mardi 19 février 2019

La première symphonie de Sibelius par Rouvali,


La première symphonie de Sibelius par Rouvali, prélude à une nouvelle intégrale ?




 La Finlande est une véritable pépinière de talents dans le domaine de la direction d’orchestre. A la tête de l’Orchestre symphonique de Göteborg, qui fut dirigé et façonné pendant plus de vingt ans par Neeme Järvi, un nouveau venu, Santtu-Matias Rouvali, s’inscrit d’emblée avec panache dans la lignée par le biais d’un magnifique CD Sibelius (Alpha 440). Agé de 33 ans, Rouvali est chef attitré du Philharmonique de Tampere, mais aussi principal invité du Philharmonia Orchestra, tout en collaborant avec d’autres ensembles internationaux, à Paris, à Berlin ou en Amérique du Nord. C’est la première fois que nous avons l’occasion de le découvrir dans un programme symphonique. Quoi de plus logique que le choix du compositeur symbolique de son pays qui, à l’époque de la création de la première symphonie en 1899, était encore sous contrôle de l’empire russe ? Lorsqu’il l’écrivit, à l’âge de 33 ans (le même que Rouvali !), Sibelius comptait à son actif des oeuvres certes marquantes (Finlandia, En Saga, Karélia…), ainsi que la grande et magistrale fresque chorale et orchestrale Kullervo, composée sept ans auparavant, mais il était temps qu’il mette son génie au service d’une forme musicale pure. La réussite fut au rendez-vous. Cette première symphonie est en effet un coup de maître. Introduite par un solo de clarinette à la fois mystérieux et mélancolique, elle se développe ensuite dans un climat proche de Tchaïkowski ou mieux encore de Rachmaninov, avec un mélange habile de cuivres rugissants, de lyrisme intense et d’accents dramatiques. Rouvali a bien compris ces contrastes qui oscillent entre l’élan généreux et la poésie passionnée, en particulier dans le second mouvement, l’Andante, dont la superbe mélodie invite au rêve et à la nostalgie. Après un Scherzo énergique, qui fait la part belle aux vents, la symphonie se clôture par un quatrième mouvement dont la richesse mélodique et la puissance dynamique montrent à quel point Sibelius a atteint une maturité qui va ne cesser de s’épanouir dans les partitions qui vont suivre. « Eveil national, éveil de soi », titre le texte qui accompagne ce CD. Oui, sans doute, mais aussi prise de conscience d’une spécificité, car Sibelius, qui a étudié à Vienne et à Berlin, ne s’inscrit pas dans le paysage germanique et, malgré les réminiscences russes, il développe son propre sens des idées musicales et de la couleur instrumentale. Comme l’écrit Richard Millet dans son Sibelius. Les Cygnes et le silence (Gallimard, 2014, p. 75), « il fait entrer la musique finlandaise dans l’universalité symphonique, se défaisant de la question nationaliste, se confrontant au genre symphonique dans lequel il ne pouvait se tenir qu’au premier rang, à ce niveau où le genre se réinvente ou bien se met lui-même à mort […] ».
L’interprétation de Rouvali et de son orchestre retient l’attention par la force du propos, par des contrastes appuyés (le chef a été percussionniste), mais aussi par le dosage qu’il établit dans l’équilibre des timbres, par le rythme soutenu et par les poussées vers l’avant qui relancent sans cesse la narration, en particulier dans les premier et quatrième mouvements, chargés de sonorités claires et nettes. Un très beau travail qui nous fait espérer une suite rapide à cette entrée dans l’univers sibélien ; la deuxième symphonie, plus romantique, plus  chantante, devrait nous valoir un moment mémorable. Le présent CD est complété par le poème symphonique En Saga, auquel nul programme descriptif n’est dévolu par le compositeur, qui le sous-titre « légende ». Cette partition aux couleurs sombres, au ton épique, que Sibelius a composée en 1892, le plus souvent jouée dans sa seconde version de 1901, est d’une richesse extraordinaire ; elle éveille chez l’auditeur des sensations intenses qui relèvent presque de l’hypnose. Car elle délivre un fort message émotionnel à travers des thèmes vigoureux, un grand raffinement mélodique et un élan incessant qui combine les moments d’intensité ouvrant sur des paysages imaginaires et les sonorités feutrées. Ce poème symphonique est une aventure magistrale de près de vingt minutes, dont la discographie conserve jusqu’au souvenir atypique et intemporel des enregistrements de Wilhelm Furtwängler à Berlin en février 1943, ou à Stockholm en 1950, en présence du compositeur. Cette grande architecture a été servie avec bonheur par Karajan, Ormandy, Ashkenazy, Järvi avec le même orchestre de Göteborg, Sanderling, Salonen et quelques autres, dont Vänskä qui en soulignait la transparence. Rouvali s’inscrit aisément parmi ses devanciers, il insuffle à la partition une intense générosité et une rugosité bienvenue. Le présent CD a été enregistré du 28 mai au 1er juin 2018 dans un contexte sonore dont la revue Diapason de ce mois de février 2019 souligne la tonicité mais aussi l’incisivité qui « peut fatiguer l’oreille ». Ce qui n’empêche pas le même magazine de le gratifier d’un Diapason d’or « découverte ». C’est une attribution justifiée, à laquelle nous souscrivons sans hésitation.


Jean Lacroix