Etrange destinée que celle de
l’Islandais Jon Leifs (1899-1968), considéré comme le premier compositeur
nationaliste de son pays, un peu à l’image de ce que fut Sibelius pour la
Finlande. On le trouve au Conservatoire de Leipzig dès 1916 où il compte, parmi
ses professeurs, Hermann Scherchen. Il étudie le piano, mais va très vite
s’orienter vers la composition et la direction d’orchestre ; il se découvre
aussi un goût pour l’écriture. A 27 ans, il est à la tête du Philharmonique de
Hambourg lorsque cette phalange se produit en tournée en Islande et en Norvège.
Entre 1934 et 1937, il est directeur musical de l’orchestre de la Radio de son
pays natal. Il se marie avec la pianiste juive Annie Riethof ; son épouse
préfère demeurer à Berlin avec leurs deux filles. Obsédé par l’écriture d’Edda qu’il considère comme « l’œuvre de sa vie », il
néglige souvent ses fonctions pour travailler sur une île proche de Reykjavik.
Il est licencié en raison de ses trop nombreuses absences. Lorsque la guerre
éclate, suspecté de ne pas être convaincu de la supériorité de la race aryenne,
il subit des camouflets, dont le plus douloureux est celui de son Concerto pour orgue. Joué à Berlin en
1941, ce dernier fait scandale sous le prétexte de sa « modernité »
(un comble pour un adepte du romantisme) et voit le public quitter peu à peu la
salle pendant son exécution. Il doit en fin de compte fuir les persécutions
nazies et trouve refuge en Suède en 1944. Les hostilités finies, il regagne
l’Islande et divorce (depuis plusieurs années, il a une liaison avec une
harpiste allemande). Deux ans plus tard, l’une de ses filles se noie
accidentellement. Il compose à sa mémoire un quatuor à cordes pathétique, qu’il
intitulera Mors et Vita. Il lui reste
une bonne vingtaine d’années à vivre, au cours desquelles il sera président du
Conseil des compositeurs nordiques et d’autres sociétés musicales. Il décède à
Reykjavik d’un cancer du poumon. L’histoire de son couple fera l’objet d’un
film, Larmes de pierre, réalisé en
1995 par Hilmar Oddsson. La musique composée par Leifs, marquée par la culture
allemande, s’inscrit dans une ligne résolument postromantique. Son catalogue
comporte des partitions pour orchestre, deux quatuors à cordes, des cycles pour
piano, des chœurs a cappella, des arrangements de chansons folkloriques et des
drames musicaux sans paroles. Le label BIS a publié une bonne dizaine de CD de
Leifs qui donnent une idée assez précise de son art original, inspiré par les
mélodies, les danses et les légendes islandaises, mais aussi par des images de
paysages glacés.
L’histoire de « l’œuvre de
sa vie », Edda, vaut la peine
d’être contée. Nous nous référons à la notice des deux CD (BIS-1350 et 2420)
consacrés à cette partition. Notice en quatre langues dont le français, ce qui
est à souligner. Les études allemandes de Leifs l’avaient conduit à étudier le Ring : « Leifs trouvait cependant l’approche de Wagner trop romantique et
sentimentale et il prétendit plus tard que plusieurs de ses propres œuvres,
incluant l’oratorio Edda […] avaient
été créées « en réaction contre Wagner qui se méprit si grossièrement sur
le caractère nordique et l’héritage artistique du Nord. » Jugement
péremptoire s’il en est ! Leifs était fasciné par l’ancienne poésie
eddique, rassemblée dans le Codex Regius,
la plus importante source de connaissances sur la mythologie scandinave. Il
s’agit d’un manuscrit collectif de textes du XIIIe siècle, redécouvert peu
avant la première moitié du XVIIe siècle par un évêque luthérien qui en fit
cadeau à Frédéric III, souverain du Danemark. Conservé à la bibliothèque royale
de Copenhague, ce manuscrit précieux a été restitué à l’Islande en 1971. Cette
œuvre est bien connue des habitants de ce pays insulaire. Leifs estimait que ce
genre de poésie était idéale pour restituer le climat des racines de la chanson
folklorique et s’en fit expédier les textes. Il s’en imprégna pour certaines
partitions, dont sa Symphonie Saga op. 26
(il en existe un enregistrement chez BIS).
