Décidément, les articles que Jean Lacroix
consacre à l'actualité discographique, qu'il inscrit sous la belle affirmation
de Nietzsche, "Sans la musique, la vie serait une erreur" ouvrent
notre curiosité à des oeuvres, des compositeurs, des interprètes qu'il partage
si volontiers avec nous.
Aujourd'hui, il nous donne l'occasion de
découvrir les initiatives éditoriales du Palazetto Bru Zane aussi connu sous la
dénomination plus officielle de Centre
de musique romantique française . Sur le
site, dont la visite vaut le détour, on peut y lire la vocation de ce lieu:
"Le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française a pour
vocation la redécouverte et le rayonnement international du patrimoine musical
français du grand XIXe siècle (1780-1920). Il s’intéresse aussi bien à la
musique de chambre qu’au répertoire symphonique, sacré et lyrique, sans oublier
les genres légers qui caractérisent « l’esprit français » (chanson,
opéra-comique, opérette). Installé à Venise dans un palais de 1695 restauré
spécifiquement pour l’abriter, ce centre, inauguré en 2009, est une réalisation
de la Fondation Bru."
Jean Jauniaux, Fichermont, le 9 août 2018
La résurrection de La Reine de
Chypre de Fromental Halévy
Les livres-disques du Palazzetto
Bru Zane, le Centre de musique romantique française installé à Venise dans un
palais de 1695 restauré pour l’abriter, sont consacrés à des opéras français
méconnus ou oubliés ; ils en sont à leur dix-septième publication.
Massenet ou Saint-Saëns ont déjà eu à deux reprises l’honneur de voir ainsi
ressuscitée une de leurs partitions négligées, Gounod, Lalo ou Méhul, pour ne
citer qu’eux, ayant eux aussi fait partie du choix de ce Centre à l’esprit
humaniste. On saluera non seulement la présentation soignée de ces éditions qui
sont des objets précieux, à tirage limité, avec des textes d’accompagnement de
qualité, mais aussi l’ambition artistique d’étendre la connaissance que les
professionnels de la musique et les mélomanes peuvent avoir du répertoire.
Chacune de ces parutions a été saluée par la critique comme un événement
éditorial. Cette fois, c’est La Reine deChypre, de Fromental Halévy, un opéra créé en décembre 1841, qui bénéficiede ce travail en profondeur (Ediciones Singulares ES 1032).
Auteur d’un grand nombre de
partitions pour la scène, parmi lesquelles La
Juive de 1835, sur un livret de Scribe, est la plus célèbre, jouée
régulièrement de nos jours, Fromental Halévy (1799-1862) fut un lauréat précoce
(à vingt ans) du Grand Prix de Rome de composition et écrivit une série de
ballets ou d’opéras-comiques avant de connaître le succès avec La Juive, précisément. Sa production
abondante connut ensuite des hauts et des bas. Ce qui n’empêcha pas Halévy de
devenir secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts en 1854, logement de
fonction à l’appui. Pour le lecteur intéressé, on signalera deux DVD :
chez Deutsche Gramophon, La Juive,
montée au Wiener Staatsoper en 2003, avec Neil Schicoff et Krassimira Stoyanova,
exaltants dans les rôles principaux, sous la direction de Vjekoslav Sutej, et Clari, une tragi-comédie de 1828, dans
laquelle, pour la firme Decca, brille Cecilia Bartoli dans un personnage créé
en son temps par la Malibran. C’est une production filmée à l’Opéra de Zurich
en 2008, sous la direction d’Adam Fischer.
