L’archet indomptable de l’incomparable Rostropovitch
Dans le domaine du documentaire
musical, les travaux de Bruno Monsaingeon se sont imposés depuis longtemps avec
la force de l’évidence. Il compte à son actif une centaine de réalisations,
dont les plus célèbres ont été consacrées à Glenn Gould, Yehudi Menuhin, David
Oïstrakh, Murray Perahia, Dietrich Fischer-Dieskau, Sviatoslav Richter ou Piotr
Anderszewski. Il manquait un fleuron à cette impressionnante liste de
personnalités : le voici, grâce à un DVD Naxos intitulé Mstislav Rostropovitch l’archet indomptable (2.110583,
disponible aussi en Blu-Ray). Le grand violoncelliste nous a quittés en avril
2007, à l’âge de quatre-vingts ans. Sa vie ressemble à un roman et sa carrière
d’artiste dépasse le cadre de la musique pour s’inscrire dans l’histoire de la
Russie soviétique. Né à Bakou en 1927, il étudia au Conservatoire de Moscou le
piano, le violoncelle, la direction et la composition. L’un de ses professeurs fut
Chostakovitch. Titulaire de nombreux prix, il enseigne à Leningrad avant de
débuter sa carrière internationale en 1964. Quelques années auparavant, il
avait épousé la soprano Galina Vichnevskaïa, une diva de premier plan, qu’il
accompagnera souvent en concert au piano. Il s’attaque aussi à la direction
d’orchestre. Son talent l’impose très vite au premier plan et de nombreux
compositeurs écrivent des partitions à son intention (leur nombre se compte par
centaines). Prokofiev et Chostakovitch sont au nombre de ses amis, mais aussi
le dissident Soljenitsyne. Rostropovitch et son épouse n’ont jamais caché leurs
aspirations à la liberté d’expression ni leur franc-parler, ils passent même à
l’acte en recueillant à leur domicile l’auteur de L’Archipel du Goulag, prenant ainsi des risques vitaux pour leur
sécurité. De plus en plus en froid avec le régime soviétique, ils quittent la
Russie en 1974 et apprennent quatre ans plus tard qu’ils sont déchus de leur
nationalité pour trahison envers leur pays, ce qui les accable profondément.
Rostropovitch va se diriger alors de plus en plus vers la direction
d’orchestre, notamment à Washington. Lorsque le mur de Berlin tombe en 1989, il
est l’un des premiers à se précipiter. Tout le monde connaît les images
poignantes de cet artiste prodigieux jouant des suites de Bach devant le fameux
édifice détruit. Le couple retrouve sa nationalité et rentre triomphalement à
Moscou ; Rostropovitch s’y éteint, le 27 avril 2007.
C’est ce parcours exemplaire que
Monsaingeon décrit à l’aide d’images d’archives. Certaines étaient déjà
connues, mais bien d’autres, inédites, nous sont proposées au cours de
quatre-vingts minutes passionnantes. Le documentaire est dynamique, truffé
d’interviews et de moments poignants, musicalement fondamentaux, mais aussi
décontractés. Car Rostropovitch est un homme étonnant. Sa personnalité,
amalgame de vives émotions, d’une force de travail hors du commun, d’un
engagement politique inébranlable, d’un courage à toute épreuve, mais aussi
d’une exubérance slave et d’une joie de vivre sans limites, est finement
développée. Monsaingeon raconte dans le livret qui accompagne cet
incontournable DVD qu’au début de l’an 2000, Rostropovitch l’avait invité chez
lui à Paris pour lui remettre une valise entière de documents filmés le
concernant. « Un indescriptible bric-à-brac, pas toujours exploitable car
souvent dépourvu d’informations concernant les sources des documents, mais
contenant néanmoins quelques joyaux », précise Monsaingeon. La fin de
cette visite fut marquée par le souhait esquissé par Rostropovitch que ces
archives servent à l’élaboration d’un film, mais seulement après son décès.
Monsaingeon a respecté ce vœu, avec une vérité qui interpelle le spectateur.
Laissons au réalisateur le mot de la fin : « Qui était le vrai,
l’authentique Mstislav Rostropovitch ? Le premier violoncelliste de son
temps ? Evidemment ! Mais aussi un musicien et un communicateur hors
normes, chef et pianiste de surcroît. Commanditaire et dédicataire de centaines
d’oeuvres nouvelles, il avait embrassé, au sens littéral cette fois, et irradié
de sa présence, la totalité de trois quatre de siècles de musique. » Tout
est dit.
Ce copieux DVD contient de
passionnants bonus : le Trio n° 7
de Beethoven « Archiduc », filmé en janvier 1974, à Paris, salle
Pleyel, lors du concert du 25e anniversaire du Concours
International de Musique de l’UNESCO Rostropovitch y fait équipe avec Yehudi
Menuhin et Wilhelm Kempff. Un partenariat d’un haut niveau ! On y trouve
aussi des extraits des Variations sur un
thème rococo de Tchaïkowski, et de la Suite
n°2 pour violoncelle de Bach. Ces superbes témoignages sont complétés par
des conversations d’une quarantaine de minutes entre des membres de la famille
de Rostropovitch et de celle de Soljenitsyne, évoquant leur commune aventure.
C’est un morceau d’histoire dont la dimension vient s’ajouter au documentaire
de Monsaingeon, l’ancrant encore plus dans la réalité du courage et de
l’engagement du couple Rostropovitch en cette période troublée.
De tels hommages, indispensables,
donnent ses lettres de noblesse à l’option du DVD documentaire. C’est dans ce
type d’approche, qui réunit archives sonores et visuelles, synthèse d’une
réflexion profonde sur le rôle de la musique dans notre société, que se trouve
la justification de l’image. L’archet
indomptable de Rostropovitch va s’inscrire de façon durable dans votre cœur
et dans votre manière de voir le monde
Le mélomane qui voudra aller plus
loin dans la découverte de Rostropovitch en concert ou en studio tentera de
visionner d’autres DVD publiés par Deutsche Gramophon (2007, Schelomo de Bloch avec Bernstein et Don Quichotte de Richard Strauss avec
Karajan) ou EMI (1990, Concerto de
Dvorak (magnifique) et Concerto n° 1
de Saint-Saëns avec Giulini ; 2003, Concerto
n° 1 de Chostakovitch avec Groves et Symphonie
concertante de Prokofiev avec Kamu ; 2003 encore, Double concerto de Brahms avec Oïstrakh , direction Kondrashin, et
extraits de la Suite n° 3 de
Jean-Sébastien Bach). En espérant qu’ils soient encore disponibles.
Jean Lacroix