lundi 22 juillet 2019

Le pianiste Denis Kozhukhin réunit des miniatures de Grieg et de Mendelssohn

Lien vers le CD
Les lauréats du Concours Reine Elisabeth se rappellent souvent à notre bon souvenir. C’est le cas du Russe Denis Kozhukhin, qui l’emporta en 2010, quatre ans après avoir gagné le Concours international de Leeds. Né à Gorki en 1986, c’est en Espagne, à l’Ecole supérieure de Musique Reine-Sophie de Madrid qu’il étudia, notamment avec Dmitri Bachkirov. Ce fut ensuite l’Académie Internationale de piano de Côme, où il retrouva Bachkirov, mais eut aussi pour professeurs des personnalités comme Peter Frankl, Boris Berman ou Andreas Staier. Sa discographie est riche d’enregistrements des concertos de Gershwin, Grieg, Ravel ou Tchaïkowski ou de pièces de Brahms, tous parus sous le label Pentatone. Ce même éditeur nous fait entrer aujourd’hui (PTC 5186 734) dans un monde où la poésie domine, à travers la réunion d’extraits des Lieder ohne Worte de Mendelssohn et des Pièces lyriques de Grieg. 
Les Romances sans paroles de Mendelssohn comportent plusieurs cahiers, huit au total, dont la composition s’étale de 1830 à 1845 pour les six premiers, les ultimes cahiers étant des pages retrouvées dans les papiers du musicien et publiées après son décès en 1847. Cette cinquantaine de pièces brèves sont pour la plupart dédiées à des dames de la haute société, mais aussi à Clara Schumann. Il semble que ce soit la sœur chérie de Mendelssohn, Fanny, qui devait mourir peu de temps avant lui, qui ait donné ce nom de Romances sans paroles à ces pièces de son frère, qui utilisa l’appellation dans une lettre de la fin de 1830. Caractéristiques du piano romantique, ces œuvres sont évocatrices d’un goût stylé, d’un lyrisme qui chante, d’une délicatesse infinie. Ces feuillets d’album écrits au fil de la vie quotidienne de ce musicien de génie peuvent être considérés comme un recueil d’états d’âme, un journal d’instantanés, d’une grande liberté d’expression, toujours originaux, toujours inspirés, toujours de forme simple et lumineuse. Daniel Barenboïm en a gravé une intégrale célèbre. Pour le présent CD, Kozhukhin a choisi douze morceaux tirés de plusieurs cahiers qui montrent l’unité de style tout autant que la qualité créative. Le choix est équilibré, car l’artiste nous transporte dans un univers varié qui couvre la plupart des sentiments humains, liés à des découvertes personnelles au cours de voyages, face à la nature ou après des émotions sensibles. Les contrastes entre ces pièces permettent les envolées comme l’intimisme, la passion comme les confidences.

Pour compléter ce programme enchanteur, Kozhukhin a choisi d’adjoindre quatorze extraits des Pièces lyriques de Grieg, un ensemble de dix cahiers composés sur une trentaine d’années, entre 1867 et la fin des années 1890. La parenté est évidente avec Mendelssohn. Tout aussi brèves, les compositions du Norvégien recherchent la vérité et la simplicité des élans, dans une atmosphère spontanée, dont le panache n’est pas exclu mais magnifié. On est frappé par l’élégance de l’inspiration et par cette sorte de subtilité harmonique qui fait penser aux prémices de ce que Debussy écrira, l’impressionnisme est à portée de doigts. Le choix, tiré de sept cahiers, est tout aussi judicieux que pour les Romances. Il montre à quel point Grieg savait se servir du piano comme d’un confident, lui aussi, mais n’hésitait pas à dépeindre des danses, des scènes de la vie quotidienne (le brillant Jour de noces à Troldhaugen qui conclut le disque), des évocations panthéistes de la nature ou du folklore national. Le lien le plus direct avec Mendelssohn réside dans la spontanéité du propos, comme dans les couleurs, toujours dosées et chaudes. Nous aimons beaucoup l’intégrale de Hakon Austbö gravée en 2001, mais il existe maintes sélections, souvent réussies, comme celle d’Emile Gilels, devenue mythique. Avec Kozhukhin, rien n’est oublié, ni la pureté, ni la mélancolie, ni le charme, ni la vibration, ni surtout le sens de la narration qui se déploie dans chacune des pièces avec un naturel désarmant. Assurément, un très beau CD de piano, dont la prise de son chaleureuse date de novembre 2018, à Hilversum, au Musiekcentrum van de Omroep. Il nous fait regretter que Kozhukhin n’ait pas fait le choix de s’atteler aux intégrales de ce deux massifs majeurs de l’art du piano. Peut-on rêver qu’il y pense un jour ?

Jean Lacroix