lundi 22 juillet 2019

Poulenc, Saint-Saëns et les fastes de l’orgue

  
Lien vers le CD
« Le Concerto d’orgue occupe une place importante dans mon œuvre, en marge de ma musique religieuse. Ce n’est pas un concerto da chiesa, mais en me limitant pour l’orchestre aux seules cordes et à trois timbales, j’en ai rendu l’exécution possible à l’église. Ce concerto, commandé, comme celui pour deux pianos, par la princesse Edmond de Polignac en 1937, a une fortune bien diverse suivant qu’il s’agit de l’Europe ou de l’Amérique. Joué deux fois seulement en France, la  première sous la direction de Desormière en 1939, la seconde avec Charles Munch en 1943, il est incroyablement populaire en Amérique. On l’a joué, l’an passé, vingt-sept fois aux Etats-Unis. Enregistré chez Columbia à New-York, ce concerto a été un bestseller. Je regrette qu’il ne figure pas au catalogue français, car si on veut se faire une idée exacte d’un côté grave de ma musique, c’est ici qu’il faut le chercher, comme dans mes œuvres religieuses. » Ainsi s’exprimait Francis Poulenc, qui s’avouait catholique et pratiquant dans un entretien avec Claude Rostand (1). L’un des biographes du compositeur, Henri Hell, considérera, dans son livre sur Poulenc (Paris, Fayard, 1978, p. 152) que ce Concerto pour orgue et orchestre a été conçu « dans l’esprit d’une Fantaisie de Buxtehude ». Achevée en août 1938, mais déjà entamée au cours du printemps de 1936, la partition, pour laquelle nous avouons une grande inclination, est une œuvre riche et variée, dont les divers mouvements, d’une durée globale d’une vingtaine de minutes, se jouent sans interruption.
Les contrastes entre les parties animées, dans lesquelles se glissent des airs joyeusement ludiques et des moments de recueillement apportent un équilibre alliant les accents dramatiques à l’esprit léger, voire désinvolte, qui représente bien la personnalité de ce compositeur. Poulenc utilise les ressources de l’orgue avec un art consommé, permettant au soliste de déployer sa virtuosité et son sens des nuances, mais aussi d’exprimer la tendresse, la délicatesse, l’émotion ou la grandeur. Marie-Claire Alain en a laissé un témoignage triomphant avec le Philharmonique de Rotterdam dirigé par James Conlon. Dans l’intégrale EMI des Œuvres complètes de Poulenc, c’est Maurice Duruflé qui officie en 1961, dans une prise de son exemplaire, aux grandes orgues de l’église Saint-Etienne du Mont à Paris, avec pour complice le spécialiste du compositeur que fut Georges Prêtre à la tête de la Société des Concerts du Conservatoire. Une version époustouflante, à laquelle s’oppose la redoutable  et brillante concurrence de Berj Zamkochian, avec un Orchestre de Boston en pleine folie, électrisé par Charles Munch en 1960. Deux versions déjà lointaines, impliquées, qui sont demeurées au premier plan. Depuis lors, d’autres s’y sont confrontés, parmi lesquels le convaincant Gillian Weir, à deux reprises, l’une avec Richard Hickox, l’autre avec David Hill. Aujourd’hui, le label Pentatone (PTC 5186 638) a confié à l’Américain Christopher Jacobson, qui est aussi chef d’orchestre et professeur, et à l’Orchestre de la Suisse romande, placé sous la direction de Kazuki Yamada, le soin de donner vie à cette page passionnante. L’enregistrement a été effectué en août 2017 au Victoria Hall de Genève sur l’orgue Van den Heuvel, construit après la destruction par le feu en 1984 de l’instrument original de Thomas Kuhn. Jacobson et Yamada mettent bien en place le lyrisme et les registres sonores dans un climat au cours duquel les développements et le dialogue entre les cordes, les timbales et l’orgue sont modulés à souhait. Assurément, une belle version actuelle de ce concerto.
Le complément presque logique est la Symphonie n° 3 avec orgue de Camille Saint-Saëns, dont la composition date de l’hiver 1885-1886 à la demande de la Société Philharmonique de Londres. Dédiée à la mémoire de Franz Liszt, décédé le 31 juillet 1886 à Bayreuth, cette symphonie doit être considérée comme un modèle du genre, même si, selon la mauvaise habitude prise, des commentateurs soulignent la facilité de l’inspiration du compositeur. Pauvre Saint-Saëns ! Le reproche est injustifié dans la plupart des cas, mais il l’est encore plus dans cette oeuvre dont la construction formelle est maîtrisée, avec une orchestration riche et haute en couleurs, dans laquelle l’orgue, imposant et impressionnant (le final est une véritable apothéose sonore), se régale de puissance, mais aussi de méditation, de sérénité et de gravité. Nul ne peut nier le métier ni l’inspiration de Saint-Saëns, même si ce débat est loin d’être clos. En 1946, Jean Chantavoine, dans la biographie qu’il lui consacra (Paris, Richard-Masse, p. 113), écrivait : « Vous qui voulez rayer Saint-Saëns du nombre des grands musiciens, prenez garde : avec lui disparaîtront de notre patrimoine Poussin, Voltaire, Ingres et, dans un moindre format, Mérimée, pour ne parler que de quelques-uns… »
Plus près de nous, Jean Gallois disait dans la préface de son Saint-Saëns paru chez Mardaga (Sprimont, 2004, p. 9) que le compositeur est « le paradoxe fait homme », admiré par ses pairs (Berlioz, Wagner, Liszt, Gounod), mais souvent « persona non grata dans son propre pays, alors qu’on ne cesse de le jouer à l’étranger ». Cela n’évoque-t-il pas la réflexion de Poulenc - citée plus haut -  à propos de son propre Concerto pour orgue ?
La discographie de cette Symphonie n° 3 avec orgue de Saint-Saëns est très riche en versions de qualité, de Marcel Dupré à Pierre Cochereau, de Marie-Claire Alain à Peter Hurford, de Gaston Litaize à Simon Preston et bien d’autres. Ils l’ont servie avec dignité et grandeur, mais aussi discrétion et clarté. Jacobson s’inscrit dans cette lignée de talents. Il n’écrase pas les masses, allège la pâte, sait se révéler rigoureux, sobre et passionné à la fois. Comme pour Poulenc, il s’agit d’une belle version contemporaine, soutenue par cet Orchestre de la Suisse romande dont le fondateur Ernest Ansermet serait fier aujourd’hui, lui-même ayant dirigé la symphonie en 1962 avec, à l’orgue, Pierre Segon.
Pour clôturer ce CD, Jacobson joue la Toccata de la Symphonie pour orgue n° 5 de Widor, qui date de 1879. Un morceau de bravoure, mené avec panache. 

Jean Lacroix    



(1) Francis Poulenc : Entretiens avec Claude Rostand, Paris, Julliard, 1954, p. 115-116. Il s’agit ici du dixième entretien d’une série de dix-huit, réalisés au micro de la Radiodiffusion française entre octobre 1953 et avril 1954.