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Les lauréats du Concours Reine
Elisabeth se rappellent souvent à notre bon souvenir. C’est le cas du Russe
Denis Kozhukhin, qui l’emporta en 2010, quatre ans après avoir gagné le
Concours international de Leeds. Né à Gorki en 1986, c’est en Espagne, à
l’Ecole supérieure de Musique Reine-Sophie de Madrid qu’il étudia, notamment
avec Dmitri Bachkirov. Ce fut ensuite l’Académie Internationale de piano de
Côme, où il retrouva Bachkirov, mais eut aussi pour professeurs des
personnalités comme Peter Frankl, Boris Berman ou Andreas Staier. Sa
discographie est riche d’enregistrements des concertos de Gershwin, Grieg,
Ravel ou Tchaïkowski ou de pièces de Brahms, tous parus sous le label
Pentatone. Ce même éditeur nous fait entrer aujourd’hui (PTC 5186 734) dans un
monde où la poésie domine, à travers la réunion d’extraits des Lieder ohne Worte de Mendelssohn et des Pièces lyriques de Grieg.
Les Romances sans paroles de Mendelssohn comportent plusieurs cahiers,
huit au total, dont la composition s’étale de 1830 à 1845 pour les six
premiers, les ultimes cahiers étant des pages retrouvées dans les papiers du
musicien et publiées après son décès en 1847. Cette cinquantaine de pièces
brèves sont pour la plupart dédiées à des dames de la haute société, mais aussi
à Clara Schumann. Il semble que ce soit la sœur chérie de Mendelssohn, Fanny,
qui devait mourir peu de temps avant lui, qui ait donné ce nom de Romances sans paroles à ces pièces de
son frère, qui utilisa l’appellation dans une lettre de la fin de 1830.
Caractéristiques du piano romantique, ces œuvres sont évocatrices d’un goût
stylé, d’un lyrisme qui chante, d’une délicatesse infinie. Ces feuillets
d’album écrits au fil de la vie quotidienne de ce musicien de génie peuvent
être considérés comme un recueil d’états d’âme, un journal d’instantanés, d’une
grande liberté d’expression, toujours originaux, toujours inspirés, toujours de
forme simple et lumineuse. Daniel Barenboïm en a gravé une intégrale célèbre.
Pour le présent CD, Kozhukhin a choisi douze morceaux tirés de plusieurs
cahiers qui montrent l’unité de style tout autant que la qualité créative. Le
choix est équilibré, car l’artiste nous transporte dans un univers varié qui
couvre la plupart des sentiments humains, liés à des découvertes personnelles
au cours de voyages, face à la nature ou après des émotions sensibles. Les
contrastes entre ces pièces permettent les envolées comme l’intimisme, la
passion comme les confidences.
Pour compléter ce programme
enchanteur, Kozhukhin a choisi d’adjoindre quatorze extraits des Pièces lyriques de Grieg, un ensemble de
dix cahiers composés sur une trentaine d’années, entre 1867 et la fin des
années 1890. La parenté est évidente avec Mendelssohn. Tout aussi brèves, les
compositions du Norvégien recherchent la vérité et la simplicité des élans,
dans une atmosphère spontanée, dont le panache n’est pas exclu mais magnifié.
On est frappé par l’élégance de l’inspiration et par cette sorte de subtilité
harmonique qui fait penser aux prémices de ce que Debussy écrira,
l’impressionnisme est à portée de doigts. Le choix, tiré de sept cahiers, est
tout aussi judicieux que pour les Romances.
Il montre à quel point Grieg savait se servir du piano comme d’un confident,
lui aussi, mais n’hésitait pas à dépeindre des danses, des scènes de la vie
quotidienne (le brillant Jour de noces à
Troldhaugen qui conclut le disque), des évocations panthéistes de la nature
ou du folklore national. Le lien le plus direct avec Mendelssohn réside dans la
spontanéité du propos, comme dans les couleurs, toujours dosées et chaudes.
Nous aimons beaucoup l’intégrale de Hakon Austbö gravée en 2001, mais il existe
maintes sélections, souvent réussies, comme celle d’Emile Gilels, devenue
mythique. Avec Kozhukhin, rien n’est oublié, ni la pureté, ni la mélancolie, ni
le charme, ni la vibration, ni surtout le sens de la narration qui se déploie
dans chacune des pièces avec un naturel désarmant. Assurément, un très beau CD
de piano, dont la prise de son chaleureuse date de novembre 2018, à Hilversum,
au Musiekcentrum van de Omroep. Il nous fait regretter que Kozhukhin n’ait pas
fait le choix de s’atteler aux intégrales de ce deux massifs majeurs de l’art
du piano. Peut-on rêver qu’il y pense un jour ?
Jean Lacroix