lundi 22 juillet 2019

Le projet Haydn 2032 de Giovanni Antonini en est à son septième chapitre

 
Lien vers le CD
Le numéro 7 de l’ambitieuse entreprise menée depuis six ans par Giovanni Antonini est paru. En 2032, on fêtera le 300e anniversaire de la naissance de Haydn. Le label Alpha et la Josef Haydn Stiftung de Bâle se sont mis d’accord pour mener à bien d’ici là une nouvelle intégrale des 107 symphonies du compositeur. Si le but est de lui rendre hommage en attirant l’attention sur des publications qui vont s’étaler pendant près de vingt ans, il s’agit aussi de voir Haydn et sa musique comme un kaléidoscope des émotions humaines, comme le précise la notice de présentation générale de cette collection. Contrairement aux autres intégrales connues, celle qui nous occupe ne se construit pas de manière chronologique ou par numéro d’opus, mais selon des matières thématiques, certains CD mettant en miroir des symphonies de Haydn avec des pages de contemporains, comme Gluck, Wilhelm Friedemann Bach, Cimarosa, Kraus ou Mozart. Des concerts publics complètent ce travail de mémoire. Ce vaste projet, qui a débuté en 2013, a été confié à l’infatigable Giovanni Antonini, qui compte le mener à bien avec son ensemble Il Giardino Armonico et l’Orchestre de Chambre de Bâle, complices réguliers de ses prestations. On vient de saluer la sortie du septième volume (Alpha 680) de cette aventure.

Chaque publication porte un titre. Pour le numéro 7, intitulé Gli Impresari (« Les imprésarios » ou « Les directeurs de théâtre »), les symphonies n° 9, 65 et 67 ont été choisies ; des entractes instrumentaux de Thamos, roi d’Egypte de Mozart complètent l’ensemble. Dans le cas présent, c’est l’Orchestre de Chambre de Bâle qui met la main à la pâte. Il est en première ligne depuis le volume 5, les quatre premiers ayant été confiés au Giardino Armonico. Il faut préciser d’emblée que l’une ou l’autre phalange apporte sa part de cohérence à ce projet dont on admire déjà l’architecture générale. Les caractéristiques sont les mêmes dans les sept CD : précision, clarté, transparence, contrastes bienvenus, articulation soignée, engagement, homogénéité, vision équilibrée.
Ce numéro 7 a été enregistré du 2 au 6 octobre 2017 au Landgasthof Riehen de Bâle. Ici, la théâtralité est le moteur principal, mais aussi le discours classique porté à un haut degré de maîtrise. Après les chefs-d’œuvre de 1761 - les symphonies Le Matin, Le Midi et Le Soir -, Haydn écrit l’année suivante la symphonie n° 9, en trois courts mouvements. Des comédiens étaient alors installés à Eisenstadt, et cette jolie partition aurait servi de prélude instrumental à une cantate profane. Quant aux symphonies 65 et 67, elles font partie de la série composée en 1775-1776 ; la séduction mélodique et la variation ornementale y sont présentes, bercées d’un style que l’on pourrait qualifier de « galant » dans le sens noble du terme. La symphonie 65, comme le rappelle la notice du livret, comporte un parfum de maquillage théâtral, expression due au spécialiste américain H.C. Robbins Landon. Sans entrer dans le détail, elle est liée à la représentation d’une comédie de caractère du poète dramatique von Ayrenhoff, L’Attelage en poste ou les nobles passions, qui allait connaître un franc succès en Autriche et dont l’intrigue amusante tourne autour des amours de la jeune Léonore. Cette fille de baron ne veut pas celui qui lui est promis, elle est éprise d’un autre qu’elle finira par épouser, suite à une rocambolesque vente de chevaux qui sert de marché entre les deux prétendants, le fiancé renonçant dès lors à la belle. Une sonnerie de cors de chasse conclut avec panache cette partition délicieuse. Dans la symphonie 67, inspirée par une autre comédie, La Partie de chasse de Henri IV, de Charles Collé, aux multiples rebondissements - dont un orage qui oblige la cour à se réfugier où elle le peut, ce qui permet au roi de manifester sa générosité et sa légèreté sentimentale -, des fanfares de vents et des motifs de chasse interviennent dès le début du premier mouvement dans une alternance de finesse et d’énergie. Après une marche lente sous forme d’Adagio, puis un menuet sous forme de danse tout aussi mesurée, au cours duquel s’inscrit un délicieux duo de violons, l’œuvre s’achève par de fastueux appels de cor, après des solos de bois qui s’en donnent à cœur joie. L’esprit de Mozart est si proche que l’on passe sans coup férir aux parties instrumentales de son Thamos, roi d’Egypte, composées pour la pièce héroïque du même titre du baron Tobias von Gebler et données à Salzbourg en 1776. Le drame étale une puissance grave et tendue, dans un esprit Sturm und Drang qui allie la force de l’inspiration à l’opulence et à la majesté. Un magnifique CD, incisif, dans lequel Antonini et l’Orchestre de Chambre de Bâle multiplient les moments de bonheur sonore.

