lundi 22 juillet 2019

Joubert et Stanford. Les Anglo-Saxons mis à l’honneur par le label anglais Lyrita



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Né au Cap en Afrique du Sud en 1927, John Joubert est décédé le 7 janvier 2019 ; il aurait eu 92 ans le 20 mars. Ce compositeur à la musique résolument tonale, qui a toujours résisté aux sirènes avant-gardistes, s’inscrit dans la grande lignée de la tradition de la musique anglaise, si méconnue et si négligée chez nous. A tort, il faut le reconnaître, car elle contient un grand nombre de chefs-d’œuvre dont les mélomanes sont privés, faute d’inscription aux programmes des concerts. Un travail en profondeur, qui est aussi celui de la critique musicale, est à accomplir dans ce domaine anglo-saxon si varié. L’industrie du disque est là pour pallier les carences. C’est le cas du label Lyrita, dont le catalogue fourmille de merveilles dont la découverte est indispensable. Deux nouveaux CD sont là pour nous convaincre.
John Joubert, dont les ascendances sont franco-hollandaises, est très vite attiré par les arts, la peinture, la littérature et la musique. Cette dernière va l’emporter. Il découvre le chant choral, en particulier celui d’Edward Elgar et suit, dans son pays natal, les cours de composition d’un professeur renommé, William Henry Bell. Une bourse lui permet, dès 1946, de se perfectionner en Angleterre auprès de personnalités comme Howard Ferguson. Il va y faire carrière, occuper des fonctions académiques et s’atteler à un catalogue riche d’environ deux cents numéros d’opus. Ses premières œuvres sont remarquées, jouées et publiées. C’est le cas, entre autres, de ses partitions concertantes pour divers instruments. En 1958, son Concerto pour piano op. 25, qui ne cache pas sa filiation lointaine avec Beethoven à travers octaves ou arpèges, est le résultat d’une commande du pianiste d’origine russe Iso Elinson qui a été impressionné après avoir entendu en concert la première symphonie de Joubert. La création de cette page a lieu par le dédicataire le 11 janvier 1959, avec l’Orchestre Hallé sous la direction de George Weldon. Une œuvre des plus séduisantes qui fait appel à un orchestre de dimensions réduites, mais avec une importante percussion confiée à deux solistes. La partie pianistique est très virtuose, avec des motifs rythmiques incessants qui donnent une ambiance dynamique et colorée à un paysage sonore dans lequel les flûtes, les hautbois les clarinettes ou les bassons, tous par deux, mais aussi les cuivres et les timbales, s’en donnent à cœur joie. Les trois mouvements déploient une énergie incessante, sur la base d’un matériel thématique riche, avec des traits contrastés ; ceux-ci maintiennent l’attention constante de l’auditeur à travers des images sensibles qui alternent les phases tendres avec des répétitions de notes dramatiques, dans une orchestration haute en couleurs. En réalité, il s’agit plus d’une symphonie concertante qu’une page d’affrontement avec l’orchestre, l’équilibre global est tout à fait maîtrisé. Au clavier, Martin Jones offre une interprétation claire, précise et stylée de ce concerto qui ouvre un CD Lyrita (SRCD.367) de belle facture, carte de visite idéale pour ce compositeur de talent.
Un autre aspect majeur de la production de Joubert se situe dans le domaine de l’opéra, auquel il a consacré des œuvres inspirées de romans de George Eliot ou de Joseph Conrad, mais aussi de Jane Eyre de Charlotte Brontë. L’histoire de l’orpheline, de son aventure d’institutrice en pensionnat, de son mariage manqué, de sa  liaison refusée avec un pasteur, puis de la réconciliation avec l’homme qu’elle aime et finira par épouser, est un sujet dramatique idéal qui occupera Joubert pendant près de vingt ans dans les deux dernières décennies du XXe siècle. Sous l’influence avouée et assimilée de Wagner, Verdi ou Puccini, mais aussi de Stravinsky et Britten, Joubert a créé un langage hautement personnel, dans une écriture fine et intense, avec des moments vocaux de grande intensité. On peut le constater dans l’intégrale enregistrée par le label Somm en 2016. Les cinq interludes symphoniques de l’opéra ont été ensuite utilisés par le compositeur comme matériau pour sa Symphonie n° 3 « sur des thèmes de Jane Eyre » op. 178 (2014-2017) dans une partition de plus de trente minutes, évocatrice de la passion et des états d’âme de l’héroïne. La force et la fragilité de l’attachant personnage qu’est Jane Eyre sont ainsi transposées dans une composition raffinée et imposante, dont l’écoute est des plus séduisantes et montre à quel point Joubert, à travers les années, avait conservé un pouvoir créatif envoûtant. Ce bel hommage est porté avec conviction, dans l’une et l’autre oeuvre, par le BBC National Orchestra of Wales, dirigé par William Boughton, lors d’une prise de son effectuée à Cardiff, au Hoddinott Hall, du 18 au 20 décembre 2017.

