De 2002 à 2016, un
« Festival Martha Argerich » a réuni chaque été à Lugano la fine
fleur d’ interprètes classiques, proches de la virtuose. La perte du sponsor
principal a mis en péril la suite du projet. Et puis l’opportunité de la
continuité est venue de Hambourg, cette ville hanséatique où l’activité
musicale est riche et débordante.
Lien vers le CD |
Un coffret de 7 CD intitulé Rendez-vous with Martha Argerich vient
de paraître sous étiquette Avanti Classics (5414706 10572) : il nous
plonge dans les concerts qui se sont déroulés, devant un public conquis, dans
la magnifique Laeiszhalle, située sur la Johannes-Brahms-Platze, du 25 juin au
1er juillet 2018, et au Schmidt Theater le 2 juillet. L’affiche est
prestigieuse, puisqu’elle réunit autour de la pianiste une trentaine
d’instrumentistes : piano (Nicholas Angelich, Stephen Kovacevich,
Alexander Mogilevsky, Lilya Zilbertsein…), violon (Tedi Papavrami, Michael Guttman,
Akiko Suwanai…), violoncelle (Mischa Maisky, Edgar Moreau, Jing Zhao…),
trompette (le fabuleux Sergei Nakariakov) mais aussi alto, contrebasse,
bandonéon, clarinette et flûte. Le baryton Thomas Hampson était là, sans
oublier le Symphoniker Hamburg dirigé par Ion Marin. Un plateau de rêve !
Si l’affiche est prestigieuse, la
programmation est alléchante. On y découvre plus d’une vingtaine d’œuvres,
Martha Argerich se taillant la part du lion en participant à une douzaine
d’entre elles. Trois partitions avec orchestre, dont le flamboyant Concerto pour piano et orchestre n° 1 de
Chostakovitch, avec Nakariakov à la trompette, qui est rendu avec une
étincelante brillance. On sait qu’Argerich affectionne ces pages néo-classiques
dans lesquelles elle se livre avec une fougue qui semble de plus en plus
juvénile au fil des années ! C’est dans un de ses autres amours, l’imagé Carnaval des animaux de Saint-Saëns,
qu’on la retrouve délicieusement avec Lylia Zilbestein au second piano et Jing
Zhao au violoncelle, qui donne du Cygne une
interprétation d’une grâce infinie, et, à la narration, la remarquable
comédienne Annie Dutoit, fille de Martha Argerich et du chef d’orchestre
Charles Dutoit. C’est jouissif ! Plus inattendu, bien que les frères
Capuçon l’aient déjà partagé avec elle, un Triple
Concerto de Beethoven avec l’éternel complice qu’est Mischa Maisky et Tedi
Papavrami. La clarté du discours, l’équilibre des lignes et la ferveur en font
une superbe version de concert, engagée et contrôlée, très chambriste. Le
Symphoniker Hamburg, sous la baguette attentive de Ion Marin, accompagne tout
cela avec distinction, vivacité et élégance.
Dans le registre purement
pianistique, on déguste des arrangements pour deux pianos des Fêtes tirées des Nocturnes et le Prélude à
l’après-midi d’un faune de Debussy ou une démentielle Valse de Ravel, successivement avec Anton Gerzenberg, Stephen
Kovacevich et Nicholas Angelich. Style et pureté du jeu, éclat des nuances et
sensualité sont de la partie. En musique de chambre, c’est la Sonate pour violoncelle et piano de
Debussy avec Maisky qu’Argerich peaufine avec des accents lumineux, une fragile
épure qui rejoint une célèbre gravure de studio parue jadis par les mêmes chez
EMI. Le temps n’a pas altéré l’humanité et le lyrisme du propos. Il en est de
même, toujours avec Maisky, dans les Fantasiestücke
op. 73 de Schumann. On y ajoute le Trio
n° 2 op. 67 de Chostakovitch, avec Guy Braunstein au violon et Alisa
Wellerstein au violoncelle, dans lequel les interprètes traduisent la
profondeur du message avec intensité. Ou encore cette transposition du Trio n°1 op. 49 de Mendelssohn dans
lequel la flûte suave de Susanne Barner remplace le violon tandis que Gabriele
Geminiani donne à son violoncelle l’élan qui exalte la ferveur d’Argerich. En
ce qui nous concerne, la cerise sur le gâteau est le Dichterliebe chanté par Thomas Hampson dans la première version de
1840, qui contient vingt poèmes de Heine. Le souvenir de la version du baryton
avec Parssons en 1993 est encore vivace, mais ici le chanteur est encore plus
émouvant. A près de 65 ans, il nous bluffe par cette clarté fragile qui fait du
texte de Heine un miracle de poésie et de la musique de Schumann un univers
vibrant. Avec Argerich, le temps est comme en suspension. Le public ne s’y
trompe pas : il ovationne le duo. Ce petit bijou mériterait à lui seul un
CD séparé du coffret !
Voilà pour le chapitre Argerich.
D’autres bonheurs nous attendent au fil des plages. Epinglons la fine
transposition pour deux pianos de la Symphonie
n° 1 « Classique » de Prokofiev par Evgeni Bozhanov et Akane
Sakai, ou, du même, l’Ouverture sur des
thèmes juifs pour clarinette, quatuor à cordes et piano (c’est encore
Martha Argerich, décidément infatigable). Mais aussi la hauteur de vues et
l’expressivité de Jing Zhao et Lilya Zilberstein dans la Sonate pour violoncelle et piano op. 19 de Rachmaninov. On ne peut
tout citer de ce vaste panorama, mais rien n’est à négliger, et surtout pas le
bouquet final qui se compose de pièces cubaines pour piano de Lecuona ou de
tangos par le Guttman Tango Quartet.
On sort de ce coffret avec une
vraie sensation de bonheur, car au-delà de la musique, il y a l’amitié qu’elle
engendre, le partage et l’harmonie. Cela n’a pas de prix. Ce « rendez-vous
avec Martha Argerich » a été renouvelé à Hambourg cette année, pendant une
dizaine de jours, à la fin de juin. On ne peut qu’espérer qu’on nous gratifie
bientôt de ce festival 2019.
Jean Lacroix