On sait à quel point l’œuvre d’Olivier Messiaen est
imprégnée de la tradition musicale catholique (mais aussi de cultures non
chrétiennes et non européennes). On sait aussi que sa foi et sa ferveur étaient
réelles et sont intégrées dans un langage qui relève à la fois de la poésie, de
la vision cosmique et du mysticisme. Avec un ancrage dans la réalité
quotidienne qui rend ce langage particulier, à la fois tendre et paroxystique,
proche de notre monde, avec des couleurs sonores qui laissent rêveur.
Deux publications nous donnent l’occasion de pénétrer plus
avant dans l’univers sacré de Messiaen. La première consiste en un album Alpha
de 2 CD (423) qui propose les Vingt
Regards sur l’Enfant-Jésus, un cycle monumental pour piano qui dépasse les
deux heures, écrit en six mois, de mars à septembre 1944 et créé par Yvonne
Loriod le 26 mars 1945 à Paris, dans la Salle Gaveau. L’interprète deviendra la
seconde épouse de Messiaen en 1961. Le livret reproduit le commentaire du
compositeur, qui précise ses intentions et la portée poético-religieuse de sa
démarche : « Contemplation de
l’Enfant-Dieu de la crèche et regards qui se posent sur Lui : depuis le
Regard indicible de Dieu le Père jusqu’au Regard multiple de l’Eglise d’amour,
en passant par le Regard inouï de l’Esprit de joie, par le Regard si tendre de
la Vierge, puis des Anges, des Mages et des créatures immatérielles ou
symboliques (le Temps, les Hauteurs, le Silence, l’Etoile, la Croix). »
L’explication de Messiaen est en fait beaucoup plus longue. Nous n’en
retiendrons ici que la dernière partie : « Dom Columbia Marmion (le Christ dans ses mystères) et après lui Maurice Toesca (les douze
Regards) ont parlé des regards des
bergers, des Anges, de la Vierge, du Père céleste : j’ai repris la même
idée en la traitant de façon un peu différente et en ajoutant seize nouveaux
regards. Sans parler des chants d’oiseaux, carillons, spirales, stalactites,
galaxies, photons, des textes de Saint Thomas, saint Jean de la Croix, sainte
Thérèse de Lisieux, des Evangiles et du Missel m’ont également influencé. Plus
que dans toutes mes précédentes œuvres, j’ai cherché ici un langage d’amour
mystique, à la fois varié, puissant et tendre, parfois brutal, aux ordonnances
multicolores. » (1). Si l’on ajoute que chacun des vingt morceaux est
accompagné d’un très bref poème d’inspiration sacrée écrit par Messiaen
lui-même, on ne peut que constater l’importance de ce recueil dans la création
globale du compositeur. Un seul exemple lyrique, à titre d’illustration, celui
du Regard des Hauteurs, le n°
VIII : « Gloire dans les
hauteurs… les hauteurs descendent sur la crèche comme un chant d’alouette… ».
Lien vers le CD |
On devine que pour entrer dans cet espace mystique, il
faut se dépouiller de tout préjugé et revêtir dans le fond de son cœur un
esprit de simplicité et d’ouverture
qui accepte la vision éthérée et extatique, mais parfois aussi austère de
Messiaen. Ecouter les Vingt Regards de
l’Enfant-Jésus est une véritable expérience spirituelle qui touche à
l’infini ; que l’on soit ou non croyant, elle donne accès aux mystères des
beautés musicales et à leur plénitude. L’aventure est intérieure et elle
s’adresse à ce qu’il y a de plus révélateur, de plus profond et de plus secret
en chacun de nous, car ces regards, en fin de compte, sont peut-être bien
destinés à nous mettre en face de nous-mêmes. Après la créatrice Yvonne Loriod,
dont la version est accessible dans un gros coffret, d’autres pianistes se sont
attaqués avec succès à ce monument colossal : Michel Béroff, Roger Muraro,
Pierre-Laurent Aimard… Cette fois, l’Allemand Martin Helmchen, né en 1982,
lauréat en 2001 du Concours International Pour Piano Clara Haskil, qui compte
déjà à son actif, entre autres enregistrements, des œuvres de Mozart,
Beethoven, Schubert, Brahms, Mendelssohn, ou Hindemith, en donne sa vision.