Un rappel des volumes 1 à 6 déjà parus de ce Haydn 2032 s’impose. Le projet musical, soulignons-le, s’accompagne d’un aspect visuel. Une association avec l’agence Magnum, fondée en 1947 par un groupe de photographes dont faisaient notamment partie Robert Capa et Henri Cartier-Bresson, a été conclue. A chaque fois, un photographe de Magnum est associé pour les couvertures de disques, l’intérieur des livrets - ce qui nous vaut d’étonnantes images parfois décalées, elles aussi « kaléidoscopiques » -, et la communication pour les concerts publics. C’est dire que la série complète sera à terme un éventail de mélanges artistiques conçus avec goût.

CD n° 1 : La Passione (Alpha 670) propose les symphonies n° 1, 39 et 49 avec, dans sa version originale, le ballet-pantomime de Gluck Don Juan ou le Festin de Pierre de 1761. Nous sommes ici en plein Sturm und Drang. La 1ère symphonie date de l’époque qui précède l’entrée de Haydn chez les princes Esterhazy en 1761, la 39e est de 1766-1767, la 49e de 1768. Cette dernière qui donne son titre au CD est sombre, par instants désespérée, dans son Menuet notamment. Antonini joue sur les affects : sa direction est électrique, les pupitres se répondent dans une atmosphère dynamique très théâtrale. Quant à la partition de Gluck, en parfaite adéquation, elle est ébouriffante de plasticité et de nuances chorégraphiques. Ce CD n° 1, enregistré en octobre 2013, ouvrait d’emblée des perspectives alléchantes.

CD n° 2 : Il Filosofo (Alpha 671) programme les symphonies 22, 46 et 47 ainsi que la symphonie F 67 de Wilhelm Friedemann Bach, aux accents haendéliens marqués. La 22e, qui évoque l’intitulé du CD, date de 1764. Elle se caractérise par l’emploi des cors anglais, phénomène peu courant dans la période classique de Haydn, sauf dans le domaine de la musique religieuse ou dramatique. On nage en pleine séduction, car ces instruments s’intègrent aux autres avec jubilation, dans un intense climat poétique. Les symphonies 46 et 47 qui datent de 1772 ont un caractère lumineux qui se déploie à travers d’infinies variétés de timbres. Une nouvelle réussite, pleine de charme, dans une prise de son de juin 2014.

CD n° 3 : Solo e Pensoso (Alpha 672) est dévolu à Haydn seul : trois symphonies, les n° 4, 42 et 64, avec l’ouverture de L’isola disabitata et l’aria de concert  Solo e Pensoso, d’après le superbe 35e sonnet des Canzionere de Pétrarque, dans lequel celui-ci arpente la campagne à pas lents et tardifs. La Symphonie n° 4, en trois mouvements légers, est, comme la 1ère, antérieure à la période Eshkenazy. La 42e de 1771 est imposante ; elle ouvre l’ensemble de la période Sturm und Drang. Quant à la 64e de 1773, elle relève d’une composante plus intime. Le Giardino Armonico use d’une franche attaque des traits et d’une relance permanente, mais cet ensemble chevronné sait doser la mélancolie des mouvements lents qui répondent en écho au poème de Pétrarque. La soprano Francesca Aspromonte est la soliste de cet air poignant, en parfait miroir avec l’ouverture de L’isola disabitata, action théâtrale créée à la fin de 1779 sur des vers de Métastase, qui évoque elle aussi la solitude. Prise de son : novembre 2015. Notons qu’à partir de ce volume 3, Alpha distribue aussi la série en format vinyle, dans une édition de luxe, avec de superbes photographies de l’Agence Magnum.
CD n° 4 : Il Distratto (Alpha 624) rappelle la symphonie n° 60 du même nom. S’y ajoutent les n° 12 et 70, ainsi que, de Cimarosa, l’ébouriffant Il Maestro di cappella, un bijou de finesse dont deux pages du livret expliquent que leur signataire, le Milanais Marco Brolli, a collationné « toutes les sources pour l’édition définitive ». Le baryton Riccardo Novaro assume avec un humour déjanté le rôle comique du maestro dépassé par l’indiscipline de ses troupes. La savoureuse Symphonie n° 12 de 1763 en trois mouvements est la dernière de Haydn à ne pas comporter de menuet. La 70e a été exécutée à l’occasion de la pose de la première pierre du nouveau théâtre Esterhaza, dans les années 1778-1779. Son originalité dans l’orchestration réside en l’ajout aux cordes d’une flûte, de deux hautbois, d’un basson, de deux cors, de deux trompettes et des timbales. Brillance, éclat et rythme sont au programme. Quant à la 60e, elle met en musique des situations et des personnages de la comédie Le Distrait de Regnard, inspirée par les Caractères de La Bruyère, qui a fait l’objet d’une traduction allemande en prose et a été jouée à Salzbourg dès 1776. Cette splendide partition comporte six mouvements et cite une série de mélodies populaires ; son titre s’explique par le fait que les musiciens « distraits » se trompent de morceau ou s’arrêtent pour accorder leurs instruments. Antonini lâche ici la bride au Giardino Armonico dont la netteté musclée fait merveille, dans une joie d’effets débordants d’imagination. Un vrai régal, qui nous incite à suggérer que cet enregistrement de mars 2016 est prioritaire dans  la série en cours.

