« La tristesse des femmes en
mousseline »
Jean-Daniel Baltassat,
aux Editions Calmann-Levy.
Sortie en librairie le 16 août 2018.
L'auteur sera l'invité de la rencontre littéraire de PEN Belgique à Bruxelles le 10 septembre 2018.
Voici un roman majeur, définitif, intense. Clé
de voûte de ce que Baltassat a déjà publié parmi ses « romans d’art »,
inspirés d’œuvres et d’artistes imaginaires ou réels, comme Le valet de peinture, Le divan de Staline.
La
tristesse des femmes en mousseline produit la sensation vertigineuse de
pouvoir déchiffrer la peinture, la littérature, l’art et la vie en disposant
enfin d’une palette et d’un d’alphabet sensibles. Il n’est pas une page de ce
grand livre où l’on n’ait envie de s’arrêter et de revenir pour souligner une
phrase, pour entourer un paragraphe, pour annoter d’un point d’exclamation
(point d’admiration) les formulations par lesquelles s’exprime, en fin de
compte, la fonction de l’art, cet « excès d’amour » qu’évoque Berthe
Morisot lorsqu’elle parvient enfin à répondre à la demande que lui avait
adressé Mallarmé d’exprimer « un mot, une phrase qui dirait le poème de
(sa) peinture ».
Le roman alterne, en les superposant, la
perception qu’a Paul Valéry de la fin de sa vie, de l’épuisement des sens, de
ce début d’indifférence aux réalités épouvantables du monde de février 1945, et
le souvenir des rencontres fondamentales, un demi siècle plus tôt, du jeune
Valery avec Mallarmé, et avec celles et ceux qui composaient sa cour fervente
des « Mardis ». Il y a vu pour la première fois la peintre Berthe
Morisot.
S’insèrent dans ce va-et-vient entre la réalité et ce que la mémoire nous en laisse, enchâssées au cœur du roman, les pages
d’un carnet apocryphe de Berthe Morisot que recopie le poète pour nourrir le
catalogue d’une exposition mise sur pied à l’Orangerie en 1941. Lorsqu’il s’y
rend, en juin de cette année-là, Valery se fait accoster avec violence par une
visiteuse indignée qu’il se soit associé à l’insolente exposition de la beauté,
comme s’il ne savait pas « ce qui se passe dehors ! ».
Il s’agit là de la première partie de ce roman
diptyque dont le deuxième panneau romanesque et imaginaire est fait du carnet
de Berthe Morisot qu’invente et recrée pour nous le romancier. Il y a dans ce deuxième
mouvement de l’œuvre un autre éblouissement dont l’écrivain enveloppe le lecteur,
en lui donnant accès à cette part de l’intime où l’artiste puise son œuvre, cet
énigmatique labyrinthe de sensations, de sentiments, de peurs, de doutes dont
l’artiste ne cesse d’explorer l’inconnu. Ainsi en va-t-il de ces pages où
Berthe Morisot raconte les séances de pose au cours desquelles Edouard Manet,
son beau-frère, réalise une des œuvres les plus déroutantes de son temps,
« Le Balcon ». Le romancier nous offre, par l’artifice d’un carnet
imaginaire, une vision stupéfiante du tableau dont il reconstitue la genèse à
partir des rêveries et des pensées d’un des personnages de celui-ci, peintre
elle-même. Il y a là une mise en abyme sidérante de ce qu’un tableau nous donne
à voir d’inépuisable.
Le roman se clôt par un retour au réel, dans
l’appartement de Valéry. Nous sommes en 1945. Le réel s’incarne dans la
personne d’Hélèna Brovner, jeune femme juive, cachée depuis trois ans, au
visage « de pure couleur en guise de face ou de masque. » Il songe
alors, le poète, à « ces visages aux traits effacés (…), rien d’autre que
la peinture du silence de Morisot ».
