« Ma troisième tentative musicale au théâtre fut la Nonne sanglante, opéra en cinq actes de Scribe et Germain
Delavigne. […] écrite en 1852-1853 ; mise en répétition le 18 octobre
1853, laissée de côté et successivement reprise à l’étude plusieurs fois, elle
vit enfin la rampe le 18 octobre 1854, un an juste après sa première
répétition. Elle n’eut que onze représentations, après lesquelles Roqueplan fut
remplacé à la direction de l’Opéra par monsieur Crosnier. Le nouveau directeur
ayant déclaré qu’il ne laisserait pas jouer plus longtemps une « pareille
ordure », la pièce disparut de l’affiche et n’y a plus reparu depuis. J’en
eus quelque regret. Le chiffre excellent des recettes n’autorisait assurément
pas une mesure aussi radicale et sommaire. Mais les décisions directoriales ont
parfois, dit-on, des dessous qu’il serait inutile de vouloir pénétrer : en
pareil cas, on donne des prétextes ; les raisons demeurent cachées. […] Je
crois qu’il y avait, à mon actif, dans cet ouvrage, une part sérieuse de
progrès dans l’emploi de l’orchestre ; certaines pages y sont traitées
avec une connaissance plus sûre de l’instrumentation et avec une main plus expérimentée ;
plusieurs morceaux sont d’une bonne couleur, […] Je me consolai de mon déboire
en écrivant une symphonie (n° 1, en ré) pour la Société des Jeunes Artistes
[…] ». C’est ainsi que Charles Gounod évoque l’éviction de son opéra La Nonne sanglante dans ses souvenirs
(1).
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Charles Gounod a composé une
douzaine d’œuvres lyriques destinées à la scène. Vous pouvez sans doute citer Faust et Roméo et Juliette et peut-être même Mireille et Le Médecin malgré
lui. Mais les autres ? Tous
oubliés, jusqu’en 2016, lorsque l’infatigable défricheur de partitions
délaissées, le Palazzetto Bru Zane, a ressuscité Cinq-Mars, puis en 2018 Le
Tribut de Zamora, dans de beaux livres/CD avec un orchestre bavarois et des
distributions de qualité. Mais le bonheur des retrouvailles n’empêchait pas le
regret de ne pas pouvoir disposer d’images de ces spectacles reconstitués.
Cette fois, nous y sommes ! La Nonne
sanglante vous tend les bras, même si, dans ce contexte tragique,
l’expression prêterait à rire… si la conclusion de l’opéra n’était pas
réparatrice des malheurs survenus au cours de l’action.
Il faut savoir qu’au moment de la
composition, Gounod était déjà, entre autres choses, l’auteur de l’opéra Sapho et de la musique de scène Ulysse. Le livret d’Eugène Scribe,
associé à Germain Delavigne, existait en partie depuis plus de dix ans. Tiré
d’un épisode du sulfureux roman de
l’Anglais Matthew Gregory Lewis, Le Moine,
récit gothique et terrifiant paru en 1796 et introduit peu après en France où
il influença les romantiques, il avait été proposé à Berlioz dès 1841. L’auteur
de la Symphonie fantastique travailla
sur les deux premiers actes qu’il mit en musique avant d’abandonner le projet,
la suite du texte tardant à arriver. Gounod s’y intéressa de façon explicite,
mais il s’inquiéta du fait que Berlioz pouvait lui en tenir rigueur, ce dont ce
dernier le soulagea dans une lettre rassurante (2).
Placée dans le roman de Lewis au XVIIIe siècle, l’action
est transposée au Moyen Age dans l’opéra de Gounod. Deux clans ennemis
s’affrontent. Pierre l’Ermite, qui prêche la croisade, propose une
réconciliation sous la forme d’un mariage entre Théobald, le fils aîné du Comte
de Luddorf et Agnès, la fille unique du Baron de Moldaw. Mais Agnès aime
Rodolphe, le frère cadet de Théobald, et est aimée de lui. A l’annonce de
l’alliance conclue contre leur gré, les amoureux décident de s’enfuir. Au
moment de leur rendez-vous, fixé à minuit dans des ruines, Rodolphe confond
Agnès avec la Nonne sanglante, qui hante les lieux depuis qu’elle a été
assassinée par son amant et crie vengeance. Il promet un amour éternel à
l’apparition et aussi de faire justice. Agnès assiste à la scène et rompt avec
Rodolphe. Ce dernier se réfugie auprès d’un couple d’amis. Il y apprend de son
page la nouvelle de la mort de son frère Théobald. Il n’y a dès lors plus
d’obstacle au mariage entre Agnès et lui, mais la Nonne exige que la parole qui
lui a été donnée soit tenue. Au moment où les épousailles vont avoir lieu, elle
désigne son meurtrier, le Comte de Luddorf. Rodolphe ne peut envisager de tuer
son père et est contraint de repousser Agnès. Le Comte se sacrifie pour son
fils lorsqu’il apprend que les frères d’Agnès préparent un guet-apens pour
venger leur honneur : il mourra à sa place, permettant à la Nonne de
trouver l’apaisement éternel et au couple Rodolphe/Agnès de convoler en justes
noces.
