« Je suis
citoyen américain, né aux Etats-Unis, à Rockford pour préciser. Mais il est
vrai que je suis d’origine irlandaise - comme environ 13 millions d’Américains.
Mon père était avocat et désirait que je fisse des études sérieuses à Oxford.
J’y fus et ne restai point longtemps. La musique m’attirait. Je m’y adonnai à
Stuttgart, où, pendant sept ans, je reçus une excellente éducation, très
romantique et schumanienne, comme vous pouvez penser. Je passai ensuite dix ans
en voyages, Suisse, France, Allemagne et même… Irlande, avec l’Italie comme
Quartier Général… Et puis je me suis fixé en France et je m’y trouve trop bien
pour changer désormais. »
Ainsi s’exprimait le compositeur Edward
Hennessy, appelé communément Swan Hennessy depuis son enfance, Swan étant le
surnom de sa mère, dans un entretien accordé à Lucien Chevaillier (1) pour un
article paru le 12 avril 1929 dans la revue Le
Guide du concert. Né le 24 novembre 1866, ce créateur tout à fait oublié
parmi les compositeurs du premier quart du XXe siècle, s’établit en effet à
Paris dès 1903, où on l’appelait « le barde de l’Irlande ». La
plupart de ses compositions sont limitées à la musique de chambre, à des pièces
pour piano et à quelques œuvres pour voix et piano. Pas de partitions pour
orchestre, ni pour la scène. Il s’en explique dans le même entretien :
« Je ne trouve pas que le caractère
dramatique convienne à la musique. Lorsque l’action est à son point critique,
je préfère infiniment que les protagonistes se servent du langage parlé. La
musique pourrait peut-être à mon sens trouver place précisément quand cette
action reste stationnaire ou quand elle s’apaise ; en somme, lorsque le
théâtre n’est plus du théâtre. »
Lien vers le CD |
En France, Hennessy est influencé par la musique
impressionniste et écrit des pièces pour piano, inspirées par Ravel ou Satie,
dans lesquelles apparaissent aussi bien la veine humoristique que l’inspiration
de la nature. Il ne sera jamais tenté par l’aventure moderniste. Avant la première
guerre mondiale, il est membre de l’Association des Compositeurs Bretons, qui
sera de courte durée, et se lie à ceux qui ont une esthétique similaire à la
sienne (Ropartz, Ladmirault, Le Flem, Duhamel, Vuillemin…). Il entretient aussi
des liens étroits avec la Belgique, où il connaît celle qui deviendra sa
seconde épouse. Il a de nombreux amis dans notre capitale et a le privilège d’y
entendre sa musique en concert. Il dédie sa Pièce
celtique op. 74 à la violoncelliste belge Fernande Kufferath. Il décède à
Paris le 24 octobre 1929, six mois après l’interview que nous évoquons.
Le label RTÉ lyric fm (CD 159) accomplit un beau geste
d’hommage discographique en proposant les quatre quatuors de Hennesy, écrits
entre 1912 et 1929, auxquels ont été ajoutés le Petit trio celtique op. 52 pour violon, alto et violoncelle et une
courte Sérénade op. 65 pour quatuor à
cordes. Dès le Quatuor n° 1 op. 46
(1912), simplement intitulé Suite, on
constate la recherche d’identité du compositeur, reflet de son environnement
sous influence française. Les tonalités du premier et du troisième mouvement
sont en mineur, dans un climat global nostalgique prenant. Dans le second
mouvement, qui suggère l’atmosphère d’une calme nuit d’été, une réminiscence du
Quatuor de Max Reger, composé l’année
précédente, rappelle la place de l’Allemagne dans son inspiration, la suite de
l’œuvre empruntant des références nettement audibles à la musique
traditionnelle irlandaise. Malgré une certaine confusion stylistique, le décor
est planté, avec effusion et profondeur des sentiments. Hennessy tenait
beaucoup à cette œuvre, dont il soutint la diffusion jusqu’à sa mort. De mêmes
qualités se retrouvent dans le Quatuor n°
3 op. 61 (1923), révision d’une Deuxième
Suite de 1922, qui n’était qu’en trois mouvements. Les allusions écossaises
et celtiques sont globalement plus marquées, avec des passages emphatiques,
mais aussi joyeux, qui ne sont pas sans évoquer les jours estudiantins passés
en terre germanique. Le Quatuor n° 2
op. 49 (1920) est dédié à la mémoire de Terence MacSwiney, Lord maire de Cork,
mort cette année-là dans une prison anglaise après une grève de la faim. Cet
événement attira l’attention internationale sur la lutte pour l’indépendance
irlandaise. La dimension tragique que Hennessy confère à sa musique comporte à