La Reine de Chypre est un opéra en cinq actes, les deux premiers se
déroulant en 1441 à Venise, les trois derniers à Chypre. Il raconte les amours
contrariées de Catarina Cornaro, éprise du chevalier français Gérard de Coucy
avec lequel elle va se marier, mais contrainte, suite à une traîtrise de
Mocénigo, d’épouser le roi de Chypre, Lusignan. Un concours de circonstances
conduit ce dernier à sauver la vie du prétendant de sa belle, sans que les
protagonistes ne dévoilent leur identité respective. Lors des noces, Coucy veut
se venger en tuant Lusignan, mais le reconnaît comme son sauveur. Lusignan
l’épargne. Deux ans plus tard, Lusignan se meurt après avoir absorbé un poison
vénitien. Coucy, devenu chevalier de Malte, aide Lusignan et Catarina à
repousser les forces ennemies, et le traître Mocénigo est arrêté. Lusignan
expire en donnant sa couronne à Catarina. Cet argument héroïque a valu à Halévy
le deuxième grand succès de sa carrière. Mais cette Reine de Chypre a disparu des scènes depuis plus de 140 ans !
C’est dire si la présente édition est précieuse, d’autant plus qu’une remarque
de Volker Tosta stipule qu’ « une représentation de ce chef-d’œuvre
s’avère possible. Une production pour la scène peut être montée pour un budget
modéré. Il s’agit d’une formidable chance, aussi bien pour les artistes que
pour le public. » Volker Tosta a rétabli la partition ici jouée, en y
incluant des passages primitifs de la composition, ce dont il s’explique dans
un passionnant article très détaillé.
L’enregistrement a été réalisé au
Théâtre des Champs-Elysées du 5 au 7 juin 2017 par l’Orchestre de Chambre de
Paris et le Flemish Radio Choir, placés sous la direction de l’infatigable
défricheur qu’est Hervé Niquet. Dans la distribution, on trouve dans les rôles
principaux Cyrille Dubois en Gérard de Coucy, Etienne Dupuis en Lusignan, Eric
Huchet en Mocénigo et la magnifique soprano Véronique Gens en Catarina Cornaro,
personnage interprété lors de la création par Rosine Stoltz, dont un texte de
José Pons rappelle la carrière. On connaît le métier et les qualités vocales de
Véronique Gens dont le répertoire est étendu ; elle signe ici une nouvelle
prestation de haut niveau, avec des moments intenses dans l’émotion comme dans
la vaillance ou la déchirure affective. Les protagonistes masculins montrent
leurs qualités : Cyrille Dubois souligne le texte avec finesse et
éloquence, Etienne Dupuis, à la diction impeccable, est un roi probant et Eric
Huchet a les nuances et la noirceur du méchant qui complote et empoisonne.
Cette excellente équipe est soutenue par des chœurs en forme et un Hervé Niquet
dosant avec lucidité les équilibres nécessaires à ce qu’il faut appeler une
réussite d’ensemble, même si la prise de son n’est pas toujours idéale.
Et la partition ? Un texte
de Berlioz écrit dans le Journal des
débats, rapporté dans l’excellent texte de Gérard Condé qui évoque
« le parcours de l’œuvre », témoigne de l’accueil, réservé lors de la
première du 22 décembre 1841, mais aussi du succès qui suivit : […] Car la musique de M. Halévy n’est pas de
celles qu’on puisse goûter et apprécier à sa valeur de prime-abord : elle
a des beautés intimes et complexes – sans que sa forme, cependant, manque de
grandeur, ni son expression de spontanéité – qu’on n’admire et qu’on n’aime
qu’après un examen attentif. On ne pourrait mieux dire ! En tout cas,
Wagner jugea l’œuvre de Halévy digne d’une réduction pour piano et chant dont
il se chargea (1). L’écoute attentive de ces deux CD révèle une musique des
plus séduisantes, alternant avec inventivité les passages collectifs, les
moments d’intimité ou de drame, l’équilibre des ensembles vocaux, la poésie qui
s’installe pour adoucir les tensions, le tout souligné par une orchestration
fine qui ne néglige ni la grandeur, ni la clarté, ni la subtilité. Les actes II
et V sont particulièrement remarquables. Une belle découverte, à ne pas rater,
puisque, répétons-le, c’est le seul moyen actuel de se régaler de l’inventivité
musicale de cette Reine de Chypre.
Jean Lacroix
(1) Le lecteur lira sur Internet
le texte intitulé Wagner et « la
Reine de Chypre ». Il est tiré de l’édition des Dix écrits de Wagner, parue à la Librairie Fischbacher, en 1898, p.
198-237.