Sur cette trame tragique, Gounod a construit une partition
captivante, très dramatique, pleine d’inventivité, de couleurs orchestrales et
de moments vocaux d’une grande beauté. On a peine à croire que les mélomanes
aient pu être privés d’une tel plaisir d’oreille pendant aussi longtemps. Lors
de la création, Théophile Gautier salua le compositeur en estimant qu’il était
« un artiste sérieux qui ne fait
aucune concession au mauvais goût » et Léon Kreutzer, le fils du
violoniste, écrivit qu’il est bon de secouer le public : « […] donnons-lui, pour une fois seulement,
donnons-lui une véritable Nonne, une nonne avec le véritable poignard, la
véritable lampe, avec sa figure livide, son suaire maculé de sang, une nonne
qui ne chante pas des duos et des airs, qui ne parle pas la langue des vivants,
qui s’exprime dans une langue étrange, inouïe, dans la langue des spectres et
des tombeaux ; et pour cela, inventons une langue, s’il le faut :
voix parlée, récitatif mesuré, froid, implacable, tandis que l’orchestre se
réservera la partie passionnée et violente du rôle […] ». Le metteur
en scène, David Bobée, semble avoir assimilé ce message à la perfection. Dans
l’intéressante notice illustrée du DVD, lors d’un entretien reproduit entre lui
et la cheffe d’orchestre, Laurence Equilbey, il précise qu’au-delà de son goût
pour le romantisme et le fantastique, il a travaillé la dramaturgie avec la
directrice musicale, mais aussi dans le sens d’une lecture politique avec sa
collaboratrice artistique, Corinne Meyniel. Nous laissons au mélomane qui
découvrira ce texte le plaisir des détails qui expliquent la démarche.
La vision de l’opéra se déroule dans un décor résolument
sombre du début à la fin des deux heures de spectacle. On est dans la sobriété,
les éléments sur scène servent avant tout à centrer l’intérêt sur le drame qui
se noue, qu’il s’agisse de piliers métalliques qui se déploient pour l’action,
par exemple dans les ruines à l’acte II, ou de vidéos symbolisant une forêt,
une église ou une salle de bal. Les personnages sont eux aussi vêtus de noir,
fantômes (très réussis) y compris, sauf le couple d’amis, habillés de bleu, qui
accueillent Rodolphe, et la Nonne qui traîne son malheur et sa volonté de
vengeance dans son suaire blanc sanguinolent. Les images sont fortes, elles
canalisent l’attention et ne laissent pas de répit. La musique, inspirée,
bénéficie d’une orchestration soignée au cours de laquelle les vents sont très
sollicités, avec une percussion vibrante qui associe timbales et grosse caisse
aux cymbales, au tambourin et aux cloches. Laurence Equilbey, à la tête de
l’Insula Orchestra, dose tout cela sur instruments d’époque avec une parfaite
science des timbres et des équilibres sonores ; lors du ballet traditionnel qui a été réduit de quatre à
deux danses, la fluidité est de mise. Quant au chœur Accentus, il répond à
toutes les sollicitations avec vigueur, joie (l’air à boire) ou émotion, dans
des registres toujours justes et subtils.
Reste le plateau vocal, pour lequel on ne peut utiliser
que le terme de somptueux ; le choix est idéal pour chacun des
personnages. Dans le rôle écrasant de Rodolphe, présent sur scène presque de
bout en bout, le ténor américain Michael Spyres est phénoménal. Son abattage et
sa présence physique le sont tout autant, et sa voix superbe, claire et
vaillante, passe par tous les accents que Gounod a notés pour la mettre en
valeur. Vannina Santoni, en Agnès, est belle et émouvante, elle est la digne
partenaire de Rodolphe. Quant à la Nonne, Marion Lebègue, elle est
impressionnante dans sa dimension spectrale. Les autres protagonistes sont
parfaits, qu’il s’agisse du baryton Jérôme Boutillier en Comte de Luddorf, des
basses Jean Teitgen en Pierre l’Ermite et Luc-Bertin Hugault en Baron de
Moldaw, ou du ténor Enguerrand De Hys en Veilleur de nuit. Grand bonheur aussi
de retrouver Jodie Devos, « notre » Jodie Devos, dans le rôle du page
Arthur. Elle crève l’écran par sa finesse. Ce plateau respecte le texte
français dont on comprend chaque syllabe, chaque mot sans le moindre effort.
Ce qui est magique dans cette production, c’est qu’elle se
situe malgré tout au « premier degré » de l’action, dans une imagerie
populaire, celle des récits fantastiques avec tous leurs ingrédients dont on se
régale, où il y a des bons frappés par le destin et des méchants qui peuvent se
racheter, en nous faisant entrer à fond dans le jeu et en nous permettant d’y
participer. Ce n’est pas un mince compliment. La Nonne sanglante doit à notre avis figurer dans toute vidéothèque
de ce nom, d’autant plus que la prise de son est excellente et que l’image est
digne de l’attente. Les autres opéras de Gounod qui restent encore dans l’ombre
mériteraient pareil traitement. Certains ont déjà bénéficié d’enregistrements,
parfois anciens (Sapho, La Reine de Saba, Polyeucte, Philémon et Baucis,
La Colombe). Mais ce sont des
productions filmées aussi attirantes que l’on réclame. Dès que possible…
Jean Lacroix
(1) Charles Gounod : Mémoires d’un artiste, Paris,
Calmann-Lévy, 1991, p. 141-142.
(2) Tous les détails de la genèse
de La Nonne sanglante sont à lire
dans la passionnante biographie que Gérard Condé a consacrée à Charles Gounod aux éditions Fayard, à
Paris, en 2009, aux pages 304 à 319, dont nous avons tiré la citation de l’avis
de Kreutzer. Cette précision nous engage à souligner à quel point découvrir une
vie de musicien peut se révéler un réel bonheur de lecture, lorsque la clarté
du propos et sa vivacité, mais aussi la qualité de l’écriture s’en mêlent. On
peut aussi se référer au petit ouvrage de Noël Burch, Eugène Scribe ou le Gynolâtre, paru aux éditions lyonnaises
Symétrie en 2017 ; l’auteur y passe en revue des livrets d’opéras de
Scribe, dont La Nonne sanglante.