la fois des intentions patriotiques, des thèmes populaires et un final
triomphant qui espère un glorieux avenir pour une nouvelle Irlande. Quant au Quatuor n° 4 op. 75 (1928), écrit lors
d’un séjour en Normandie rurale, il est sans doute le moins irlandais de la
série. Hennessy s’attarde sur l’expressivité musicale, plus personnelle, plus
intime aussi, sans renoncer à l’énergie ou aux contrastes. La petite Sérénade op. 65 (1924), en un seul
mouvement pour quatuor à cordes, montre à quel point, comme d’ailleurs dans ses
autres partitions, le compositeur atteint un niveau d’indépendance créative à
travers un style celtique optimiste. Dans toutes ces partitions, Hennessy se
révèle un excellent manieur de l’art du contrepoint. Quant au Petit trio celtique op. 52 de 1920 pour
trio à cordes, il s’agit de la page la plus jouée du vivant de son auteur. Elle
est dédiée à Paul Le Flem, par le biais d’un thème bref dans le second
mouvement. Ce petit bijou de délicatesse conclut avec bonheur le programme de
ce CD inédit. La musique de Hennessy n’est pas révolutionnaire, certes, elle
n’en avait d’ailleurs pas la prétention, mais elle déploie un charme certain et
une atmosphère souvent mélancolique, qui ne refuse pas les accès de joie. Nous
l’avons écoutée avec un intérêt grandissant. Elle mérite l’attention des
mélomanes avides de découvertes. Dans l’entretien qu’il accorda peu avant sa
mort, auquel nous avons déjà fait référence, Hennessy est interrogé sur le sens
à attribuer à la musique « celte ». Au-delà de quelques données
techniques, il répond ceci : « […] La musique écossaise est à la fois plus puissante et plus fine ;
l’irlandaise est volontiers mélancolique, d’une tristesse un peu accablée, à
moins qu’elle ne soit gaie, mais d’une gaieté assez terre à terre, plutôt une
sorte d’exubérance joviale et sans façon. » Nul doute que Hennessy ait
tenté de donner à sa musique une coloration spécifique qui englobe les traits qu’il souligne.
Les interprètes du présent CD réhabilitent ce compositeur.
Le Quatuor ConTEmpo, formé en 1995, est composé de quatre instrumentistes
roumains qui se connaissent depuis leur enfance à Bucarest : Bogdan Sofei et
Ingrid Nicola au violon, Andreea Banciu à l’alto et Adrian Mantu au
violoncelle. Ensemble, ils ont remporté une série de prix internationaux, se
sont produits dans le monde entier, du Carnegie Hall à Tokyo, de Tel-Aviv à
Paris, et sont « quatuor en résidence » pour RTÉ de 2014 à 2019. Ils
ont joué les cycles complets de Beethoven et de Bartok, ainsi que de nombreuses
œuvres de Haydn, Schubert, Mozart, Brahms et Schumann. Ils ont aussi créé
plusieurs partitions contemporaines irlandaises (O’Leary, Wilson, Corcoran,
Agnew, etc…). Dans les quatuors de Hennessy, ils communiquent leur attrait pour
ce répertoire inédit et méconnu, auquel ils insufflent leur finesse, leur
fantaisie, leur complicité, mais aussi un sens aigu des nuances et de la
caractérisation. La présentation du CD est attrayante et soignée. Elle comporte
un livret détaillé en anglais, une photographie sympathique du Quatuor
ConTempo, ainsi que des documents iconographiques, dont un beau portait de
Hennessy, qui proviennent des archives familiales. L’enregistrement a été
effectué à l’Université de Limerick, dans les studios de l’Orchestre de Chambre
irlandais, du 27 au 29 octobre 2017.
Le livret de ce CD, dont nous nous sommes inspiré, est
signé par Axel Klein, chercheur indépendant à Francfort, spécialisé en histoire
de la musique classique irlandaise et en relations musicales franco-irlandaises.
Il est aussi chercheur associé à la Research Foundation for Music in Ireland
(RFMI) et membre d’honneur de la Société de Musicologie en Irlande (SMI). Axel
Klein prépare un ouvrage d’environ 550 pages, intitulé Bird of Time. The Music of Swan Hennessy, qui doit paraître en
automne de cette année chez Scott à Mayence
(ISBN 978-3-95983-593-0).
Jean
Lacroix
(1) Lucien Chevaillier (1883-1932), pianiste et
compositeur, mais aussi critique musical français, a enseigné à l’Ecole normale
de Paris, puis au Conservatoire de Strasbourg. Il fut ensuite directeur
artistique de l’Ecole de musique de Belfort. L’article consacré à Hennessy dans
Le Guide du concert figure aux pages
791à 793. Pour l’anecdote, on constatera une coquille dans le titre de cet
entretien : le patronyme Hennessy est amputé d’un « n ». Les
deux lui sont rendus dans le corps du texte.