vendredi 13 septembre 2019

Pour les oreilles, mais aussi pour les yeux : Lully et son Te Deum

Le malencontreux et violent coup de canne que Jean-Baptiste Lully se donna au pied en dirigeant son Te Deum le 8 janvier 1687 allait lui être fatal. Mal soignée, la blessure s’infecta, la gangrène s’installa et le surintendant de la musique de Louis XIV en mourut le 22 mars. Nous ne reviendrons pas sur la brillante carrière de ce compositeur né à Florence en 1632, sinon pour rappeler que cet homme de théâtre, qui inventa la tragédie lyrique, fut aussi l’un des créateurs du grand motet français. Dès 1664, Lully proposait son Miserere mei, suivi en 1668 du Plaude laetare. Il faudra attendre près d’une décennie pour qu’il compose son Te Deum, en 1677. Six ans plus tard, ce sera le Dies irae et le De profundis. Ce sont ces trois dernières partitions que nous offre un splendide CD Alpha (444), en coproduction avec le Centre de musique baroque de Versailles et le CAV&MA, à travers un enregistrement public effectué en février 2018 à la Chapelle Royale du Château de Versailles. Le Millenium Orchestra et le Chœur de chambre de Namur sont dirigés par Leonardo García Alarcón, des interprètes dont les qualités ne sont plus à souligner. On leur doit maints enregistrements de grand intérêt (Scarlatti, Donizetti, Veneziano, Haendel…).
Lien vers le DVD
Le hasard, un hasard heureux (en est-ce vraiment un ?) veut que, simultanément, le label Château de Versailles sorte un DVD (CVS012), où l’on retrouve le Te Deum, résultat d’un autre concert public, donné le 28 octobre 2018 dans la Basilique romaine de Saint-Jean de Latran, en commémoration de la fin de la Première Guerre Mondiale et du centenaire de la fondation de l’état tchèque. Ici, le Collegium 1704, le Chœur Collegium Vocale 1704 et les Pages du Centre de musique baroque de Versailles sont menés par Václav Luks. Le complément de programme du DVD est inattendu ; il s’agit de la monumentale Missa salisburgensis de Biber ! Inutile de dire que CD et DVD n’entrent pas en rivalité, vu le haut niveau des deux interprétations, mais sont en fait complémentaires l’un de l’autre, non seulement par la diversité de leur programme, mais par le fait que l’on peut écouter ou voir jusqu’à satiété ces merveilles musicales.
Lully écrivit onze grand motets, qui furent édités de son vivant. Le De profundis, qui avait déjà bénéficié d’une audition quelques mois auparavant lorsque les prétendants à « la Maîtrise de Sa Majesté » avaient fait entendre leurs divers motets, fut joué lors des funérailles de la reine Marie-Thérèse, inhumée le 1er septembre 1683, un mois après son décès. Ce fut pendant l’aspersion du cercueil, le Dies irae étant interprété en début de cérémonie. Ces deux partitions, d’une grande expression religieuse et d’un intense recueillement, ont une véritable unité d’esprit et de portée mystique. L’emphase est exclue, la subtilité est de rigueur. On décèle cependant dans ces pages une influence manifeste de l’œuvre dramatique. Le lecteur désireux d’approfondissement ira découvrir les pages érudites que Jérôme de La Gorce, directeur de recherche au CNRS, musicologue et historien d’art, consacre à ces œuvres dans sa biographie de Lully, ouvrage de référence paru chez Fayard, à Paris, en 2002.
Revenons au Te Deum, qui fut exécuté pour la première fois le 9 septembre 1677, à Fontainebleau, dans des circonstances particulières. Ce jour-là, on célébra le baptême du fils aîné de Lully, dont le couple royal était parrain et marraine, insigne honneur s’il en est. Le compositeur en profita pour exalter les souverains dans une partition grandiose et somptueuse au cours de laquelle les trompettes et les timbales retentissent triomphalement. Louis XIV apprécia, à tel point qu’une nouvelle audition eut lieu en 1679 lors du mariage de sa nièce, Marie-Louise d’Orléans avec Charles II d’Espagne. Lully eut l’occasion de diriger son Te Deum une dizaine de fois au total, jusqu’à ce jour funeste au cours duquel il se blessa, avec la suite fatale que l’on connaît.       

Si le CD Alpha est organisé dans la logique programmatique de trois grands motets, le DVD Château de Versailles ajoute donc au Te Deum, point commun des deux parutions, une partition d’un intérêt considérable, la Missa salisburgensis, quasi contemporaine du Te Deum de Lully. Né en Bohème en 1644, Heinrich Ignaz Franz Biber devint Kapellmeister à Salzbourg en 1684, où il exerçait déjà depuis une dizaine d’années. Il conservera ce poste de prestige jusqu’à son décès, en 1704. Cet excellent violoniste, qui sera anobli par l’empereur Léopold Ier, se fit remarquer par l’emploi de nouvelles techniques pour son instrument, comme l’utilisation de doubles cordes, et composa des sonates, mais aussi de la musique religieuse. La Missa salisburgensis, dont il n’existe que la copie de la partition, n’a été attribuée de façon certaine à Biber que tardivement. L’œuvre est d’un effectif exceptionnel pour la période baroque, nous rappelle Vaclav Luks dans la notice :« On dénombre cinquante-trois voix divisées en deux chœurs, six ensembles instrumentaux, comprenant, entre autres, seize solistes, dix trompettes et deux timbales, sans compter tous les autres instruments que Biber avait à sa disposition. ». Cette vaste fresque, d’une solennité prenante et d’une grandeur majestueuse, fut créée sans doute le 18 octobre 1682 dans la cathédrale de Salzbourg, pour célébrer avec un faste sans précédent le 1100e anniversaire de la fondation de l’archevêché de cette cité. Bâtie selon le schéma traditionnel (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus, Agnus Dei), elle se déploie dans un contexte opulent et dans des dimensions que l’on peut qualifier, sans jeu de mots, de « cathédralesques ».
Le décor de Saint-Jean de Latran est tout à fait adapté à ce morceau d’anthologie, dont la force irrésistible ne masque pas la profonde intention sacrée du propos ni l’émotion ressentie à l’audition.  On peut regretter que la prise de vues soit statique et centrée, certes à juste titre, sur l’orchestre, les chœurs et les magnifiques solistes, mais elle ne nous donne pas d’images de l’intérieur de l’édifice au sein duquel la Missa salisburgensis s’offre à notre admiration et à notre émerveillement. Par le passé, Goebel associé à Mc Creesh, Koopman ou plus récemment Savall, ont donné de ce monument de Biber des versions marquantes, qui le demeurent. Mais Václav Luks et son équipe nous font vivre un moment de réelle exaltation. En ce qui concerne le Te Deum, nous n’avons aucune préférence pour l’une ou l’autre de ces nouvelles parutions ; qu’il s’agisse d’Alarcón, avec l’addition judicieuse de deux autres motets, ou de Luks, couplé avec Biber, tous deux lui insufflent ce caractère coloré, sacré et fastueux qu’il réclame. La chose est dite : l’un ne va pas sans l’autre. Il faut se résoudre à se procurer CD et DVD pour vivre avec intensité ces moments extraordinaires de l’histoire de la musique vocale.

Jean Lacroix