C’est vers la fin de 1930 que le
compositeur se mit à travailler sur le projet Edda. Pendant deux ans, il s’attela à une extension du texte
original, lui adjoignant d’autres sources eddiques qui concernaient la création
de la terre, les dieux nordiques et la destruction de notre planète. Il en
arriva à un livret en quatre parties qu’il commença à orchestrer à partir de
1935, puis abandonna pour le reprendre en 1939. Mais la guerre et sa
« mise à l’écart » fit avorter un projet d’édition. Il fallut
attendre 1952 pour qu’Edda I soit
jouée sous la forme de deux extraits (sur treize) à Copenhague. Leifs composait
lentement, ses fonctions diverses limitant par ailleurs son temps libre. Il
avait entamé Edda II en 1951. Mais le
concert de Copenhague stoppa son élan. Ce fut un échec : le public
manifesta son désaccord en se moquant de « l’harmonie reposant sur des accords parfaits et de la percussion
primitive ». Humilié, Leifs délaissa son projet, qu’il ne reprit qu’en
1966 pour compléter Edda II et
entamer une troisième partie. Il ne put achever celle-ci : il mourut deux
ans plus tard. Il existe des esquisses d’un livret pour une potentielle Edda IV. Leifs y imaginait une terre
verte surgie de l’océan et un nouvel ordre mondial. Peut-on suggérer que
l’obsession de Leifs à vouloir rivaliser avec le Ring wagnérien et peut-être à le supplanter ait nui à sa
créativité ? C’est une hypothèse qu’il faut relativiser en rappelant les
circonstances d’une vie difficile, la fragilité émotionnelle du compositeur et
une existence écourtée par la maladie.
Le label BIS vient de publier Edda II, partition d’une durée qui
dépasse l’heure, après Edda I en 2007, qui s’étend sur plus de 75 minutes.
On notera que la distance de temps entre les deux enregistrements est proche de
celle que Leifs mit à composer les deux parties de son oratorio, qu’il
n’entendit jamais. C’est que l’entreprise est gigantesque. Cette première
mondiale a nécessité à chaque fois une mise en place importante : solistes
du chant, chœurs et orchestre. Le National d’Islande officie, dirigé par
Hermann Baümer, chef musical à Osnabrück, troisième plus grande ville de
Basse-Saxe après Hanovre et Brunswick, avec la Schola Cantorum de Reykjavik,
fondée en 1996, qui se consacre aussi bien à la musique ancienne qu’aux oeuvres
contemporaines. Ce chœur a été augmenté pour l’enregistrement d’Edda. Précisons tout de suite que tous
les protagonistes sont investis dans ce projet audacieux avec force, conviction
et maturité musicale.
Il aura donc fallu patienter des
dizaines d’années pour que la création complète de la partition existante d’Edda voie le jour. Il est vrai que
l’écriture de Leifs, en particulier les parties vocales, est d’une grande
exigence. Le compositeur fait intervenir les chœurs de façon récurrente et la
tessiture qu’il leur propose va du suraigu pour les sopranos aux graves les
plus profonds pour les basses. Il en va de même pour les solistes du chant. Edda I, « La Création du
monde », est en treize parties, chacune d’elles racontant une étape de la
création d’après la tradition nordique. C’est la nature qui intéresse d’abord
Leifs, il suffit pour s’en convaincre de citer l’un ou l’autre titre : Mer, Terre, Ciel, Soleil, Jour, Nuit. Nous
n’entamerons pas ici le débat stérile d’une comparaison, même légère, avec le
monument wagnérien. Mais on soulignera, parmi d’autres aspects du style, des
passages polyphoniques ou l’utilisation de l’orgue et la présence d’un
leitmotiv reliant certains mouvements, avec trompettes, cors et trombones. Edda II, « Les Vies des
dieux », en six parties, met en scène successivement Odin, ses fils, les
déesses Frigg ou Freya, les Valkyries, les Nornes et les Guerriers. Le premier
et le troisième mouvement sont les plus largement développés.
Nous n’hésitons pas à constater
qu’Edda II paraît plus fascinante que
« La création du monde », au cours de laquelle certains effets
laissent parfois l’auditeur un peu sur sa faim et égarent l’attention. Leifs
est en réalité de plus en plus inspiré à mesure que le projet prend
corps ; dans Edda II, la force
dégagée par les interventions orchestrales (impressionnante présence de la
percussion ) et chorales, ainsi que les couleurs dramatiques, sont
convaincantes. On ne peut que regretter l’inachèvement de ce gigantesque oratorio,
terme qui, dans l’acception de Leifs, dépasse le sens lyrique pour entrer dans
une dimension sacrée qui ne dit pas son nom, mais en est une composante
fondamentale. Le compositeur n’avait-il pas, pour l’inachevée Edda III, pensé au gigantisme des Requiems de Berlioz et de Verdi, dont
l’audition en concert l’avait marqué lors d’un passage dans la capitale
française ?
Ces partitions de grand format
sont à découvrir en raison de leur originalité, de leur message poétique et de
leur qualité d’écriture, même si celle-ci est parfois inégale. Elles invitent
en tout cas à un approfondissement du compositeur. D’autant plus que
l’exécution en est exemplaire. On y associera le ténor Gunnar Gudbjörnsson et
la basse Bjarni Thor Kristinsson pour le premier volet, la mezzo-soprano Hanna
Dora Sturludottir, le ténor Elmar Gilbertsson et la basse Kristinn Sigmundsson
pour le second. Tous chantent dans leur arbre généalogique et se jouent des
difficultés techniques avec un remarquable talent.
Jean Lacroix