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Les contrastes entre les parties
animées, dans lesquelles se glissent des airs joyeusement ludiques et des
moments de recueillement apportent un équilibre alliant les accents dramatiques
à l’esprit léger, voire désinvolte, qui représente bien la personnalité de ce
compositeur. Poulenc utilise les ressources de l’orgue avec un art consommé,
permettant au soliste de déployer sa virtuosité et son sens des nuances, mais
aussi d’exprimer la tendresse, la délicatesse, l’émotion ou la grandeur.
Marie-Claire Alain en a laissé un témoignage triomphant avec le Philharmonique
de Rotterdam dirigé par James Conlon. Dans l’intégrale EMI des Œuvres complètes
de Poulenc, c’est Maurice Duruflé qui officie en 1961, dans une prise de son
exemplaire, aux grandes orgues de l’église Saint-Etienne du Mont à Paris, avec
pour complice le spécialiste du compositeur que fut Georges Prêtre à la tête de
la Société des Concerts du Conservatoire. Une version époustouflante, à
laquelle s’oppose la redoutable et
brillante concurrence de Berj Zamkochian, avec un Orchestre de Boston en pleine
folie, électrisé par Charles Munch en 1960. Deux versions déjà lointaines,
impliquées, qui sont demeurées au premier plan. Depuis lors, d’autres s’y sont
confrontés, parmi lesquels le convaincant Gillian Weir, à deux reprises, l’une
avec Richard Hickox, l’autre avec David Hill. Aujourd’hui, le label Pentatone
(PTC 5186 638) a confié à l’Américain Christopher Jacobson, qui est aussi chef
d’orchestre et professeur, et à l’Orchestre de la Suisse romande, placé sous la
direction de Kazuki Yamada, le soin de donner vie à cette page passionnante.
L’enregistrement a été effectué en août 2017 au Victoria Hall de Genève sur
l’orgue Van den Heuvel, construit après la destruction par le feu en 1984 de
l’instrument original de Thomas Kuhn. Jacobson et Yamada mettent bien en place
le lyrisme et les registres sonores dans un climat au cours duquel les
développements et le dialogue entre les cordes, les timbales et l’orgue sont
modulés à souhait. Assurément, une belle version actuelle de ce concerto.
Le complément presque logique est
la Symphonie n° 3 avec orgue de
Camille Saint-Saëns, dont la composition date de l’hiver 1885-1886 à la demande
de la Société Philharmonique de Londres. Dédiée à la mémoire de Franz Liszt,
décédé le 31 juillet 1886 à Bayreuth, cette symphonie doit être considérée
comme un modèle du genre, même si, selon la mauvaise habitude prise, des
commentateurs soulignent la facilité de l’inspiration du compositeur. Pauvre
Saint-Saëns ! Le reproche est injustifié dans la plupart des cas, mais il
l’est encore plus dans cette oeuvre dont la construction formelle est
maîtrisée, avec une orchestration riche et haute en couleurs, dans laquelle
l’orgue, imposant et impressionnant (le final est une véritable apothéose
sonore), se régale de puissance, mais aussi de méditation, de sérénité et de
gravité. Nul ne peut nier le métier ni l’inspiration de Saint-Saëns, même si ce
débat est loin d’être clos. En 1946, Jean Chantavoine, dans la biographie qu’il
lui consacra (Paris, Richard-Masse, p. 113), écrivait : « Vous qui voulez rayer Saint-Saëns du nombre
des grands musiciens, prenez garde : avec lui disparaîtront de notre patrimoine
Poussin, Voltaire, Ingres et, dans un moindre format, Mérimée, pour ne parler
que de quelques-uns… »
Plus près de nous, Jean Gallois
disait dans la préface de son Saint-Saëns
paru chez Mardaga (Sprimont, 2004, p. 9) que le compositeur est « le paradoxe
fait homme », admiré par ses pairs (Berlioz, Wagner, Liszt, Gounod), mais
souvent « persona non grata dans son
propre pays, alors qu’on ne cesse de le jouer à l’étranger ». Cela
n’évoque-t-il pas la réflexion de Poulenc - citée plus haut - à propos de son propre Concerto pour orgue ?
La discographie de cette Symphonie n° 3 avec orgue de Saint-Saëns
est très riche en versions de qualité, de Marcel Dupré à Pierre Cochereau, de
Marie-Claire Alain à Peter Hurford, de Gaston Litaize à Simon Preston et bien
d’autres. Ils l’ont servie avec dignité et grandeur, mais aussi discrétion et
clarté. Jacobson s’inscrit dans cette lignée de talents. Il n’écrase pas les
masses, allège la pâte, sait se révéler rigoureux, sobre et passionné à la
fois. Comme pour Poulenc, il s’agit d’une belle version contemporaine, soutenue
par cet Orchestre de la Suisse romande dont le fondateur Ernest Ansermet serait
fier aujourd’hui, lui-même ayant dirigé la symphonie en 1962 avec, à l’orgue,
Pierre Segon.
Pour clôturer ce CD, Jacobson
joue la Toccata de la Symphonie pour
orgue n° 5 de Widor, qui date de 1879. Un morceau de bravoure, mené avec
panache.
Jean
Lacroix
(1) Francis Poulenc : Entretiens avec Claude Rostand, Paris,
Julliard, 1954, p. 115-116. Il s’agit ici du dixième entretien d’une série de
dix-huit, réalisés au micro de la Radiodiffusion française entre octobre 1953
et avril 1954.