Helmchen est un excellent chambriste. Cela se sent à la manière dont il
maîtrise la temporalité et l’articulation au fil des vingt Regards. Il donne aussi l’impression de s’engager dans
une voie proche de l’improvisation, comme s’il retenait le geste pianistique
pour mieux lui donner sens. Dans le livret, dont il écrit lui-même la
présentation, le pianiste conseille à l’auditeur de faire l’expérience de
l’écoute de l’intégralité, en soulignant qu’ainsi, « on éprouve le sentiment incomparable d’une lente modification de la
perception du temps ». Ce qui, ajoute-t-il avec raison, est un grand
défi pour l’homme d’aujourd’hui. Helmchen joue la carte de l’expressivité, avec
des sonorités ciselées et des couleurs qui se situent entre la carnation et
l’esquisse, dans un contexte d’intériorité fragile et de modestie feutrée.
C’est une approche séduisante et nuancée, qui rend justice à la partition, car
elle ne néglige pas non plus les grandes envolées. Cet enregistrement a été
effectué dans la Christuskirche de Berlin en mai 2014. Cinq ans déjà ! Il était temps qu’Alpha se décide
à le publier, car il enrichit notre connaissance du compositeur.
Le corpus pour orgue est un autre monument
« messiaenique » incontournable pour ceux qui veulent entrer plus
avant dans la pensée sacrée de ce visionnaire. A côté de versions jouées par le
créateur lui-même, Louis Thiry, Simon Preston ou Marie-Claire Alain sont des
plus recommandables, mais le coffret dû à Olivier Latry chez Deutsche
Grammophon est souvent considéré comme la référence. Quoique partageant cet
avis, nous estimons cependant que les CD de Tom Winpenny qui se succèdent chez
Naxos forment un ensemble de grande qualité qui n’est pas loin de rivaliser
avec Latry et qu’il serait dommage de ne pas approfondir. Tout récemment, ce
sont les Méditations sur le Mystère de la
Sainte-Trinité de 1969 (Naxos
8.573979) que cet organiste anglais a ajouté aux extraordinaires Corps glorieux de 1939, couplés à la Messe de la Pentecôte de 1949-1950
(Naxos 8. 573682) - dont la prise de son a été effectuée en Allemagne en la
Cathédrale de Hildesheim en juillet 2016 -, après La Nativité du Seigneur de 1935 (Naxos 8. 573332), L’Ascension de 1933 (Naxos 8. 573471) et le Livre d’orgue de 1951. Tom Winpenny a prouvé au fil des parutions que Messiaen
lui était familier en termes de souffle, de puissance, de clarté, mais aussi de
méditation savamment distillée. Pour ce nouvel enregistrement, il nous emmène à
Reykjavik, dans l’église luthérienne Hallgrimskirkja, la plus grande d’Islande,
où trône un superbe instrument autour duquel est organisé chaque été un
festival d’orgue très suivi.
Les Méditations sur
le thème de la Sainte-Trinité sont, à vingt-cinq ans de distance, proches
par l’esprit des Vingt regards sur
l’Enfant-Jésus. En cette fin des années 1960, dans l’édifice religieux du
même nom qui se dresse dans le neuvième arrondissement de Paris, Messiaen avait
improvisé, en alternance avec des sermons prononcés par un prédicateur renommé.
Il allait bâtir sur cette base son cycle d’orgue le plus vaste composé
jusqu’alors. Les réminiscences de chants d’oiseaux viennent s’y mêler, de même
que des souvenirs de paroles de Thomas d’Aquin ou de l’Evangile selon Saint
Matthieu. La partition est grandiose, avec des phases spectaculaires en miroir
d’intimes invitations au mystère de Dieu, dans une vérité expressive qui
emporte l’auditeur au milieu d’une fabuleuse aventure musicale très inspirée,
celle de la relation de la divinité avec le Saint-Esprit et celle de l’Amour
céleste qui transfigure. L’expérience sonore de ces neuf parties est
subjuguante, car, chez Messiaen, l’orgue fait partie d’un univers qui nous
dépasse et nous interpelle dans le même temps, en faisant de nous ses
complices. Encore une fois, que l’on soit croyant ou non, Messiaen apporte un
message d’espoir, de fraternité, de dépassement et de glorification qui
transcende le simple quotidien pour l’inscrire dans une dimension universelle
qui aboutit à la paix intérieure. Si celle-ci invite souvent à la
contemplation, elle débouche surtout sur le questionnement de la destinée
humaine et sur l’éternité. Tom Winpenny en est un passeur fidèle, convaincant
et inspiré.
Jean Lacroix
(1) Pour une approche plus
détaillée, on consultera l’étude qu’Alain Périer a consacrée à Messiaen en 1979
dans la belle collection « Solfèges » (n° 37), publiée aux éditions
du Seuil. On peut aller plus loin en lisant L’œuvre
d’Olivier Messiaen, un maître-livre du regretté Harry Halbreich, volume
paru chez Fayard en 2008, ou encore, chez le même éditeur et la même année, la
superbe biographie due à Peter Hill et Nigel Simeone.