Depuis janvier 2019, le label suédois BIS a décidé de
supprimer les pochettes en plastique de ces CD par des protections écologiques
qui utilisent de l’encre de soja, de la colle écologique et un vernis à base
d’eau. Pour saluer cette initiative, qui entraîne aussi un gain de place dans
la discothèque de chaque mélomane, puisque les « boîtiers » sont plus
plats, épinglons deux publications récentes, à la fortune diverse, qui
bénéficient de ce salutaire coup de pouce donné
à la planète.
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Le pianiste chinois Haochen
Zhang, né en juin 1990, fait ses études au Curtis Institute de Philadelphie, où
il compte Gary Graffman parmi ses professeurs. En 2009, à peine âgé de 19 ans,
il est Médaille d’or et Premier Prix du prestigieux Concours Van Cliburn.
Depuis lors, il se produit comme soliste, chambriste ou avec orchestre. Maazel,
Gergiev ou Chailly l’ont dirigé. Il a donné un récital (Debussy, Janacek) au
Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 2 décembre 2018. Nous découvrons sur un
CD BIS (2381) sa vision de deux concertos parmi les plus célèbres du
répertoire, le Premier de Tchaïkowski et le Second de Prokofiev. Tout virtuose
se fait un point d’honneur d’inscrire ces monuments à leur discographie. Nous
devons cependant reconnaître une certaine déception à l’écoute de Zhang.
Lorsque l’on s’attaque à de telles partitions, qui sont servies par des
références interprétatives de haut niveau, il faut pouvoir les aborder avec un
regard neuf, sous un angle différent ou avec la faculté de transcender un
discours ressassé. Le jeu de Zhang n’est pas en cause, tout est net, propre,
soigné, le rythme, les accents et les couleurs sont présents, les nuances sont
à leur place. L’accord avec l’orchestre finlandais (le Symphonique de Lahti,
sous la baguette attentive du Russe Dima Slobodeniouk) est audible, mais pas
dans le sens espéré. Où sont l’emballement, la fureur, la folie ? Dans
Tchaïkowski, des chutes de tension apparaissent de temps à autre, donnant à
l’ensemble une impression de vouloir jouer la finesse. Laquelle ? Si c’est
l’option, il faut alors que la poésie s’en mêle, ce qui n’est pas le cas.
L’ennui apparaît, on traîne en longueur, c’est dès lors rédhibitoire. Chez
Prokofiev, qui ouvre ce CD décevant, le dosage entre violence et lyrisme ne se
traduit pas en termes de fougue ou de subtilité, selon les nécessités de la
partition. Zhang est en place, certes, on se rend compte que c’est un virtuose,
mais on a la sensation qu’il se met en retrait du texte provocateur de
Prokofiev. Péché de jeunesse ? Peut-être. L’enregistrement date du début
de 2018 (janvier pour Tchaïkowski, mars pour Prokofiev), il a été réalisé au
Sibelius Hall de Lahti ; il n’est pas à classer parmi les références de
premier rayon. Cette sévérité ne nous est pas coutumière, mais nous sommes en
droit d’attendre monts et merveilles d’un tel artiste. Cela viendra sans doute.
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Notre déception est rachetée par
un autre CD BIS (2068) qui propose deux « tubes » de la musique
anglaise, les Variations
« Enigma » d’Elgar, couplées avec Les Planètes de Holst. Un
programme copieux (plus de 82 minutes !) pour un couplage peu courant.
Créée à Londres le 19 juin 1899, la partition d’Elgar, dédicacée à « my friends picturel within »,
connaît un vrai succès à tel point que sa renommée va s’étendre jusqu’en Russie
et aux Etats-Unis. A cette époque, il a 42 ans ; sa grande production est
à venir. Les Variations
« Enigma » comportent un thème et quatorze courtes parties qui
décrivent, l’une après l’autre, des personnes de l’entourage du compositeur,
dont des amis musiciens, un acteur, un architecte, un gentilhomme campagnard,
des dames aussi, en particulier son épouse, Caroline Alice Roberts, mise à
l’honneur dès la première variation. La dernière pièce est un autoportrait
d’Elgar. Peut-on parler ici de tableaux psychologiques ou moraux ? Il
s’agit plutôt d’un inventaire affectif, chaque page étant précédée d’initiales
qui permettent d’identifier le personnage dépeint avec subtilité, finesse et
inventivité. L’orchestration de cette œuvre, qu’un Richard Strauss aurait pu
élaborer, est lumineuse, avec des passages enlevés et vifs, mais aussi avec des
moments que l’on pourrait presque qualifier d’extatiques. La dynamique
aristocratique est de mise, le tissu orchestral est somptueux. On s’interroge
sur le titre « Enigma ». Philip Borg-Wheeler, auteur de la notice du
CD, traduite en français, précise : « […] Elgar aimait les jeux de puzzle et les jeux de mots avec lesquels il
aimait taquiner ses amis. Il soutenait qu’une autre mélodie « allait
avec » le thème, et les musicologues n’ont pas ménagé leurs efforts pour
percer le mystère. Cependant, l’ignorance de la solution ne nous empêche
nullement d’apprécier ce point de repère de la musique britannique. »
Peu importe en fin de compte, la partition peut s’écouter comme un moment de
musique pure. Il existe de superbes interprétations des Variations « Enigma », celle d’Elgar lui-même en 1926,
très élégante, de Toscanini, rigoureuse quant au rythme, de Monteux, d’une
altière noblesse, mais la palme appartient en toute logique à des chefs
anglais, Barbirolli ou Boult, qui ont notre préférence, sans pouvoir les
départager.
