lundi 22 juillet 2019

Le chef d’orchestre Rafael Kubelik à l’honneur chez Orfeo/BR

 
Lien vers le CD
L’année dernière, le label Deutsche Grammophon a eu l’excellente initiative de réunir dans un monumental coffret de 64 CD les enregistrements complets que Rafael Kubelik (1914-1996) avait réalisés pour la firme allemande. Ce chef tchèque naturalisé suisse, considéré comme l’un des plus importants de la deuxième moitié du XXe siècle et pour lequel nous avouons bien plus qu’une vénération, voyait ainsi une grande partie de son legs discographique remis à la disposition de notre admiration.
Fils du violoniste Jan Kubelik, qui fut l’un des plus brillants solistes de sa génération, Rafael Kubelik, né à Bychory, petite commune à l’est de Prague, a étudié, au conservatoire de la capitale tchèque, le piano, le violon, la composition et la  direction d’orchestre. Avant la seconde guerre mondiale, il est à la tête de l’Orchestre Philharmonique tchèque. Après un passage à Brno, il est nommé directeur musical de la Philharmonie tchèque, quitte son pays sous domination russe en 1948 pour les Etats-Unis, plus précisément à Chicago de 1950 à 1953, avant de prendre en charge pendant trois ans l’Opéra Royal du Covent Garden de Londres. En 1961, c’est l’Orchestre Symphonique de la Radiodiffusion bavaroise, le prestigieux Bayerischen Rundfunks qui fait appel à lui. Une aventure de dix-huit ans commence, au cours de laquelle il assume aussi, de 1972 à 1974, la direction musicale du Metropolitan de New-York. Kubelik refuse systématiquement de retourner dans sa patrie tant que les Russes y sont installés. Il n’y revient qu’en 1990, après la chute du Mur de Berlin, pour donner en un concert triomphal le cycle symphonique Ma patrie de Smetana. Kubelik était aussi compositeur et a laissé de nombreuses pages méconnues, mais de belle facture. Il a par ailleurs créé des œuvres de ses contemporains Hartmann, Martin, Martinu, Schoenberg, Tansman ou Tchérepnine. Des raisons de santé le contraignirent à ralentir son activité de chef d’orchestre à partir de 1985.
Le coffret DG rappelé ci-dessus avait le mérite d’offrir un vaste panorama de la production de Kubelik. On y retrouvait son intégrale des symphonies de Mahler, la première enregistrée en Europe, concurrençant avec bonheur celle de Léonard Bernstein, ou ses symphonies de Beethoven qui présentaient la caractéristique d’être confiées chacune à une phalange différente. Mais aussi une lumineuse intégrale des symphonies de Schumann et une fabuleuse (le terme est trop faible) intégrale des symphonies de Dvorak - référence absolue jusqu’à nos jours -, toutes deux avec une Philharmonie de Berlin en état de grâce. Avec le Bayerischen Rundfunks, on se gavait d’autres pages du même compositeur, mais aussi de Smetana (Ma Patrie !), Janacek, Martinu, Bartok, Berg, Orff, Mendelssohn (Le Songe d’une nuit d’été, un bijou de finesse), Mozart, Wagner et quelques autres. Une véritable boîte à trésors, accompagnée de deux DVD.
Mais ces témoignages en réclamaient d’autres. On accueille donc avec un bonheur extrême le coffret dans lequel les labels Orfeo et BR associés (C981115) ajoutent 15 CD aux six dizaines de Deutsche Grammophon. Il s’agit ici de concerts donnés entre 1962 et 1985 à la tête de l’orchestre munichois, dont les qualités ne sont plus à démontrer. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut déjà affirmer que les deux coffrets se complètent de façon spectaculaire. Car l’art de Kubelik y est exposé dans toute sa vérité : élégance, vivacité, profondeur, usage des couleurs, charme, culture du rythme et de la sonorité, précision, émotion équilibrée, lyrisme contrôlé mais subtil, et surtout sublimation des partitions dans le respect de leur essence et de leur message. Rien n’est négligeable chez ce musicien de classe, qui sait rendre vivante chaque note qui s’illumine entre ses mains et touche à la vérité sensible. On ne peut qu’être dithyrambique face à ces legs qui placent Kubelik au pinacle du cercle des chefs d’orchestre indispensables, auxquels il faut revenir sans cesse.