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Un autre CD Lyrita (SRCD.382) nous entraîne dans la grande tradition chorale anglaise. Il s’agit des premiers enregistrements mondiaux de deux partitions liées à la tragédie de la Première Guerre mondiale. Elles sont signées Charles Villiers Stanford (1852-1924), né à Dublin, dans une famille aisée d’Anglo-Irlandais. Après un apprentissage dans son pays natal, il se perfectionne à Londres, entre à Cambridge comme boursier avant d’étudier la composition à Leipzig avec Carl Reinecke, qui eut aussi Grieg pour élève, puis à Berlin avec Friedrich Kiel. Rentré à Londres, il y devient professeur et chef d’orchestre. En tant que compositeur, il occupe une place essentielle, non seulement par l’abondance de sa production, qui compte plus de deux cents opus, mais surtout par sa qualité. Stanford est résolument inscrit dans la tradition romantique et lui restera fidèle, en y mélangeant des accents nationaux empruntés à l’Irlande (ses six idiomatiques Irish Rapsodies en témoignent) ou à l’Angleterre. Il est anobli en 1902. Reconnu sans conteste comme un pédagogue de première importance, Stanford verra néanmoins sa production discutée en raison de son conservatisme et de son refus de la modernité, ce qui sera d’ailleurs le cas d’autres compositeurs anglo-saxons. Mais on ne peut nier que dans le domaine de la voix, il a écrit de purs chefs-d’œuvre, notamment les Songs of the Sea op. 91 (1904) et les Songs of the Fleet op. 117 (1910) qui subliment les thèmes de la mer et des marins. Ce compositeur prolifique a laissé sept symphonies et six pages concertantes dont l’audition se révèle passionnante, mais aussi de la musique sacrée dans laquelle il a utilisé l’orgue symphonique, donnant à ses compositions religieuses une dimension recueillie ou grandiose. Elles sont encore au répertoire régulier de nos jours en Angleterre.
Profondément marqué par la Première Guerre mondiale et les souffrances qu’elle a engendrées, Stanford compose à la fin du conflit une Mass « Via Victrix 1914-1918 » solidement charpentée, bien construite, aux élans vigoureux et généreux, qui est son opus 173.
Cette messe s’inscrit chez lui dans une série de partitions, Requiem de 1897, Te Deum de 1898 ou Stabat mater de 1907, qui sont dans la ligne directe de Dvorák. C’est une célébration de la victoire, mais aussi de la pitié pour ce que la nation a subi et pour ceux qui ont été tués au combat, un partage de la douleur inconsolable de ceux qui ont perdu un ou plusieurs êtres chers. Dans ce contexte, comme le feront Delius dans son Requiem ou Bliss dans les Morning Heroes, il s’agit d’exalter le sacrifice demandé à tout un peuple, mais aussi le sentiment religieux qui en découle et sert de réconfort. Tous ces accents se mêlent dans une partition en cinq parties, qui réclame la présence de quatre solistes du chant et d’un chœur, un orgue étant joint à l’orchestre symphonique. Du vivant de Stanford, cette Messe, publiée en 1920, ne connut qu’une exécution partielle, le Gloria, avec orgue seulement, sous la direction du compositeur ; sous la pression d’un establishment qui estimait que son audition ne remporterait pas l’adhésion, le reproche de conservatisme étant toujours présent, sa création complète n’eut pas lieu. Pendant un siècle, elle ne fut accessible que sous forme d’édition. Ce n’est que le 27 octobre 2018 qu’elle fut jouée pour commémorer le centenaire de l’Armistice, au Hall Hoddinott de Cardiff. C’est ce concert public, admirable, qui nous est offert par Lyrita. Une autre partition, publiée en 1921, est jointe à la Via Victrix. Il s’agit d’une marche pour baryton, chœur et orchestre, At the Abbey Gate op. 177, elle aussi enregistrée en première mondiale, deux jours après la Messe. C’est un hymne au Soldat inconnu, qui utilise un poème du Baron Darling, écrit à cette occasion, et qui évoque le transport du corps du combattant de la gare de Victoria Station à l’abbaye de Westminster. La poignante partie centrale est dévolue au baryton qui dialogue avec le chœur à travers des mots qui culminent dans une comparaison entre le sacrifice du soldat et celui, ultime, du Christ. Stanford en dirigea lui-même la création le 5 mars 1921. Le baryton qui devait chanter la partie soliste, Gervase Elwes, fut tué par un train en gare de Boston au cours d’une tournée deux mois avant cette première et fut remplacé par Harry Plunket Greene, spécialiste de Schumann et de Brahms. L’hommage n’en fut que plus émouvant ; au même programme, figurait l’oratorio d’Elgar The Dream of Gerontius. Comme pour Joubert, Lyrita a fait appel ici aux forces du BBC National Orchestra of Wales et de son chœur, placées sous la direction d’Adrian Partington. Les solistes du chant sont la soprano Kiandra Howarth, la contralto Jesse Dandy, le ténor Ruairi Bowen et le baryton Gareth Brynmor Jones, présent dans les deux partitions. Tous ces interprètes servent avec ferveur et grandeur le sens du sacré de la Messe comme de la Marche pour le Soldat Inconnu.

Stanford est enterré à l’abbaye de Westminster, à côté de la tombe de Henry Purcell. Belle justice posthume pour ce compositeur accusé de conservatisme à tel point que l’acerbe critique musical Bernard Shaw avait écrit à son sujet : « La musique de Stanford témoigne d’un conflit effroyable entre l’aborigène celte et le professeur. » (1). L’admirable CD que propose Lyrita vient à point nommé pour souligner le fait que conservatisme ne veut pas dire négation de la musique et que l’inspiration face aux drames de l’histoire peut être porteuse de messages forts et pathétiques.

     Jean Lacroix

(1) Bernard Shaw : Ecrits sur la musique 1876-1950, Paris, Laffont/Bouquins, 1994, p. 99.