jeudi 26 septembre 2019

Berlioz à Versailles


La commémoration des 150 ans de la disparition d’Hector Berlioz, décédé le 8 mars 1869, bat son plein. Pour marquer l’événement, le label Château de Versailles publie sur DVD (CVS011, Blu Ray inclus), un concert donné à l’Opéra Royal de Versailles le 21 octobre 2018 par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique dirigé par Sir John Eliot Gardiner. Un fastueux programme qui comprend deux œuvres de jeunesse, à savoir la cantate La mort de Cléopâtre pour soprano et orchestre (1829) et la Symphonie fantastique (1830), une page de maturité, l’ouverture Le Corsaire (1854) et des extraits de l’opéra Les Troyens, qui date de 1863. Belle affiche s’il en est !
Lien vers le CD
On connaît les déboires du compositeur né le 11 décembre 1803 à la Côte Saint-André, près de Grenoble (la maison familiale est à visiter, sans hésitation : c’est un superbe lieu), face aux exigences de son père médecin qui le destine à la même fonction. La musique est la plus forte : Berlioz quitte les siens pour de très longues années de conflit afin de se consacrer à sa vocation. A Paris, il tombe éperdument amoureux de la comédienne irlandaise Harrieth Smithson ; il mettra des années à la conquérir. Face à l’indifférence que lui témoigne l’élue de ses pensées au début de ses déclarations passionnées, Berlioz perd la tête et se lance dans l’écriture d’une œuvre hors normes, qu’il intitule Symphonie fantastique « épisode de la vie d’un artiste » et qui est créée en 1830. C’est un tournant de l’histoire de la musique, qui devient très vite la référence du romantisme musical et, encore de nos jours, frappe l’auditeur par son inventivité, sa grandeur et son orchestration novatrice. Ce n’était pas la première composition du maître. Après quelques autres, il avait signé l’année précédente, en juillet 1829, une « scène lyrique » pour le Prix de Rome, La Mort de Cléopâtre, mais le prix ne fut pas attribué et Berlioz ne reçut aucune distinction pour cette merveille, redécouverte dans la seconde moitié du XXe siècle, et dont les enregistrements sont nombreux.
La carrière de Berlioz prend de l’ampleur. Au cours des décennies qui vont suivre, marquées par le décès de son épouse et son remariage avec la cantatrice Maria Recio, qui est sa maîtresse depuis le début des années 1840, il compose des chefs-d’œuvre, comme Harold en Italie, la symphonie dramatique Roméo et Juliette ou la légende dramatique La Damnation de Faust. La courte ouverture Le Corsaire, dédiée au journaliste et critique musical anglais James Williams Davison, est écrite en 1845, mais connaît des révisions jusqu’à sa version définitive de 1854. Deux ans plus tard, Berlioz entreprend un projet ambitieux, qu’il veut écrire « à la manière de Shakespeare » en s’inspirant de l’Enéide de Virgile, Les Troyens. Cette œuvre, à l’instrumentation complexe et d’une puissante portée tragique, ne sera jouée intégralement qu’en 1890 en Allemagne. Berlioz n’en entendra que la seconde partie, Les Troyens à Carthage, en 1863, au Théâtre Lyrique de Paris.
Le concert de Gardiner est un bel échantillon de la créativité berliozienne. On connaissait déjà son enregistrement sur CD Philips de la version originale de la Symphonie fantastique sur instruments d’époque, reprise il n’y a pas longtemps dans un « Berlioz rediscovered », un coffret de huit CD chez Decca avec d’autres partitions. Mais voir le chef anglais et son orchestre en action est toujours une expérience vivifiante. C’est donc avec un réel sentiment de plaisir que l’on découvre un Corsaire d’une grande lisibilité et la Chasse royale et Orage  des Troyens menés avec la fougue qui convient. Pour la partie vocale, appel a été fait à la mezzo-soprano Lucile Richardot qui n’est venue au chant qu’à 27 ans après avoir été journaliste. Intéressée par le répertoire ancien et la création contemporaine, elle s’est consacrée à Vivaldi, Haendel ou Purcell, mais aussi à Nono ou à Boesmans, dont elle a créé à Paris et à Vienne le rôle de la Première Tante dans l’extraordinaire opéra Yvonne, princesse de Bourgogne. La Mort de Cléopâtre, sur un texte du poète, dramaturge et critique Pierre-Ange Vieillard (1778-1862), que l’on peut lire dans le livret, conserve le souvenir des versions de Janet Baker/Davis, Véronique Gens/Langrée ou Anna Caterina Antonacci/Nézet-Séguin. Lucile Richardot ne pâlit pas devant ces références prestigieuses : elle évite les pièges des effets précieux et des poncifs pour rendre à ce morceau de bravoure sa force dramatique et sa part d’émotion. Il en est de même pour le Monologue et air de Didon « Ah, je vais mourir… Adieu fière cité » extrait des Troyens, dont elle souligne la douleur de sa voix enveloppante, avec pudeur et retenue. Gardiner, attentif aux nuances, veille à valoriser le chant en respectant les timbres et en faisant de son ensemble un écrin adapté. Quant à la Symphonie fantastique, elle brille de mille feux, même si on ne bascule pas dans la démesure qu’un Charles Munch lui insufflait. Gardiner souligne la modernité qui traverse l’œuvre en distillant des traits clairs et équilibrés et en magnifiant la souplesse orchestrale du Bal comme la poésie de la Scène aux champs, sans négliger la virtuosité et l’impact de la Marche au supplice, avant un Sabbat orgiaque, résultat d’une tension accumulée tout au long de la partition.
Voilà un très beau concert à regarder, d’autant plus que la vision en est agrémentée par la reconstitution d’un décor prestigieux, conçu pour l’Opéra Royal en 1837 et remonté sur la même scène pour Berlioz une dizaine d’années plus tard. La notice, à l’élégante présentation, signale que le décorateur de l’Opéra de Paris, Pierre-Luc-Charles Cicéri, avait imaginé un « palais de marbre rehaussé d’or » pour l’exécution d’un ballet. Berlioz, excellent chef d’orchestre, a dirigé souvent ses propres œuvres, en plus de celles de contemporains. Le dimanche 29 octobre 1848, une festivité fut organisée à l’Opéra Royal de Versailles, avec le décor restauré de Cicéri, pour l’Association des Artistes-Musiciens. Laurent Brunner retrace la biographie du musicien dans le livret du DVD et précise que ce concert « est un geste politique fort de la Seconde République naissante, qui lui permet de réunir plus de quatre cents musiciens pour un programme mêlant Beethoven, Gluck, Rossini, Weber, la « Grande Fête » de son Roméo et Juliette et la « Marche Hongroise » de son Faust. » Ce « palais de marbre rehaussé d’or » fut transféré au château de Compiègne en 1871, retrouvé en 1998 et déposé à Versailles, où il a été peu à peu restauré, des éléments ayant disparu ou s’étant abîmés. C’est dans toute sa splendeur ressuscitée qu’il sert de toile de fond à la soirée Gardiner, ajoutant le plaisir des yeux à ceux de l’audition. Décidément, si Versailles n’existait pas, nous serions dépossédés de multiples merveilles !
 Jean Lacroix    
Un extrait video est accessible sur le lien ICI