Dans cette huitième invitation à aimer la
musique, Jean Lacroix dont on sait la vigilance quant à la qualité des
productions discographiques ou des concerts en life (bientôt il se rendra
à La Monnaie pour écouter "La Flûte enchantée" et nous en dire davantage
sur cette nouvelle production du prestigieux opéra bruxellois), nous dit la
difficulté de filmer l'opéra, d'en donner une version "captée" qui
puisse devenir une version de référence. Celle-ci enregistrée au Teatro réal de
Madrid ne l'a pas convaincu... N'y aurait-il pas ici matière à poser de manière
plus structurelle la question de l'adéquation entre l'opéra et sa
représentation hors les scènes vivantes? On se souvient de grandes versions
cinématographiques, comme "La flûte enchantée", encore, réalisée par Ingmar Bergman ou le
"Carmen" de Francesco Rosi, par exemple: la réussite de telles
entreprises ne vient-elle pas de l'adaptation des oeuvres au support sur lequel
elles seront diffusées? C'est à dire à la syntaxe du cinéma?
Jean Jauniaux, le 21 août 2018
Lucio Silla de Mozart en DVD : de l’utilité de
l’image ?
La question est moins anodine qu’on ne
pourrait le croire. Pouvoir disposer, chez soi, de spectacles que l’on n’aurait
pu visionner d’une autre manière que par le truchement du DVD est une aubaine.
Mais il faut reconnaître aussi que le marché actuel de ce support précieux, qui
nous a apporté déjà bien des richesses thésaurisées avec gourmandise (par
exemple les productions de Ponnelle ou le cycle Mahler/Bernstein), est un peu à
la peine. Ce Lucio Silla de Mozart, production de Paul Guth créée à Vienne en
2005 par Harnoncourt, sort-il du lot ?
La réponse est double. A la fois positive et
négative. Il s’agit ici (BelAir BAC150) d’une reprise madrilène d’octobre 2017.
L’argument est connu : dans la Rome antique, le dictateur Lucio Silla a fait
passer pour mort le sénateur Cecilio, qui est en fait proscrit. Cecilio revient
secrètement, inquiet du sort de celle qu’il aime, Giunia, convoitée par Lucio
Silla. Après bien des péripéties, Cecilio est arrêté et condamné, mais Giunia
obtient sa grâce avant que Silla n’accepte l’union des deux amants et
n’abdique. Thème dramatique à souhait, pour lequel Mozart a écrit une
partition, créée à Milan le 26 décembre 1772 (il avait seize ans !), à
l’orchestration fine et élégante, pleine de subtilités d’écriture et
d’harmonies audacieuses, avec des chœurs solennels et des airs douloureux,
nobles ou grandioses. Mozart avait connu le succès avec Mithridate, créé dans
le même lieu deux ans auparavant. Avec Lucio Silla, il accomplissait un pas de
géant vers le grand théâtre musical. Cet opéra est bien plus qu’un jalon dans
sa carrière, c’est un événement. C’est donc avec un vif intérêt que l’on
s’installe pour savourer les images.
Celles-ci sont assez sombres, comme le
montrent les photographies reproduites dans le livret. On y voit des murs
carrelés, des costumes sombres (celui de Giunia tranche avec les cheveux
flamboyants de Patricia Petibon) et une sorte de tour bétonnée qui incite
plutôt à la déprime qu’à l’action glorieuse. Tout cela est en fin de compte
assez tristounet. Quant au plateau vocal, il est inégal. Le Silla de Kurt
Streit montre des signes de fatigue dans la voix, qu’il compense par une ardeur
combative, alors que Silvia Tro Santafé, dans le rôle de Cecilio, affiche une
santé vocale sans failles. Les autres protagonistes sont bons, sans plus, pas
toujours aidés par la direction d’Ivor Bolton, qui n’enflamme guère un
orchestre de qualité moyenne, celui du Teatro Real, mais il permet aux chœurs
un déploiement satisfaisant. Reste la magnifique Patricia Petibon, pour
laquelle nous avouerons un faible autant pour ses qualités de cantatrice que
pour l’investissement qu’elle a l’habitude d’injecter dans ses prestations. A
elle seule, elle ne pouvait sauver une production moyenne dans sa réalisation,
il faut reconnaître qu’elle n’est d’ailleurs pas dans sa meilleur forme vocale.
Il n’empêche : les accents qu’elle imprime à ses angoisses et à ses désespoirs
sont déchirants et son talent de comédienne demeure intact. Le verdict est à
mi-chemin : il y a trop peu de productions filmées de Lucio Silla pour négliger
celle-ci. La version de référence en DVD est encore à venir, même si celle de
la Scala de Milan dirigée par Minkowski en 2016 servait mieux la musique de Mozart.
Jean Lacroix
Références du DVD: