Kirill Kondrashin dirige la 6e Symphonie de Mahler :
une course à l’abîme
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On sait que la 6e symphonie de Mahler a été
créée à Essen le 27 mai 1906, que l’effectif orchestral est colossal, la
section des cuivres comportant huit cors, six trompettes, quatre trombones et
un tuba. Quant à la percussion, on y découvre des timbales, un glockenspiel, un
célesta (instrument récent à l’époque), des cloches graves, des cloches de
vaches, un xylophone, la grosse caisse, le triangle, le marteau… Dans ses
souvenirs, Alma, la veuve de Mahler, raconte que le compositeur, à l’approche
de la première en public qu’il devait diriger, était de plus en plus angoissé.
Le sujet de son oeuvre - la solitude au sein de la nature et la confrontation
de l’homme avec la mort dans une lutte perdue d’avance - évoquait en lui des
sentiments de peur. Etait-ce la prémonition des terribles événements de 1907, à
savoir le décès de sa fille aînée, Putzi, à peine âgée de cinq ans, et le
diagnostic de son incurable maladie cardiaque jumelés à son départ de l’Opéra
de Vienne suite aux attaques d’une presse antisémite déchaînée ? Cette
symphonie en quatre mouvements, qualifiée de « tragique » par Mahler
lui-même, est une immense fresque sonore, qui plonge l’auditeur dans un chaos
eschatologique dès le début du premier Allegro, chaos qui se poursuit dans un
Scherzo échevelé. Seul l’Andante moderato apporte une plage de relative
sérénité avant l’effervescence rythmique et le déferlement de l’Allegro final,
ponctué par les coups du destin, symbolisé par le marteau dont la puissance
finit par avoir raison de l’homme, anéanti. Cet absolu chef-d’œuvre, dont la
portée psychologique et philosophique est considérable, est l’une des
partitions les plus spectaculaires dédiées à l’orchestre et une expérience
musicale hors du commun. Ceux qui l’ont vécue en salle de concert savent ce que
nous voulons dire.
La discographie de la 6e Symphonie est
gigantesque. On ne compte plus les enregistrements depuis celui de Charles
Adler à la tête des Wiener Symphoniker en 1952, avant même que Leonard
Bernstein n’entreprenne son intégrale révélatrice avec le Philharmonique de New
York dans les années 1960, renouvelée à Vienne en live en 1976 (DVD, à
voir !) puis encore en CD en 1988. Les versions qui datent d’avant l’an
2000 sont sans doute les plus représentatives quant à l’option
conceptuelle défendue par le chef
d’orchestre. On a ainsi le choix entre la grandeur dramatique de Barbirolli (1967,
New Philharmonia, 84 minutes), l’engagement physique de Bernstein (1967, New
York, 78 minutes), la lisibilité exempte de pathos de Kubelik (1968,
Bayerischen Rundfunks, 74 minutes), la noirceur tragique de Karajan (1977,
Berlin, 82 minutes), le romantisme exacerbé de Tennstedt (Londres, studio 1983,
88 minutes), l’expérience pathologique de la lenteur à la limite de la
suffocation de Sinopoli (Philharmonia, 1987, 93 minutes) ou la froideur
résignée de Boulez (1995, Vienne, 79 minutes). Avec d’incroyables différences
de durée globale qui interpellent : entre Kubelik 74 minutes et Sinopoli
93 minutes, il y a un gouffre… Mahler a indiqué sur sa partition :
« Nicht schleppen ! » - « ne pas traîner ! »).
Un nouveau CD paru chez SWR Classic (SWR19416CD) vient bousculer tout ce
beau monde. Il s’agit d’une bande de la radio allemande jusqu’ ici
inédite, enregistrée en studio et en stéréo les 13 et 15 janvier 1981 à
Baden-Baden dans un son remarquable. Le Südwestfunk-Orchester local est dirigé
par Kirill Kondrashin. Moins de deux mois plus tard, ce chef russe réfugié en
Occident depuis décembre 1978 devait mourir le lendemain d’un concert au cours
duquel il avait interprété une autre symphonie de Mahler, la Première,
sous-titrée « le Titan ». Pesons les mots : sa version de la 6e
symphonie est hallucinante, d’une urgence constante et d’une qualité
instrumentale confondante. Elle remet en question toutes nos valeurs quant à
cette partition volcanique. Kondrashin avait déjà enregistré les 5e,
6e et 7e symphonies de Mahler, pour Melodiya. En mai
1978, pour la 6e, il était à la tête de la Philharmonie de
Leningrad, la phalange que son titulaire Mrawinsky tenait d’une main de fer. Il
la bouclait en un peu plus de 65 minutes, près de dix minutes de moins que
Kubelik. La critique avait relevé avec intérêt cette passionnante
interprétation, quelque peu dénaturée par une prise de son métallique et par la
dureté typique des instruments russes de l’époque : cuivres criards,
trompettes grinçantes… On se sentait d’ailleurs, tradition oblige, parfois plus
proche de Chostakovitch que de Mahler.
Cette fois, à Baden-Baden, on est face à ce que l’on
n’entend nulle part ailleurs : une course à l’abîme, qui prend à la gorge
dès les premières mesures dans un tempo insensé qui ne perdra pas un seul
instant son équilibre, son influx rythmique, sa fougue, ni le parcours de
l’insoutenable plongée vers le désastre final voulu par Mahler. Kondrashin
boucle sa vision qui ressemble à un rouleau compresseur en un peu plus de 68
minutes. Sa 6e s’achève pratiquement au moment où Sinopoli va lever
sa baguette pour entamer l’Allegro final ! C’est dire l’angoisse
permanente et destructrice du climat instauré. On a la sensation d’écouter le
tempo idéal, sans le moindre trompe-l’œil, d’autant plus que l’Andante moderato
n’est pas figé ni immobile comme chez tant d’autres ; il est d’une
fluidité annonciatrice du combat final que l’homme va livrer ensuite, dans un
final suffocant, sans répit, qui conduit tout droit à l’enfer. Il faut
découvrir l’art avec lequel, dans ce dernier mouvement, Kondrashin entraîne ses
musiciens, chauffés à blanc, dans un monde où le corps à corps est devenu
oppressant. Laissez-vous emporter par le torrent qui s’ouvre devant vous dans
ce Final à partir de 18’ 30. Les cinq minutes qui suivent vous plongeront dans
une folie apocalyptique qui laisse pantois, avant de sombrer dans une brève
plage de fatalisme sans issue et d’espoir désespéré, presque jusqu’au silence,
avant de s’achever par le sec couperet terminal. C’est foudroyant, fulgurant,
puis glaçant… et physiquement épuisant pour l’auditeur. La presse
internationale ne s’y est pas trompée, en tout cas. Ce CD a obtenu récemment un
Diapason d’or.
Avouons-le sans ambages : les symphonies de Mahler
feraient partie de notre bagage si nous étions en partance pour l’île déserte.
Si une seule nous était accordée, ce serait certes une punition cruelle, mais ce serait sans
hésitation la 6e de Kondrashin à Baden-Baden.
Jean
Lacroix