dimanche 15 septembre 2019

Swan Hennessy: à découvrir !

« Je suis citoyen américain, né aux Etats-Unis, à Rockford pour préciser. Mais il est vrai que je suis d’origine irlandaise - comme environ 13 millions d’Américains. Mon père était avocat et désirait que je fisse des études sérieuses à Oxford. J’y fus et ne restai point longtemps. La musique m’attirait. Je m’y adonnai à Stuttgart, où, pendant sept ans, je reçus une excellente éducation, très romantique et schumanienne, comme vous pouvez penser. Je passai ensuite dix ans en voyages, Suisse, France, Allemagne et même… Irlande, avec l’Italie comme Quartier Général… Et puis je me suis fixé en France et je m’y trouve trop bien pour changer désormais. » 

Ainsi s’exprimait le compositeur Edward Hennessy, appelé communément Swan Hennessy depuis son enfance, Swan étant le surnom de sa mère, dans un entretien accordé à Lucien Chevaillier (1) pour un article paru le 12 avril 1929 dans la revue Le Guide du concert. Né le 24 novembre 1866, ce créateur tout à fait oublié parmi les compositeurs du premier quart du XXe siècle, s’établit en effet à Paris dès 1903, où on l’appelait « le barde de l’Irlande ». La plupart de ses compositions sont limitées à la musique de chambre, à des pièces pour piano et à quelques œuvres pour voix et piano. Pas de partitions pour orchestre, ni pour la scène. Il s’en explique dans le même entretien : « Je ne trouve pas que le caractère dramatique convienne à la musique. Lorsque l’action est à son point critique, je préfère infiniment que les protagonistes se servent du langage parlé. La musique pourrait peut-être à mon sens trouver place précisément quand cette action reste stationnaire ou quand elle s’apaise ; en somme, lorsque le théâtre n’est plus du théâtre. »
Lien vers le CD
En France, Hennessy est influencé par la musique impressionniste et écrit des pièces pour piano, inspirées par Ravel ou Satie, dans lesquelles apparaissent aussi bien la veine humoristique que l’inspiration de la nature. Il ne sera jamais tenté par l’aventure moderniste. Avant la première guerre mondiale, il est membre de l’Association des Compositeurs Bretons, qui sera de courte durée, et se lie à ceux qui ont une esthétique similaire à la sienne (Ropartz, Ladmirault, Le Flem, Duhamel, Vuillemin…). Il entretient aussi des liens étroits avec la Belgique, où il connaît celle qui deviendra sa seconde épouse. Il a de nombreux amis dans notre capitale et a le privilège d’y entendre sa musique en concert. Il dédie sa Pièce celtique op. 74 à la violoncelliste belge Fernande Kufferath. Il décède à Paris le 24 octobre 1929, six mois après l’interview que nous évoquons.

