
veut une musique paysagiste : « En effet, il recommande son
interprétation par 4 250 musiciennes et musiciens (répartis en groupes) situés
en haute montagne et dans des vallées, à des endroits distants de plusieurs
kilomètres les uns des autres, afin de poursuivre le but de jouer pour un
public déambulant en toute liberté dans la nature. » Marthaler a situé
cet univers inachevé dans un contexte plus modeste, en utilisant une sélection
de compositions d’Ives, avec la présence de tribunes, gradins et passerelle, sur
un espace dégagé, symbolisant une société « composée de personnes qui
semblent tiraillées entre le désir et les réalités ». En dire plus
serait déflorer une expérience coup-de-poing à la fois déconcertante,
déroutante, extravagante, pittoresque et aux accents baroques qui laissent le
spectateur, après plus de deux heures, épuisé, face à son propre dépouillement.
Jean Lacroix