Le label Toccata et ses premières mondiales
Le catalogue du label londonien Toccata recèle de
véritables merveilles en termes de compositeurs souvent négligés ou de
partitions méconnues. Il s’est fait le champion de découvertes inédites qui
enrichissent en profondeur le répertoire du classique. Trois parutions récentes
retiennent notre attention. La première s’inscrit dans le cadre de la musique
baroque et propose des cantates pour voix et continuo, et c’est déjà un second
volume, consacré à « Il virtuosissimo Tarantino » Nicola Fago, ainsi
nommé en raison de sa naissance à Tarente en 1677. Ce compositeur, qui fut
l’élève de Provenzale, fit une grande partie de sa carrière à Naples, où il
mourut en 1745, après avoir assumé diverses fonctions en qualité de maître de
chapelle. Il est l’auteur de quelques opéras et oratorios, en nombre limité, et
de pages de musique sacrée. Mais aussi de partitions de quelques minutes qui
font penser à des mini-opéras, au cours desquels un contre-ténor dialogue avec
un ensemble d’instrumentistes. Dans le présent enregistrement, effectué dans
une église de Bari en avril 2017 (TOCC 0437), il s’agit de six pièces poétiques
qui chantent les élans du coeur sous une forme dynamique et bien rythmée, elles
étaient sans doute réservées à un public aristocratique. Elles nous
permettent en tout cas de découvrir un univers en miniature plein de subtilité
et de finesse. Riccardo Angelo Strano y est vraiment à l’aise, accompagné par
l’Ensemble Barocco della Capella Musicale ‘Santa Teresa dei Maschi’, placé sous
la direction de Sabino Manzo, qui officie aussi au clavecin. Ces cantates
alternent avec de courtes toccatas pour violoncelle de Francesco Paolo
Scipriani (1678-1753), un contemporain de Fago, originaire des Pouilles lui
aussi, qui fut soliste à la Chapelle Royale de Naples. Cela donne un programme
plein de doux contrastes. Au violoncelle, Claudio Mastrangelo joue avec la
chaleur requise. Une musique pour le coin du feu. Un troisième volume est
prévu.
https://toccataclassics.com/product/reicha-piano-music-three/ |
Un deuxième CD est consacré à
l’œuvre pianistique d’Antoine Reicha (1770-1836) ; nous en sommes déjà au
troisième volet de l’intégrale. Né à Prague, il ne connut pas son père, décédé
alors qu’il n’avait que dix mois. Dès 1785, sa famille s’installe à Bonn où il
a comme camarade Beethoven dont il est l’exact contemporain. Il se lie d’amitié
avec ce dernier, puis avec Haydn. On le retrouve à Hambourg, à Paris, puis à
Vienne, où il compose un opéra pour la cour impériale. En 1808, il s’installe dans
la capitale française, où il devient un pédagogue réputé. Parmi ses élèves,
figurent parmi bien d’autres Berlioz, Liszt, Gounod et Franck. Il acquiert la
nationalité française et succède à Boieldieu comme membre de l’Institut. Que
reste-t-il aujourd’hui de ce compositeur très doué, mais dont la production n’a
pas eu la reconnaissance attendue ? Quelques opéras, dix-sept symphonies,
des concertos, de la musique de chambre que l’on ne joue que peu souvent. Le
théoricien a éclipsé le créateur. On se rend compte pourtant de la qualité de
sa musique pour piano en écoutant le CD (TOCC 0243) qui contient d’inventifs Etudes ou Exercices, couplés avec un
bondissant Rondeau n° 2 et une
délicieuse Fantaisie sur un thème de
Frescobaldi, le tout composé autour de 1800. La vingtaine de pièces qui
figurent dans les deux livres des études ou exercices peuvent être comparées à
d’autres productions face auxquelles elles n’ont pas à rougir, celles de Hummel
ou même de Clementi, Reicha cherchant la couleur, l’atmosphère poétique et la
séduction. Cette belle découverte est à mettre au crédit du Suédois Henri
Löwenmark, un spécialiste qui, en 2006, a terminé une thèse de maîtrise
consacrée à l’œuvre pianistique de Reicha et a peaufiné le présent
enregistrement en novembre 2016 et janvier 2018.
https://toccataclassics.com/product/august-alexander-klengel-piano-and-chamber-music/ |
Avec August Alexander Klengel
(1783-1852), élève de Clementi, avec lequel il voyagea en Allemagne avant de
devenir précepteur privé dans l’aristocratie de Saint-Pétersbourg, nous sommes
en présence d’un virtuose à la réputation internationale, qui exerça ses
talents jusqu’à Paris et Londres. A Dresde, sa ville natale, où il avait débuté
comme enfant prodige, il fut nommé organiste de l’église catholique de la cour
à partir de 1817. Sa réputation consistait en un legato distingué et une virtuosité
sans failles. Le CD qui lui est consacré (TOCC 0417) est un moment de bonheur
romantique. Il contient plusieurs œuvres pour piano qui évoquent
irrésistiblement Field et Mendelssohn, voire parfois Chopin, mais Klengel n’est
pas un imitateur. Il révèle une inventivité de tous les instants et une
capacité lyrique qui se déploie dans une superbe Fantaisie sur un thème russe de 1821 ou dans des Romances sentimentales de 1823 dont le
caractère « mélancolique, passioné [sic] et calme », ajouté au titre
de la partition, mérite bien ces qualificatifs. Anna Petrova-Forster, qui s’est
déjà distinguée dans la redécouverte de compositeurs méconnus comme Bortkewicz
ou Gretchaninov, séduit par une pudeur contrôlée et par un toucher velouté.
Elle accompagne la violoniste Keiko Yamaguchi dans un rafraîchissant Air suisse avec variations de 1823, et
nous régale en trio avec la même partenaire et la violoncelliste Stefania
Verita, formant ainsi le bien nommé Trio Klengel dans un superbe Grand Trio concertant de 1824, aux longues
envolées et aux contours voluptueux. Nous n’hésitons pas à placer ce disque sur
le premier rayon des découvertes de l’année. Mais, au-delà, on saluera ces
trois premières mondiales du label Toccata comme il se doit, avec un bonheur
d’écoute que vous êtes invités à ne pas négliger.
Jean Lacroix