L’expressivité d’Eva Zaïcik dans un programme de cantates françaises
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Après le récital Offenbach offert
à Jodie Devos, le label Alpha s’intéresse à une autre lauréate du Concours
Reine Elisabeth, la Française Eva Zaïcik, qui avait accompli un magnifique
parcours en 2018 et avait remporté le deuxième Prix. Cette mezzo-soprano dont
la noblesse de ton, l’impeccable diction, la sûreté de la voix et le timbre
fastueux avaient marqué les esprits, nous la retrouvons dans un programme de
cantates françaises intitulé Venez chère
ombre. C’est le titre d’une pièce poignante de Louis Antoine Lefebvre (c.
1700-1763), qui ouvre un sobre récital poétique d’une grande portée
émotionnelle (Alpha 439). Comme l’explique le livret, signé par Justin Taylor,
artiste que nous avons évoqué à l’occasion d’un superbe CD Alpha consacré
à Scarlatti/Ligeti
(« Continuum ») et qui tient ici les parties de clavecin et d’orgue,
la cantate française n’apparaît qu’au début du XVIIIe siècle et sera définie
dès 1703 dans l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert de la manière suivante : « Cantate : petit poème fait pour être mis en musique, contenans le
récit d’une action galante ou héroïque (…). » Lefebvre, bien oublié de
nos jours, titulaire de l’orgue de Saint-Louis-en-l’Île, a écrit
essentiellement pour la voix et connaîtra la reconnaissance de son époque, en
particulier dans des cantatilles, genre qui apparaît vers 1730, un format
réduit auquel on ne peut dénier un vrai sens dramatique. En plus de Venez chère ombre, partition douloureuse
sur la perte de l’être aimé, cinq autres pièces de courte durée nous sont
proposées, notamment les accents déchirants d’Andromède s’affrontant à la mer
avant la délivrance par Persée. Une belle réhabilitation pour Lefebvre, mais
aussi pour Philippe Courbois, dont la trop brève existence au début de ce
XVIIIe siècle (25 ans), est illustrée par une apparition tout aussi brève sur
le CD : un délicat conseil à Ariane de ne pas ouvrir trop tôt les yeux,
qui, une fois ouverts, ne verseront que des pleurs. La mélancolie est ici de
rigueur.
Nous sommes dans un univers
sombre, qui va se développer avec des œuvres de Louis-Nicolas Clérambault et de
Michel Pignolet de Montéclair, maîtres du genre. Le premier (1676-1749), qui a
la faveur de Louis XIV, est nommé surintendant de la musique à la Maison Royale
de Saint-Cyr. Il porte le genre de la cantate vers l’excellence, en signant Léandre et Hero en 1713, un récit
tragique : Hero, prêtresse d’Aphrodite sur une île grecque, aime Léandre,
qui vit sur la rive asiatique. Elle allume chaque nuit une lampe au sommet
d’une tour pour que Léandre vienne la rejoindre à la nage. Mais son amant se
noie pendant un orage qui a éteint la flamme, son point de repère. Désespérée,
Hero se jette du haut de la tour. Touché, Neptune les réunira parmi les
immortels. Cette légende a inspiré Schiller et Marlowe, mais aussi Rubens et
Turner en peinture, comme Catalani (un poème symphonique) ou Augusta Holmès (un
opéra) en musique. Clérambault en a fait un émouvant drame en miniature.
Quant à Michel Pignolet de
Montéclair (1667-1737), qui séjourna en Italie à la suite de son protecteur
Charles-Henri de Lorraine, il revint à Paris en 1699 et devint basse de violon
à l’Opéra Royal, tout en fondant un célèbre magasin de musique et en publiant
une méthode pour apprendre à jouer du violon, la première du genre en France.
Passionné par l’opéra, il écrivit des œuvres destinées à des lieux plus
intimes, des cantates qui sont en quelque sorte des opéras en réduction, parmi
lesquels l’astucieux Dépit généreux
de 1709 ou la galante Bergère de 1738, qui font partie du
présent programme, attestent de la qualité. Tout cela est d’une grâce suprême
et se coule dans un schéma qui fait la part belle à la pudeur, à la retenue, à
la discrétion, mais aussi à la tendresse et à la triste légèreté, dans un
climat mélodique qui entraîne l’auditeur dans un monde de rêverie et de
fascination. Cette réussite est due à Eva Zaïcik, dont la musicalité et la
séduisante élégance de la voix, équilibrée et maîtrisée, trouvent ici un
terrain propice, mais aussi à l’ensemble Le Consort, dont la création ne
remonte qu’à 2015 ; qu’il s’agisse de violon baroque, de viole de gambe,
de théorbe, de traverso, d’orgue ou de clavecin, l’unité autour de la
cantatrice fait merveille et enrobe les partitions des frémissements ou des
ardeurs qu’elles appellent. La complicité est manifeste ; Eva Zaïcik a été en résidence à la Cité de la Voix à
Vézelay en 2016 avec ce même Consort. Le travail commun accompli trouve
aujourd’hui une finalité méritée dans ce beau fruit musical, à déguster comme
il le mérite. L’enregistrement, de qualité, a été effectué à l’abbaye de Saint
Michel en Thiérache en juin 2018, peu après le Concours Reine Elisabeth au
cours duquel la mezzo-soprano nous avait ravis.
Jean Lacroix