Le coffret Orfeo/BR est aussi bien construit que celui de DG. Il y a des doublons, certes, mais ce sont d’autres visions orchestrales. Comment s’en plaindre quand il s’agit de l’arbre généalogique de Kubelik ? Ainsi, les symphonies 6 à 9 de Dvorak et la Sérénade pour cordes opus 22 sont présentes, aussi idiomatiques qu’avec Berlin, aussi empreintes de cette terre natale qui manquait tellement à l’exilé, avec en plus la Sérénade pour vents opus 44, absente chez DG. Un autre cycle Ma patrie de Smetana est là : il s’agit de ce fameux concert de mai 1984 encensé en son temps pour son héroïsme et son architecture, véritable hymne patriotique, qui rivalise de grandeur avec la version bostonienne de 1971 ; et encore une frénétique Sinfonietta de Janacek. Bartok est de retour pour un Concerto pour orchestre de mars 1978, aux oppositions dynamiques contrastées, frère de celui de 1973 avec Boston.
Les autres CD proposent des pages qui complètent ou amplifient le coffret DG, dans lesquelles leur absence d’enregistrements entraînait un regret. Une intégrale des symphonies de Brahms de mai et juin 1983 nous transporte par son ambiance de lyrisme clair, d’aération de la pâte sonore, de légèreté des traits, dans des proportions dramatiques appliquées avec justesse. Cela donne une Première naturelle, une lumineuse Deuxième, une Troisième tendue et ample et une Quatrième qui respire malgré un côté tragique assumé. La 99e symphonie de Haydn, les 25e, 38e, 40e et 41e de Mozart, absentes chez DG, rappellent à quel point le classicisme était mis en place par Kubelik  avec un grand soin esthétique. Quant à la Symphonie n° 9 de Beethoven, nous avions déjà recensé sa solennité dans un album récent de deux CD Orfeo/BR où elle accompagnait la Missa Solemnis. Berlioz est présent avec une Symphonie fantastique et une ouverture du Corsaire que les Munichois affrontent dans une urgence impressionnante. Sans oublier l’Hymne symphonique de Hartmann, ce Munichois qui s’était retiré sous le nazisme, et dont Kubelik avait gravé pour DG  les symphonies 4 et 8.
Mais la palme de ce nouveau monument dédié à Kubelik est peut-être à accorder à deux symphonies de Bruckner. La Huitième date de ses débuts de prise en charge de l’ensemble bavarois ;  elle est le reflet d’un concert de novembre 1963, dans une conception dynamique qui souligne une forte construction. Quant à la Neuvième, elle a été fixée par les micros en juin 1985. Nous sommes au-delà de son mandat munichois. Kubelik va bientôt réduire son activité, mais la magie demeure entre lui et ses instrumentistes, ses partenaires, ses complices qui le suivent dans cette aventure symphonique qui est aussi une quête métaphysique. Une sorte d’angoisse filtre dans l’interprétation ; elle s’inscrit entre les lignes mélodiques, donne à la fin du premier mouvement cet élan porteur qu’il réclame. Il accorde au Scherzo central une tension sans relâche, préparatoire à un Adagio final de toute beauté qui baigne dans un poignant climat de méditation que l’on peut qualifier de contemplative.      
On ne peut qu’être enthousiaste face à la (re)découverte de ce patrimoine fondamental, car il s’agit ici, comme chez DG, de leçons dont on ne se lasse jamais. Elles donnent au grand geste de la direction d’orchestre si bien incarné par Kubelik ses lettres de haute noblesse.

Jean Lacroix