A partir de cet entrelacement des temps, de
ces surgissements de l’avant – jeunesse, art, beauté – dans le présent – les
camps que l’on découvre et libère, la dévastation de l’humanité –, JD Baltassat
tire les fils de ce jeu d’ombres et de lumières qu’il noue, tresse, et tisse. Il
alterne les points de vue, use de ce « on » et de ce
« nous » lorsqu’il nous place dans le regard de Valéry ; il
déploie, à sa manière de peintre, toutes les nuances d’un phrasé dont les
résonances nous laissent pantois d’émotion ; il développe, à sa façon de photographe,
les images du réel en choisissant le cadrage et la lumière qui en feront
ressortir l’essentiel, le presque dissimulé. Combien de fois, en le lisant,
nous sommes-nous arrêtés au bout de la page, pour revenir à son début et,
retenant notre avancée dans le livre, avons-nous exploré à nouveau l’espace
littéraire de Baltassat ? Chacune de ces pages est un ravissement du
sensible, de l’intelligence, de la littérature et de l’art. La tristesse… nous raconte certes ce que furent Berthe Morisot et
Paul Valéry. Bien au-delà des apparences, Baltassat explore un questionnement
universel : quelle est la place de l’art et de la beauté dans l’univers
humain ? Cet « excès d’amour » n’est-il pas un leurre, un
mensonge, une dissimulation, une escroquerie
lorsqu’il est confronté au réel ? A moins que ce ne soit
l’inverse ? Et que l’art seul puisse exprimer les tourments qui nous
constituent, refléter les émotions que le réel nous dissimule ?
Baltassat n’explore-t-il pas ici, une nouvelle
fois, le questionnement central qui le hante : en écrivant comme il le
fait sur l’art, poète-romancier ne nous rappelle-t-il pas que la littérature
nous aide à appréhender le réel en explorant, avec nous, sa complexité qu’il
éclaire à chaque livre ? L’imaginaire
se confond avec le réel, l’explore jusqu’au tréfonds et nourrit en nous cet
insatiable questionnement, cette inlassable curiosité dont Baltassat aiguise
avec voracité les enchantements. Lorsque Baltassat (sur le site de l’éditeur)
dit de Berthe Morisot qu’elle peint « la transparence et la lumière »,
n’évoque-t-il pas inconsciemment sa propre démarche d’écrivain ?
Jean Jauniaux, Fichermont, août 2018.
Jean Daniel Baltassat sera l’invité de PEN
Belgique le 10 septembre 2018 à 18h30 au Palais des Académies de Bruxelles. Il répondra
aux questions de Jean Jauniaux au cours de la première rencontre littéraire de
la rentrée. Pour en savoir davantage : https://www.penbelgique.com
Nous l’avons interviewé à plusieurs reprises
avec la complicité d’Edmond Morrel sur le site de www.espace-livres.be
Nous l’avions également reçu dans le cadre des
rencontres PEN à la sortie du film, Le
divan de Staline, inspiré de son roman éponyme et réalisé par Fanny Ardant.
On rêverait de voir Fanny Ardant incarner le rôle de Berthe Morisot dans une
prochaine adaptation…
Né
en 1949, Jean-Daniel Baltassat a étudié l’histoire de l’art, du cinéma et
de la photographie, et publié plus de vingt ouvrages, sous son nom ou
sous pseudonyme. Son dernier roman, Le Divan de Staline, a été adapté
au cinéma par Fanny Ardant, avec Gérard Depardieu et Emmanuelle
Seigner.
"Berthe, vous pouvez douter de tout, mais pas de cela. Vous portez l’amour en peignant. La main qui tient votre
pinceau est celle de l’amour. Rien ne
pourra se faire de beau sans lui. Qu’importe
si vous ne savez pas où cela vous
conduira, pour qui et comment. Cela viendra
et ce sera votre oeuvre."
1945, à Paris. Paul Valéry, vieux solitaire
indifférent à la fureur des temps, doit
en admettre l’horreur. Cherchant la
lumière, il rouvre le carnet hérité dans
sa jeunesse de Berthe Morisot, peintre du silence et de l’absolu. Dans ses mots, il affronte
l’exigence vitale de beauté qui fut sa
quête. Revient alors le souffle de la
vie, malgré tout.