lundi 24 février 2020

Charles Ives, la question sans réponse…

                 

Le compositeur américain Charles Ives (1874-1954) est sans doute à inscrire dans la liste des créateurs musicaux les plus déconcertants, mais aussi les plus passionnants. Issu d’une famille dont le père était chef de musique militaire pendant la guerre de Sécession et lui a transmis la passion des fanfares, il joue dès ses douze ans de la batterie, du piano et du cornet à pistons.  L’année suivante, il tient l’orgue de l’église de sa ville natale, Danbury, dans le Connecticut. Très vite, il se lance dans l’improvisation et compose dès l’âge de 17 ans, puis étudie à l’Université de Yale. Il va entamer alors une carrière dans le domaine des assurances ; la société qu’il fonde avec Julian Myrick devient l’une des plus prospères des Etats-Unis, usant de procédés commerciaux révolutionnaires pour l’époque, telles que la couverture à vie. Parallèlement, il se voue à la musique ; attiré par les dissonances et les bruits de la vie courante, il va les introduire dans ses compositions, qui jaillissent de son imagination pendant les quarante premières années de sa vie. En 1918, frappé par une crise cardiaque, il limite ses activités : il n’écrira presque plus de musique et devra bientôt se retirer du monde des affaires. Ce créateur atypique, ardent partisan de la polytonalité et de la polyrythmie, a inscrit à son catalogue des partitions dans divers domaines : le piano, dont une célèbre Concord Sonata, de la musique de chambre, des pages orchestrales, dont quatre symphonies, et de multiples pièces vocales qui séduisent les chorales de son pays et le font connaître. A la fois écrivain de talent, philosophe, passionné d’écologie (il déteste le bruit de la radio, dénonce déjà la pollution et invective les avions) mais aussi de football, Ives crée des œuvres au sein desquelles le chaos musical s’installe souvent, ce qui les ne rend pas facilement accessibles. Il aime superposer les idées, propose des alternatives mélodiques ou instrumentales, dans un système complexe qui a dérouté pas mal de confrères, et aussi de mélomanes. A cet égard, sa Symphonie n° 4 pour chœur et grand orchestre est caractéristique d’un art qui combine à la fois la multiplication des sons, dissonants le plus souvent, et la force évocatrice, atteignant des sommets de puissance sonore. Les musiciens la considèrent, comme d’autres œuvres de Ives, comme redoutable au niveau de l’exécution. Il en existe une superbe version dirigée par Leopold Stokowski, très à l’aise dans cet univers à la fois hétéroclite et fascinant. Léonard Bernstein et Zubin Mehta sont d’excellent choix pour les autres symphonies. Leur audition est une aventure dont on ne sort pas indemne, mais elle est exaltante.


Un double DVD (Accentus ACC 20434) vient rappeler que ce compositeur certes insolite est aussi un créateur en avance sur son temps : au-delà de la musique classique, c’est un précurseur du jazz pop. Le premier DVD proposé consiste en un documentaire remarquable de 54 minutes, un film signé par Anne-Kathrin Peitz, qui plonge le spectateur dans le quotidien de Ives, avec de nombreux commentaires de descendants familiaux, de l’un de ses biographes, Jan Swafford, et de musiciens, dont John Adams. On est au plus proche de cette existence (on l’entend même chanter d’une voix éraillée, pleine d’ironie) et de la compréhension d’un homme qui a laissé une courte partition, datée de 1906, intitulée The Unanswered Question, à portée métaphysique et contemplative, d’une beauté immatérielle, que l’on peut considérer comme une amorce de réponse à sa personnalité et à son œuvre complexe.

C’est un projet à la fois théâtral et musical que l’on découvre dans le second DVD. Il est dû au metteur en scène suisse Christoph Marthaler dont on connaît les goûts pour l’insolite et les expériences scéniques. Déjà en 1997, il avait monté une soirée à Bâle dont le titre était cette « question sans réponse » de Ives. Mais c’est le spectacle Universe, Incomplete qui est ici proposé ; il a fait l’objet d’une présentation dans le cadre de la Ruhrtriennale en 2008 et a été repris à Bochum en août 2018. Il est basé sur la partition inachevée de Charles Ives qui porte le titre de Symphonie de l’univers. La notice du livret évoque le caractère utopique du projet qui se veut une musique paysagiste : « En effet, il recommande son interprétation par 4 250 musiciennes et musiciens (répartis en groupes) situés en haute montagne et dans des vallées, à des endroits distants de plusieurs kilomètres les uns des autres, afin de poursuivre le but de jouer pour un public déambulant en toute liberté dans la nature. » Marthaler a situé cet univers inachevé dans un contexte plus modeste, en utilisant une sélection de compositions d’Ives, avec la présence de tribunes, gradins et passerelle, sur un espace dégagé, symbolisant une société « composée de personnes qui semblent tiraillées entre le désir et les réalités ». En dire plus serait déflorer une expérience coup-de-poing à la fois déconcertante, déroutante, extravagante, pittoresque et aux accents baroques qui laissent le spectateur, après plus de deux heures, épuisé, face à son propre dépouillement.


Jean Lacroix