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Fils du violoniste Jan Kubelik,
qui fut l’un des plus brillants solistes de sa génération, Rafael Kubelik, né à
Bychory, petite commune à l’est de Prague, a étudié, au conservatoire de la
capitale tchèque, le piano, le violon, la composition et la direction d’orchestre. Avant la seconde
guerre mondiale, il est à la tête de l’Orchestre Philharmonique tchèque. Après
un passage à Brno, il est nommé directeur musical de la Philharmonie tchèque,
quitte son pays sous domination russe en 1948 pour les Etats-Unis, plus
précisément à Chicago de 1950 à 1953, avant de prendre en charge pendant trois
ans l’Opéra Royal du Covent Garden de Londres. En 1961, c’est l’Orchestre Symphonique
de la Radiodiffusion bavaroise, le prestigieux Bayerischen Rundfunks qui fait
appel à lui. Une aventure de dix-huit ans commence, au cours de laquelle il
assume aussi, de 1972 à 1974, la direction musicale du Metropolitan de
New-York. Kubelik refuse systématiquement de retourner dans sa patrie tant que
les Russes y sont installés. Il n’y revient qu’en 1990, après la chute du Mur
de Berlin, pour donner en un concert triomphal le cycle symphonique Ma patrie de Smetana. Kubelik était
aussi compositeur et a laissé de nombreuses pages méconnues, mais de belle
facture. Il a par ailleurs créé des œuvres de ses contemporains Hartmann,
Martin, Martinu, Schoenberg, Tansman ou Tchérepnine. Des raisons de santé le
contraignirent à ralentir son activité de chef d’orchestre à partir de 1985.
Le coffret DG rappelé ci-dessus
avait le mérite d’offrir un vaste panorama de la production de Kubelik. On y
retrouvait son intégrale des symphonies de Mahler, la première enregistrée en
Europe, concurrençant avec bonheur celle de Léonard Bernstein, ou ses
symphonies de Beethoven qui présentaient la caractéristique d’être confiées
chacune à une phalange différente. Mais aussi une lumineuse intégrale des
symphonies de Schumann et une fabuleuse (le terme est trop faible) intégrale
des symphonies de Dvorak - référence absolue jusqu’à nos jours -, toutes deux
avec une Philharmonie de Berlin en état de grâce. Avec le Bayerischen
Rundfunks, on se gavait d’autres pages du même compositeur, mais aussi de
Smetana (Ma Patrie !), Janacek,
Martinu, Bartok, Berg, Orff, Mendelssohn (Le
Songe d’une nuit d’été, un bijou de finesse), Mozart, Wagner et quelques
autres. Une véritable boîte à trésors, accompagnée de deux DVD.
Mais ces témoignages en
réclamaient d’autres. On accueille donc avec un bonheur extrême le coffret dans
lequel les labels Orfeo et BR associés (C981115) ajoutent 15 CD aux six
dizaines de Deutsche Grammophon. Il s’agit ici de concerts donnés entre 1962 et
1985 à la tête de l’orchestre munichois, dont les qualités ne sont plus à démontrer.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut déjà affirmer que les deux
coffrets se complètent de façon spectaculaire. Car l’art de Kubelik y est
exposé dans toute sa vérité : élégance, vivacité, profondeur, usage des
couleurs, charme, culture du rythme et de la sonorité, précision, émotion
équilibrée, lyrisme contrôlé mais subtil, et surtout sublimation des partitions
dans le respect de leur essence et de leur message. Rien n’est négligeable chez
ce musicien de classe, qui sait rendre vivante chaque note qui s’illumine entre
ses mains et touche à la vérité sensible. On ne peut qu’être dithyrambique face
à ces legs qui placent Kubelik au pinacle du cercle des chefs d’orchestre
indispensables, auxquels il faut revenir sans cesse.
Le coffret Orfeo/BR est aussi
bien construit que celui de DG. Il y a des doublons, certes, mais ce sont
d’autres visions orchestrales. Comment s’en plaindre quand il s’agit de l’arbre
généalogique de Kubelik ? Ainsi, les symphonies 6 à 9 de Dvorak et la Sérénade pour cordes opus 22 sont
présentes, aussi idiomatiques qu’avec Berlin, aussi empreintes de cette terre
natale qui manquait tellement à l’exilé, avec en plus la Sérénade pour vents opus 44, absente chez DG. Un autre cycle Ma patrie de Smetana est là : il
s’agit de ce fameux concert de mai 1984 encensé en son temps pour son héroïsme
et son architecture, véritable hymne patriotique, qui rivalise de grandeur avec
la version bostonienne de 1971 ; et encore une frénétique Sinfonietta de Janacek. Bartok est de
retour pour un Concerto pour orchestre de
mars 1978, aux oppositions dynamiques contrastées, frère de celui de 1973 avec
Boston.
Les autres CD proposent des pages
qui complètent ou amplifient le coffret DG, dans lesquelles leur absence
d’enregistrements entraînait un regret. Une intégrale des symphonies de Brahms
de mai et juin 1983 nous transporte par son ambiance de lyrisme clair,
d’aération de la pâte sonore, de légèreté des traits, dans des proportions
dramatiques appliquées avec justesse. Cela donne une Première naturelle, une
lumineuse Deuxième, une Troisième tendue et ample et une Quatrième qui respire
malgré un côté tragique assumé. La 99e symphonie de Haydn, les 25e,
38e, 40e et 41e de Mozart, absentes chez DG,
rappellent à quel point le classicisme était mis en place par Kubelik avec un grand soin esthétique. Quant à la
Symphonie n° 9 de Beethoven, nous avions déjà recensé sa solennité dans un
album récent de deux CD Orfeo/BR où elle accompagnait la Missa Solemnis. Berlioz est présent avec une Symphonie fantastique et une ouverture du Corsaire que les Munichois affrontent dans une urgence
impressionnante. Sans oublier l’Hymne
symphonique de Hartmann, ce Munichois qui s’était retiré sous le nazisme,
et dont Kubelik avait gravé pour DG les
symphonies 4 et 8.
Mais la palme de ce nouveau
monument dédié à Kubelik est peut-être à accorder à deux symphonies de
Bruckner. La Huitième date de ses débuts de prise en charge de l’ensemble
bavarois ; elle est le reflet d’un
concert de novembre 1963, dans une conception dynamique qui souligne une forte
construction. Quant à la Neuvième, elle a été fixée par les micros en juin
1985. Nous sommes au-delà de son mandat munichois. Kubelik va bientôt réduire
son activité, mais la magie demeure entre lui et ses instrumentistes, ses partenaires,
ses complices qui le suivent dans cette aventure symphonique qui est aussi une
quête métaphysique. Une sorte d’angoisse filtre dans l’interprétation ;
elle s’inscrit entre les lignes mélodiques, donne à la fin du premier mouvement
cet élan porteur qu’il réclame. Il accorde au Scherzo central une tension sans relâche, préparatoire à un Adagio final de toute beauté qui baigne
dans un poignant climat de méditation que l’on peut qualifier de
contemplative.
On ne peut qu’être enthousiaste
face à la (re)découverte de ce patrimoine fondamental, car il s’agit ici, comme
chez DG, de leçons dont on ne se lasse jamais. Elles donnent au grand geste de
la direction d’orchestre si bien incarné par Kubelik ses lettres de haute
noblesse.
Jean Lacroix