Le label RTÉ lyric fm (CD 159) accomplit un beau geste d’hommage discographique en proposant les quatre quatuors de Hennesy, écrits entre 1912 et 1929, auxquels ont été ajoutés le Petit trio celtique op. 52 pour violon, alto et violoncelle et une courte Sérénade op. 65 pour quatuor à cordes. Dès le Quatuor n° 1 op. 46 (1912), simplement intitulé Suite, on constate la recherche d’identité du compositeur, reflet de son environnement sous influence française. Les tonalités du premier et du troisième mouvement sont en mineur, dans un climat global nostalgique prenant. Dans le second mouvement, qui suggère l’atmosphère d’une calme nuit d’été, une réminiscence du Quatuor de Max Reger, composé l’année précédente, rappelle la place de l’Allemagne dans son inspiration, la suite de l’œuvre empruntant des références nettement audibles à la musique traditionnelle irlandaise. Malgré une certaine confusion stylistique, le décor est planté, avec effusion et profondeur des sentiments. Hennessy tenait beaucoup à cette œuvre, dont il soutint la diffusion jusqu’à sa mort. De mêmes qualités se retrouvent dans le Quatuor n° 3 op. 61 (1923), révision d’une Deuxième Suite de 1922, qui n’était qu’en trois mouvements. Les allusions écossaises et celtiques sont globalement plus marquées, avec des passages emphatiques, mais aussi joyeux, qui ne sont pas sans évoquer les jours estudiantins passés en terre germanique. Le Quatuor n° 2 op. 49 (1920) est dédié à la mémoire de Terence MacSwiney, Lord maire de Cork, mort cette année-là dans une prison anglaise après une grève de la faim. Cet événement attira l’attention internationale sur la lutte pour l’indépendance irlandaise. La dimension tragique que Hennessy confère à sa musique comporte à la fois des intentions patriotiques, des thèmes populaires et un final triomphant qui espère un glorieux avenir pour une nouvelle Irlande. Quant au Quatuor n° 4 op. 75 (1928), écrit lors d’un séjour en Normandie rurale, il est sans doute le moins irlandais de la série. Hennessy s’attarde sur l’expressivité musicale, plus personnelle, plus intime aussi, sans renoncer à l’énergie ou aux contrastes. La petite Sérénade op. 65 (1924), en un seul mouvement pour quatuor à cordes, montre à quel point, comme d’ailleurs dans ses autres partitions, le compositeur atteint un niveau d’indépendance créative à travers un style celtique optimiste. Dans toutes ces partitions, Hennessy se révèle un excellent manieur de l’art du contrepoint. Quant au Petit trio celtique op. 52 de 1920 pour trio à cordes, il s’agit de la page la plus jouée du vivant de son auteur. Elle est dédiée à Paul Le Flem, par le biais d’un thème bref dans le second mouvement. Ce petit bijou de délicatesse conclut avec bonheur le programme de ce CD inédit. La musique de Hennessy n’est pas révolutionnaire, certes, elle n’en avait d’ailleurs pas la prétention, mais elle déploie un charme certain et une atmosphère souvent mélancolique, qui ne refuse pas les accès de joie. Nous l’avons écoutée avec un intérêt grandissant. Elle mérite l’attention des mélomanes avides de découvertes. Dans l’entretien qu’il accorda peu avant sa mort, auquel nous avons déjà fait référence, Hennessy est interrogé sur le sens à attribuer à la musique « celte ». Au-delà de quelques données techniques, il répond ceci : « […] La musique écossaise est à la fois plus puissante et plus fine ; l’irlandaise est volontiers mélancolique, d’une tristesse un peu accablée, à moins qu’elle ne soit gaie, mais d’une gaieté assez terre à terre, plutôt une sorte d’exubérance joviale et sans façon. » Nul doute que Hennessy ait tenté de donner à sa musique une coloration spécifique qui englobe les  traits qu’il souligne.    

Les interprètes du présent CD réhabilitent ce compositeur. Le Quatuor ConTEmpo, formé en 1995, est composé de quatre instrumentistes roumains qui se connaissent depuis leur enfance à Bucarest : Bogdan Sofei et Ingrid Nicola au violon, Andreea Banciu à l’alto et Adrian Mantu au violoncelle. Ensemble, ils ont remporté une série de prix internationaux, se sont produits dans le monde entier, du Carnegie Hall à Tokyo, de Tel-Aviv à Paris, et sont « quatuor en résidence » pour RTÉ de 2014 à 2019. Ils ont joué les cycles complets de Beethoven et de Bartok, ainsi que de nombreuses œuvres de Haydn, Schubert, Mozart, Brahms et Schumann. Ils ont aussi créé plusieurs partitions contemporaines irlandaises (O’Leary, Wilson, Corcoran, Agnew, etc…). Dans les quatuors de Hennessy, ils communiquent leur attrait pour ce répertoire inédit et méconnu, auquel ils insufflent leur finesse, leur fantaisie, leur complicité, mais aussi un sens aigu des nuances et de la caractérisation. La présentation du CD est attrayante et soignée. Elle comporte un livret détaillé en anglais, une photographie sympathique du Quatuor ConTempo, ainsi que des documents iconographiques, dont un beau portait de Hennessy, qui proviennent des archives familiales. L’enregistrement a été effectué à l’Université de Limerick, dans les studios de l’Orchestre de Chambre irlandais, du 27 au 29 octobre 2017.

Le livret de ce CD, dont nous nous sommes inspiré, est signé par Axel Klein, chercheur indépendant à Francfort, spécialisé en histoire de la musique classique irlandaise et en relations musicales franco-irlandaises. Il est aussi chercheur associé à la Research Foundation for Music in Ireland (RFMI) et membre d’honneur de la Société de Musicologie en Irlande (SMI). Axel Klein prépare un ouvrage d’environ 550 pages, intitulé Bird of Time. The Music of Swan Hennessy, qui doit paraître en automne de cette année chez Scott à Mayence (ISBN 978-3-95983-593-0).

Jean Lacroix


(1) Lucien Chevaillier (1883-1932), pianiste et compositeur, mais aussi critique musical français, a enseigné à l’Ecole normale de Paris, puis au Conservatoire de Strasbourg. Il fut ensuite directeur artistique de l’Ecole de musique de Belfort. L’article consacré à Hennessy dans Le Guide du concert figure aux pages 791à 793. Pour l’anecdote, on constatera une coquille dans le titre de cet entretien : le patronyme Hennessy est amputé d’un « n ». Les deux lui sont rendus dans le corps du texte.