jeudi 26 septembre 2019

Chez BIS, Tchaïkowksi et Prokofiev en demi-teinte, Elgar et Holst au pinacle


Depuis janvier 2019, le label suédois BIS a décidé de supprimer les pochettes en plastique de ces CD par des protections écologiques qui utilisent de l’encre de soja, de la colle écologique et un vernis à base d’eau. Pour saluer cette initiative, qui entraîne aussi un gain de place dans la discothèque de chaque mélomane, puisque les « boîtiers » sont plus plats, épinglons deux publications récentes, à la fortune diverse, qui bénéficient de ce salutaire coup de pouce donné  à la planète.
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Le pianiste chinois Haochen Zhang, né en juin 1990, fait ses études au Curtis Institute de Philadelphie, où il compte Gary Graffman parmi ses professeurs. En 2009, à peine âgé de 19 ans, il est Médaille d’or et Premier Prix du prestigieux Concours Van Cliburn. Depuis lors, il se produit comme soliste, chambriste ou avec orchestre. Maazel, Gergiev ou Chailly l’ont dirigé. Il a donné un récital (Debussy, Janacek) au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 2 décembre 2018. Nous découvrons sur un CD BIS (2381) sa vision de deux concertos parmi les plus célèbres du répertoire, le Premier de Tchaïkowski et le Second de Prokofiev. Tout virtuose se fait un point d’honneur d’inscrire ces monuments à leur discographie. Nous devons cependant reconnaître une certaine déception à l’écoute de Zhang. Lorsque l’on s’attaque à de telles partitions, qui sont servies par des références interprétatives de haut niveau, il faut pouvoir les aborder avec un regard neuf, sous un angle différent ou avec la faculté de transcender un discours ressassé. Le jeu de Zhang n’est pas en cause, tout est net, propre, soigné, le rythme, les accents et les couleurs sont présents, les nuances sont à leur place. L’accord avec l’orchestre finlandais (le Symphonique de Lahti, sous la baguette attentive du Russe Dima Slobodeniouk) est audible, mais pas dans le sens espéré. Où sont l’emballement, la fureur, la folie ? Dans Tchaïkowski, des chutes de tension apparaissent de temps à autre, donnant à l’ensemble une impression de vouloir jouer la finesse. Laquelle ? Si c’est l’option, il faut alors que la poésie s’en mêle, ce qui n’est pas le cas. L’ennui apparaît, on traîne en longueur, c’est dès lors rédhibitoire. Chez Prokofiev, qui ouvre ce CD décevant, le dosage entre violence et lyrisme ne se traduit pas en termes de fougue ou de subtilité, selon les nécessités de la partition. Zhang est en place, certes, on se rend compte que c’est un virtuose, mais on a la sensation qu’il se met en retrait du texte provocateur de Prokofiev. Péché de jeunesse ? Peut-être. L’enregistrement date du début de 2018 (janvier pour Tchaïkowski, mars pour Prokofiev), il a été réalisé au Sibelius Hall de Lahti ; il n’est pas à classer parmi les références de premier rayon. Cette sévérité ne nous est pas coutumière, mais nous sommes en droit d’attendre monts et merveilles d’un tel artiste. Cela viendra sans doute.
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Notre déception est rachetée par un autre CD BIS (2068) qui propose deux « tubes » de la musique anglaise, les Variations « Enigma » d’Elgar, couplées avec Les Planètes de Holst.  Un programme copieux (plus de 82 minutes !) pour un couplage peu courant. Créée à Londres le 19 juin 1899, la partition d’Elgar, dédicacée à « my friends picturel within », connaît un vrai succès à tel point que sa renommée va s’étendre jusqu’en Russie et aux Etats-Unis. A cette époque, il a 42 ans ; sa grande production est à venir. Les Variations « Enigma » comportent un thème et quatorze courtes parties qui décrivent, l’une après l’autre, des personnes de l’entourage du compositeur, dont des amis musiciens, un acteur, un architecte, un gentilhomme campagnard, des dames aussi, en particulier son épouse, Caroline Alice Roberts, mise à l’honneur dès la première variation. La dernière pièce est un autoportrait d’Elgar. Peut-on parler ici de tableaux psychologiques ou moraux ? Il s’agit plutôt d’un inventaire affectif, chaque page étant précédée d’initiales qui permettent d’identifier le personnage dépeint avec subtilité, finesse et inventivité. L’orchestration de cette œuvre, qu’un Richard Strauss aurait pu élaborer, est lumineuse, avec des passages enlevés et vifs, mais aussi avec des moments que l’on pourrait presque qualifier d’extatiques. La dynamique aristocratique est de mise, le tissu orchestral est somptueux. On s’interroge sur le titre « Enigma ». Philip Borg-Wheeler, auteur de la notice du CD, traduite en français, précise : « […] Elgar aimait les jeux de puzzle et les jeux de mots avec lesquels il aimait taquiner ses amis. Il soutenait qu’une autre mélodie « allait avec » le thème, et les musicologues n’ont pas ménagé leurs efforts pour percer le mystère. Cependant, l’ignorance de la solution ne nous empêche nullement d’apprécier ce point de repère de la musique britannique. » Peu importe en fin de compte, la partition peut s’écouter comme un moment de musique pure. Il existe de superbes interprétations des Variations « Enigma », celle d’Elgar lui-même en 1926, très élégante, de Toscanini, rigoureuse quant au rythme, de Monteux, d’une altière noblesse, mais la palme appartient en toute logique à des chefs anglais, Barbirolli ou Boult, qui ont notre préférence, sans pouvoir les départager.
Le chef de la présente version est le New-Yorkais Andrew Litton, né en 1959, qui a étudié notamment à la Juilliard School. Il a accompli une remarquable carrière qui débute dans le Sud de l’Angleterre, à Bournemouth, puis à Dallas avant le Minnesota. Par ailleurs pianiste soliste - c’est un spécialiste de Gershwin et de jazz -, son parcours l’a conduit en Norvège, entre 2003 et 2015, à la tête du Philharmonique de Bergen, dont Grieg fut jadis le directeur artistique. Sur le plan discographique, Litton compte à son actif plus d’une centaine de disques, dont certains ont été récompensés. La partition d’Elgar proposée ici est un enregistrement de studio de juin 2013, lorsque Litton était directeur musical à Bergen. Il prend à bras-le-corps ces variations dont il souligne avec virtuosité toutes les saillies et tous les raffinements. C’est sans doute la version contemporaine à conseiller.