CD n° 5 : Avec L’homme de génie (Alpha 676), on salue l’entrée en scène de l’Orchestre de Chambre de Bâle, qui relaie Il Giardino Armonico pour les volumes 5 à 7 de la présente entreprise. Ici, les symphonies 19, 80 et 81 partagent l’affiche avec la symphonie VB 142 de Joseph Martin Kraus (1756-1792), exact contemporain de Mozart, à l’existence aussi brève. Une notice du livret explique l’intitulé : Haydn lui-même aurait attribué à Kraus, le titre d’  « homme de génie » dans une lettre adressée à un diplomate suédois, après la rencontre viennoise de 1783 entre les deux compositeurs. Kraus était très attiré par la littérature et participa au mouvement Sturm und Drang. La symphonie VB 142 que l’on entend ici date du moment de cette rencontre et atteste des remarquables qualités de ce créateur qui n’a été redécouvert que depuis quelques décennies. Cette partition impressionnante avait fait l’objet d’une publication dans un CD Naxos de 1997 par l’Orchestre de Chambre suédois, dirigé par Petter Sundkvist. Le tempo d’Antonini est nettement plus accentué et rend mieux justice aux modulations recherchées, émouvant toutes les fibres de l’âme, ainsi que les définissaient un compte rendu d’époque repris dans la notice. L’enjouée et virevoltante Symphonie 19 de Haydn pourrait être, selon l’un des ses biographes, celle que les princes Esterhazy auraient eu comme première impression musicale de leur futur administré. Quant aux 80e et 81e de 1784, elles s’inscrivent dans une démarche plus dramatique qui justifie le rapprochement avec la partition de Kraus. Superbe travail de la phalange bâloise qui, dans ces enregistrements de juillet et octobre 2016 (pour la 80e), accomplit des merveilles.

CD n° 6 : Lamentatione (Alpha 678). Comme dans le CD n° 3, Haydn est ici le seul compositeur à l’affiche. C’est avec la symphonie n° 3 en quatre mouvements d’avant 1761, qui cite un choral et utilise des techniques de composition contrapuntique, qu’Antonini ouvre le thème de ce programme où l’on retrouve aussi les symphonies 26, 30 et 79 ; toutes citent d’ailleurs des chorals. La 26e de 1768-1769 donne son titre à ce sixième volet, en lien thématique avec la Passion du Christ, donnant à l’Adagio central une ambiance générale d’intense recueillement. La respectueuse 30e cite l’Alleluia grégorien de la liturgie du Samedi saint ; l’énergique exultation initiale est rendue avec une clarté dynamique et un souci du dosage entre les vents et les cordes. Quant à la 79e de 1783-1784, pleine de fougue et d’agitation, elle est menée avec une ardeur qui rend justice à son éclat. C’est en mars 2017 que cet enregistrement a été effectué.
Accordons-nous un bref récapitulatif, avant de conclure, pour citer, par opus, les symphonies déjà mises à disposition : les numéros 1, 3, 4, 9, 12, 19, 22, 26, 30, 39, 42, 46, 47, 49, 60, 64, 65, 67, 70, 79, 80 et 81, soit 22 sur les 107. Nous attendons les Parisiennes, les Londoniennes et toutes les autres avec un intérêt non dissimulé.
Nous invitons par ailleurs chaque mélomane attiré par ce qui sera une pierre angulaire de la riche discographie des symphonies de Haydn à se plonger dans les textes (en trois langues, dont le français) de chaque livret avant audition. L’ambition de ce projet pharaonique est à la hauteur de sa  cohérence et des qualités musicales qui le servent. Bien des merveilles doivent encore voir le jour. Il est vrai que d’ici 2032, il y a de la marge.

Jean Lacroix