lundi 4 février 2019

Les symphonies de Rued Langgaard

L’univers fascinant des symphonies de Rued Langgaard

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Si vous vous rendez un jour au Danemark, vous devez visiter sa ville la plus ancienne, située dans le sud du pays, à 25 kilomètres d’Esbjerg et à 50 kilomètres de Kolding. La localité de Ribe, qui compte un peu plus de 8 000 habitants, est une destination touristique réputée pour le charme de ses maisons de pêcheurs et de ses commerces artisanaux, ainsi que, vous pouvez faire confiance à quelqu’un qui en a fait l’expérience, pour sa gastronomie. Pendant longtemps, Ribe fut l’un des plus importants ports de pêche de la mer du Nord avant que l’ensablement ne vienne stopper son activité. C’est là que fut construit le premier hôtel de ville du Danemark, un bâtiment superbe qui date de la fin du XVe siècle. C’est là aussi que l’on peut découvrir une cathédrale romane qui remonte au milieu du XIIe siècle, avec des fresques médiévales de toute beauté, des mosaïques et un orgue, réaménagé après 1970, remplaçant celui qui existait depuis 1635, dont on peut admirer encore une partie de la façade. C’est à Ribe qu’un compositeur danois méconnu, Rued Langgard, aboutit en 1940 où il venait d’être nommé organiste permanent et Cantor de la cathédrale. Ce nom ne vous dit rien ? Ce n’est pas étonnant : Rued Langgaard (1893-1952) a été, de façon scandaleuse, totalement négligé par les cercles musicaux officiels danois, alors que l’on prend de plus en plus conscience que son imposante production est d’une incroyable richesse.

Né à Copenhague, Langgaard est le fils d’un pianiste, qui eut le privilège d’être un élève de Liszt. Il affirme des dons précoces pour le piano et la composition ; solitaire, il sera considéré comme un autodidacte, même s’il reçut quelques leçons de Carl Nielsen. Il termine sa Symphonie n° 1 à l’âge de 17 ans (il en composera seize, pour la plupart de grandes dimensions - mais la onzième ne dépasse pas les six minutes -), symphonie qui va avoir l’insigne honneur d’une première mondiale par l’Orchestre Philharmonique de Berlin, excusez du peu, sous la direction d’Oskar Fried en 1913. Elle va faire l’objet d’une critique élogieuse en pays germaniques, dans lesquels Langgaard sera toujours reconnu et où d’autres partitions seront créées, alors qu’il est négligé au Danemark, et même mis à l’écart. De manière incompréhensible sur le plan musical, au-delà de prétextes un peu obscurs qui font état d’une personnalité idéaliste, peu souple, pleine de phobies (une crise mentale l’obligera à un séjour en sanatorium en 1915), aux manières un peu asociales : on prétend qu’il porte des cheveux trop longs et qu’il s’habille de façon négligée. En fait, ce créateur à l’œuvre abondante (plus de 430 partitions dans tous les domaines) est un musicien qui se situe un peu en avant-garde au début de sa carrière, puis prendra délibérément la voie d’un style très personnel. Il s’efforcera en tout cas de refuser tout esprit anti-romantique. L’audition de ses symphonies en apporte la preuve. Des intégrales peu médiatisées chez nous, ont paru, l’une dans les années 1990, chez Danacord, par l’Artur Rubinstein Philharmonic Orchestra avec à sa tête le Lithuanien Ilyas Stupel, l’autre chez Dacapo, il y a une dizaine d’années, par l’Orchestre symphonique de la Radio danoise sous la baguette de Thomas Dausgaard.

Plus de vingt ans après la disparition de Langgaard, on a pris conscience de la qualité de ses compositions, notamment lorsque son Harmonie des sphères, pour soprano, chœurs et deux orchestres, dont l’un éloigné à la manière mahlérienne, a fait l’objet d’une reconnaissance en 1968, poussant même Ligeti à proclamer qu’il était un épigone de Langgaard. Pour ce dernier, chaque œuvre équivaut à un message à portée religieuse, au sens large du terme, ce qui crée des connexions, par exemple avec Arvo Pärt. S’agit-il d’une musique anachronique ? Certes non : elle trouve son inspiration dans un modernisme expressif. On y trouve des influences indirectes de Tchaïkowski, Wagner, Niels Gade ou Richard Strauss, mais aussi du premier Schoenberg, de Debussy ou de Nielsen ; le tout est revêtu d’une touche personnelle qui flatte l’oreille, retient l’attention et emmène l’auditeur dans un univers fascinant, parfois hypnotique, souvent grandiose, fruit d’une maîtrise de l’orchestration assez stupéfiante.

Pou s’en convaincre, il faut découvrir séance tenante un admirable CD au son magistral, qui regroupe deux œuvres majeures de Langgaard, confiées à l’Orchestre Philharmonique de Vienne, s’il vous plaît !, sous la direction du chef finlandais Saraki Oramo. Créée à Copenhague en novembre 1914, la Symphonie n° 2 « Eveil du printemps », fut révisée en 1948. Cette ample partition de quarante minutes, nourrie de grandes envolées lyriques et mystiques, une paraphrase d’un Noël danois apparaissant au second mouvement, se clôture par l’intervention d’une soprano - Anu Komski, voix éthérée -, qui illustre de beaux vers du poète Emil Rittershaus (1834-1897) où l’épanouissement de la nature est évoqué. Quant à la Symphonie n° 6, créée en 1923, dont le sous-titre peut se traduire par « Les cieux en lambeaux », elle est en une seule coulée d’un peu plus de vingt minutes, elle se déploie en vagues successives qui opposent les forces du bien et du mal. A partir de deux thèmes, elle se développe en cinq variations qui alternent explosivité et phases d’apaisement, avant d’aboutir à une gigantesque progression orchestrale, sorte de glorification envoûtante et monumentale très impressionnante. En complément, on découvre avec ravissement une partition intimiste pour cordes de la fin des années 1940, Etoiles du matin inaperçues, qui rappelle l’atmosphère de Vaughan Williams. Le CD se clôt de façon étrange par le Tango Jalousie « Tango Tzigane », œuvre populaire de Jacob Gade (1879-1963) que l’on entend dans de nombreux films. Présence un peu incongrue dans le contexte, mais qui ne dure qu’un peu moins de quatre minutes ; la version du Philharmonique de Vienne y est exaltante, orchestre et chef prennent un plaisir évident à s’encanailler.   

Cet enregistrement (Dacapo 6.220653), effectué au Wiener Konzerthaus en avril 2017 pour la deuxième symphonie et en avril 2018 pour la sixième, est une pure merveille qui ouvre bien des horizons, d’autant plus que la phalange prestigieuse qui le sert est dans une forme éblouissante et entend rendre justice à une musique hors normes qu’il serait raisonnable d’inscrire au programme de maints concerts. Formons le vœu que la Philharmonique de Vienne continue à servir Rued Langgaard avec autant de panache.


                                                                    Jean Lacroix