D’autant plus que Les Planètes de Holst qui suivent sont aussi réussies. Cette suite en sept parties pour (très) grand orchestre, dont Karajan avait fait un de ses chevaux de bataille (il en a laissé une version « stratosphérique », transfigurée), est une expérience presque physique, dont l’impact en salle de concert est considérable. Nous en avons fait l’expérience il y a quelques années lors d’une programmation au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Le souffle épique de la deuxième partie, Mars, celui qui apporte la guerre, cloue l’auditeur dans son fauteuil. L’orchestration, gigantesque, fait appel aux cordes, aux bois par trois ou quatre, à six cors, quatre trompettes, trois trombones, un tuba ténor et un tuba basse, ainsi qu’à une impressionnante percussion : six timbales (deux percussionnistes), gong, cloches tubulaires, glockenspiel, xylophone, triangle, cymbales… Un célesta et un orgue viennent s’y ajouter, de même qu’un double chœur féminin dans le final. Une machine qui paraît relever du kitsch, mais qui s’impose autant par sa puissance phénoménale que par son architecture, sa poésie et sa dimension spirituelle. Les sept planètes sont dans l’ordre : Mars, Vénus, Mercure, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, dans des alternances de passages violents, grandioses, lyriques ou mystérieux.
La composition débute par Mars en 1914 - Holst a 40 ans -, juste avant le premier conflit mondial, non pas dans l’intention de dénoncer la guerre, mais plutôt de suggérer la fin d’un monde et les tragédies à venir. Ce pur chef-d’œuvre que sont Les Planètes a été écrit en plusieurs années, présenté au public de façon progressive, la première représentation publique intégrale ayant eu lieu en septembre 1918, à Londres, sous la direction du prodigieux Adrian Boult. Celui-ci n’avait pas encore trente ans, il sublima cette partition qu’il devait graver cinq fois sur disque, à chaque fois une référence, la plus absolue étant sans doute celle de 1979 avec le Philharmonique de Londres. Pourtant, la concurrence est redoutable. Davis, Ozawa, Solti, Mehta, Rattle et quelques autres ont su servir avec fastes cette splendeur.
A la tête du Philharmonique de Bergen, porté à incandescence par un geste cosmique, Andrew Litton (qui surpasse ici sa version avec le Symphonique de Dallas publiée chez Delos en 1998) se place sans peine au niveau des conseils d’écoute prioritaire actuels, la prise de son de février 2017 étant marquée du sceau de la transparence. Son mouvement final, Neptune le mystique, dans lequel le chœur de femmes sans paroles est placé « hors scène », dans une ambiance « extra-terrestre » qui conduit au silence, donne l’impression que la musique se dissout peu à peu, comme par enchantement. L’extase est proche. Du très grand art ! 

Jean Lacroix