L’Américain Aaron Copland
(1900-1990) et le Mexicain Carlos Chavez (1899-1978) sont deux figures majeures
de la musique panaméricaine. Tous deux ont insufflé à leurs oeuvres un langage
au profil national, tout en adoptant dans leur créativité un mode d’expression
qui relève de l’universel. Ces créateurs éprouvaient le plus grand respect l’un
pour l’autre, comme en témoigne l’importante correspondance échangée. Copland
dirigeait aux Etats-Unis les partitions de Chavez qui lui rendait la pareille
en permettant au public mexicain de découvrir les œuvres de son ami. Un CD Linn
(CKD 604) les réunit dans deux compositions que l’on peut considérer comme les
plus emblématiques de leur production respective : la Symphonie n° 3 pour Copland et la Symphonie n° 2 « Sinfonia India » pour Chavez.
Au cours des années 1940,
plusieurs amis de Copland, qui avait déjà derrière lui une impressionnante
série de succès et avait rencontré un triomphe avec les ballets Appalachian Spring et Rodeo, le pressèrent de composer une
partition symphonique de grande ampleur. L’opportunité vint d’une commande de
la Fondation Koussevitzky qui suscita l’écriture de sa Symphonie n° 3 en 1943. Copland l’acheva en septembre 1946. La
création fut donnée le 18 octobre de la même année par l’Orchestre symphonique
de Boston sous la direction de Serge Koussevitzky qui déclara à cette occasion
qu’il s’agissait de la symphonie américaine la plus importante écrite
jusqu’alors.
Le livret, exclusivement en
anglais, nous apprend que Copland a laissé des notes au sujet de son œuvre,
dans lesquelles il précise qu’elle ne contient pas de références populaires ou
folkloriques, et que des réminiscences avec le jazz ou un matériel traditionnel
sont de pures coïncidences. Il ajoute qu’il a utilisé sa propre musique, celle
de la Fanfare for the Common Man,
composée en 1942 pour cuivres et percussions (elle s’inspire du jazz et du
folklore), en l’élargissant d’une manière progressive dans le dernier
mouvement, Molto deliberato. « Après tout, dit-il, il s’agit d’une partition de guerre ou, plus précisément, d’une œuvre
de la fin de la guerre. C’est un projet ambitieux, qui peut être comparé à ceux
de Mahler ou de Chostakovitch et, par moments, à Prokofiev, en particulier dans
le second mouvement. » Copland était en effet un admirateur de Mahler,
sa musique montre cette nette influence dans le côté grandiose de
l’orchestration. Par ailleurs, tout auditeur un peu informé saisira à la simple
écoute à quel point la Symphonie n° 5 de
Chostakovitch de 1937 et sa dimension tragique sont au cœur même des idées de
l’Américain, comme un hommage à celui qui semblait avoir eu la prémonition des
souffrances que les peuples allaient bientôt endurer de façon si cruelle.
La Symphonie n° 3 de Copland est considérée comme sa partition la plus
révélatrice. Elle contient des éléments qui forment une synthèse de ses
penchants musicaux : la touche populaire avec une tendance abstraite, le
rappel de mélodies typiquement américaines, mais aussi d’hymnes religieux et de
danses country. Cela donne un univers plein de force, de vigueur, de rythmes,
de vives couleurs, avec une forte dramatisation qui tend parfois au
spectaculaire, surtout lorsque les inflexions de la Fanfare dominent le discours.
Pour diriger une telle somme
d’idées musicales, il faut des interprètes solides. Par le passé, la référence
de Léonard Bernstein, ami fidèle de Copland, se distinguait par l’enthousiasme
avec lequel il reproduisait la science orchestrale qui caractérise cette
musique foisonnante. Copland lui-même la dirigea à quatre reprises sur disque,
dans un style plus intériorisé. Mais c’est Antal Dorati, à la tête de
l’Orchestre symphonique de Minneapolis, qui en traduisit le mieux les lignes de
force en 1953, version que l’on trouve dans le troisième gros coffret consacré
à l’aventure « Mercury Living Presence », paru en 2015.
Dans l’enregistrement qui nous
occupe, effectué en public en Pologne, en juillet 2018, au Krzystof Penderecki
European Centre for Music de Luslawice, c’est le charismatique chef mexicain
Carlos Miguel Prieto qui dirige avec un mélange de fougue et de retenue
l’Orchestra of The Americas, dont le conseiller artistique est Placido Domingo.
Cette phalange panaméricaine regroupe des musiciens de moins de 30 ans issus de
25 régions de l’hémisphère occidental. Une vision convaincante, enflammée.
En complément de programme, la Sinfonia india de Chavez, en un seul
mouvement qui ne dure qu’un peu plus de onze minutes, nous entraîne dans un
univers coloré des plus spectaculaires. Ecrite à New York à la fin de 1935,
elle a été créée l’année suivante par Chavez lui-même à la tête du CBS
Orchestra, avant que le compositeur ne la fasse découvrir à ses compatriotes
avec l’Orchestre symphonique de Mexico le 31 juillet 1936. Cette folle
partition, d’une complexité rythmique endiablée, est typique de Chavez et de la
culture indigène de son pays. Elle utilise des mélodies d’Indiens du Mexique,
issues de trois groupes ethniques : les Seri et les Yaquis, de la région
de Sonora, dans le Nord, et les Huichol de Nayarit, qui vivent dans la Sierra
Madre occidentale. Chavez a intégré dans sa partition des instruments
originaux, souvent indisponibles dans les orchestres symphoniques qui leur
substituent des percussions comme les timbales, les cymbales, les xylophones,
les tambours ou les claves (que l’on trouve notamment chez Steve Reich).
L’impact de ce morceau tellurique est énorme, car il procède par paliers avec
un matériel emphatique de plus en plus riche, dans un fourmillement de
sonorités et à travers une mosaïque multicolore qui conclut l’œuvre dans un
climax orgiaque. Léonard Bernstein en a laissé une version délirante en 1962
avec le Philharmonique de New York. Carlos Miguel Prieto et l’Orchestra of the
Americas s’inscrivent dans cette même ligne, avec une superbe progression qui
se termine en apothéose. Il manque seulement le grain d’absolue folie que le
compositeur injecta lui-même à sa Sinfonia
india dans un mythique CD Everest de 1996, où, à la tête du Stadium
Symphony Orchestra de New York, Chavez emportait tout sur son passage
dévastateur. Cet enregistrement étant d’accès difficile, le CD Linn remplit
très bien sa mission en nous offrant deux symphonies panaméricaines
idiomatiques qui sont ici magnifiées avec explosivité.
Jean Lacroix