L’univers fascinant des symphonies de Rued Langgaard
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Si vous vous rendez un jour au
Danemark, vous devez visiter sa ville la plus ancienne, située dans le sud du
pays, à 25 kilomètres d’Esbjerg et à 50 kilomètres de Kolding. La localité de
Ribe, qui compte un peu plus de 8 000 habitants, est une destination
touristique réputée pour le charme de ses maisons de pêcheurs et de ses
commerces artisanaux, ainsi que, vous pouvez faire confiance à quelqu’un qui en
a fait l’expérience, pour sa gastronomie. Pendant longtemps, Ribe fut l’un des
plus importants ports de pêche de la mer du Nord avant que l’ensablement ne
vienne stopper son activité. C’est là que fut construit le premier hôtel de
ville du Danemark, un bâtiment superbe qui date de la fin du XVe siècle. C’est
là aussi que l’on peut découvrir une cathédrale romane qui remonte au milieu du
XIIe siècle, avec des fresques médiévales de toute beauté, des mosaïques et un
orgue, réaménagé après 1970, remplaçant celui qui existait depuis 1635, dont on
peut admirer encore une partie de la façade. C’est à Ribe qu’un compositeur
danois méconnu, Rued Langgard, aboutit en 1940 où il venait d’être nommé
organiste permanent et Cantor de la cathédrale. Ce nom ne vous dit rien ?
Ce n’est pas étonnant : Rued Langgaard (1893-1952) a été, de façon
scandaleuse, totalement négligé par les cercles musicaux officiels danois,
alors que l’on prend de plus en plus conscience que son imposante production
est d’une incroyable richesse.
Né à Copenhague, Langgaard est le
fils d’un pianiste, qui eut le privilège d’être un élève de Liszt. Il affirme
des dons précoces pour le piano et la composition ; solitaire, il sera
considéré comme un autodidacte, même s’il reçut quelques leçons de Carl Nielsen.
Il termine sa Symphonie n° 1 à l’âge
de 17 ans (il en composera seize, pour la plupart de grandes dimensions - mais
la onzième ne dépasse pas les six minutes -), symphonie qui va avoir l’insigne
honneur d’une première mondiale par l’Orchestre Philharmonique de Berlin,
excusez du peu, sous la direction d’Oskar Fried en 1913. Elle va faire l’objet
d’une critique élogieuse en pays germaniques, dans lesquels Langgaard sera
toujours reconnu et où d’autres partitions seront créées, alors qu’il est
négligé au Danemark, et même mis à l’écart. De manière incompréhensible sur le
plan musical, au-delà de prétextes un peu obscurs qui font état d’une
personnalité idéaliste, peu souple, pleine de phobies (une crise mentale
l’obligera à un séjour en sanatorium en 1915), aux manières un peu
asociales : on prétend qu’il porte des cheveux trop longs et qu’il
s’habille de façon négligée. En fait, ce créateur à l’œuvre abondante (plus de
430 partitions dans tous les domaines) est un musicien qui se situe un peu en avant-garde
au début de sa carrière, puis prendra délibérément la voie d’un style très
personnel. Il s’efforcera en tout cas de refuser tout esprit anti-romantique.
L’audition de ses symphonies en apporte la preuve. Des intégrales peu
médiatisées chez nous, ont paru, l’une dans les années 1990, chez Danacord, par
l’Artur Rubinstein Philharmonic Orchestra avec à sa tête le Lithuanien Ilyas
Stupel, l’autre chez Dacapo, il y a une dizaine d’années, par l’Orchestre
symphonique de la Radio danoise sous la baguette de Thomas Dausgaard.
Plus de vingt ans après la
disparition de Langgaard, on a pris conscience de la qualité de ses
compositions, notamment lorsque son Harmonie
des sphères, pour soprano, chœurs et deux orchestres, dont l’un éloigné à
la manière mahlérienne, a fait l’objet d’une reconnaissance en 1968, poussant
même Ligeti à proclamer qu’il était un épigone de Langgaard. Pour ce dernier,
chaque œuvre équivaut à un message à portée religieuse, au sens large du terme,
ce qui crée des connexions, par exemple avec Arvo Pärt. S’agit-il d’une musique
anachronique ? Certes non : elle trouve son inspiration dans un
modernisme expressif. On y trouve des influences indirectes de Tchaïkowski,
Wagner, Niels Gade ou Richard Strauss, mais aussi du premier Schoenberg, de
Debussy ou de Nielsen ; le tout est revêtu d’une touche personnelle qui
flatte l’oreille, retient l’attention et emmène l’auditeur dans un univers
fascinant, parfois hypnotique, souvent grandiose, fruit d’une maîtrise de
l’orchestration assez stupéfiante.
Pou s’en convaincre, il faut
découvrir séance tenante un admirable CD au son magistral, qui regroupe deux
œuvres majeures de Langgaard, confiées à l’Orchestre Philharmonique de Vienne,
s’il vous plaît !, sous la direction du chef finlandais Saraki Oramo.
Créée à Copenhague en novembre 1914, la Symphonie n° 2 « Eveil du
printemps », fut révisée en 1948. Cette ample partition de quarante
minutes, nourrie de grandes envolées lyriques et mystiques, une paraphrase d’un
Noël danois apparaissant au second mouvement, se clôture par l’intervention
d’une soprano - Anu Komski, voix éthérée -, qui illustre de beaux vers du poète
Emil Rittershaus (1834-1897) où l’épanouissement de la nature est évoqué. Quant
à la Symphonie n° 6, créée en 1923, dont le sous-titre peut se traduire par
« Les cieux en lambeaux », elle est en une seule coulée d’un peu plus
de vingt minutes, elle se déploie en vagues successives qui opposent les forces
du bien et du mal. A partir de deux thèmes, elle se développe en cinq
variations qui alternent explosivité et phases d’apaisement, avant d’aboutir à
une gigantesque progression orchestrale, sorte de glorification envoûtante et
monumentale très impressionnante. En complément, on découvre avec ravissement
une partition intimiste pour cordes de la fin des années 1940, Etoiles du matin inaperçues, qui
rappelle l’atmosphère de Vaughan Williams. Le CD se clôt de façon étrange par
le Tango Jalousie « Tango
Tzigane », œuvre populaire de Jacob Gade (1879-1963) que l’on entend
dans de nombreux films. Présence un peu incongrue dans le contexte, mais qui ne
dure qu’un peu moins de quatre minutes ; la version du Philharmonique de
Vienne y est exaltante, orchestre et chef prennent un plaisir évident à
s’encanailler.
Cet enregistrement (Dacapo
6.220653), effectué au Wiener Konzerthaus en avril 2017 pour la deuxième
symphonie et en avril 2018 pour la sixième, est une pure merveille qui ouvre
bien des horizons, d’autant plus que la phalange prestigieuse qui le sert est
dans une forme éblouissante et entend rendre justice à une musique hors normes
qu’il serait raisonnable d’inscrire au programme de maints concerts. Formons le
vœu que la Philharmonique de Vienne continue à servir Rued Langgaard avec
autant de panache.
Jean Lacroix