Le chef de la présente version
est le New-Yorkais Andrew Litton, né en 1959, qui a étudié notamment à la
Juilliard School. Il a accompli une remarquable carrière qui débute dans le Sud
de l’Angleterre, à Bournemouth, puis à Dallas avant le Minnesota. Par ailleurs
pianiste soliste - c’est un spécialiste de Gershwin et de jazz -, son parcours
l’a conduit en Norvège, entre 2003 et 2015, à la tête du Philharmonique de
Bergen, dont Grieg fut jadis le directeur artistique. Sur le plan
discographique, Litton compte à son actif plus d’une centaine de disques, dont
certains ont été récompensés. La partition d’Elgar proposée ici est un
enregistrement de studio de juin 2013, lorsque Litton était directeur musical à
Bergen. Il prend à bras-le-corps ces variations dont il souligne avec
virtuosité toutes les saillies et tous les raffinements. C’est sans doute la
version contemporaine à conseiller.
D’autant plus que Les Planètes de Holst qui suivent sont
aussi réussies. Cette suite en sept parties pour (très) grand orchestre, dont
Karajan avait fait un de ses chevaux de bataille (il en a laissé une version
« stratosphérique », transfigurée), est une expérience presque
physique, dont l’impact en salle de concert est considérable. Nous en avons
fait l’expérience il y a quelques années lors d’une programmation au Palais des
Beaux-Arts de Bruxelles. Le souffle épique de la deuxième partie, Mars, celui qui apporte la guerre, cloue
l’auditeur dans son fauteuil. L’orchestration, gigantesque, fait appel aux
cordes, aux bois par trois ou quatre, à six cors, quatre trompettes, trois trombones,
un tuba ténor et un tuba basse, ainsi qu’à une impressionnante
percussion : six timbales (deux percussionnistes), gong, cloches
tubulaires, glockenspiel, xylophone, triangle, cymbales… Un célesta et un orgue
viennent s’y ajouter, de même qu’un double chœur féminin dans le final. Une
machine qui paraît relever du kitsch, mais qui s’impose autant par sa puissance
phénoménale que par son architecture, sa poésie et sa dimension spirituelle.
Les sept planètes sont dans l’ordre : Mars, Vénus, Mercure, Jupiter,
Saturne, Uranus et Neptune, dans des alternances de passages violents,
grandioses, lyriques ou mystérieux.
La composition débute par Mars en 1914 - Holst a 40 ans -, juste
avant le premier conflit mondial, non pas dans l’intention de dénoncer la guerre,
mais plutôt de suggérer la fin d’un monde et les tragédies à venir. Ce pur
chef-d’œuvre que sont Les Planètes a
été écrit en plusieurs années, présenté au public de façon progressive, la
première représentation publique intégrale ayant eu lieu en septembre 1918, à
Londres, sous la direction du prodigieux Adrian Boult. Celui-ci n’avait pas
encore trente ans, il sublima cette partition qu’il devait graver cinq fois sur
disque, à chaque fois une référence, la plus absolue étant sans doute celle de
1979 avec le Philharmonique de Londres. Pourtant, la concurrence est
redoutable. Davis, Ozawa, Solti, Mehta, Rattle et quelques autres ont su servir
avec fastes cette splendeur.
A la tête du Philharmonique de
Bergen, porté à incandescence par un geste cosmique, Andrew Litton (qui
surpasse ici sa version avec le Symphonique de Dallas publiée chez Delos en
1998) se place sans peine au niveau des conseils d’écoute prioritaire actuels,
la prise de son de février 2017 étant marquée du sceau de la transparence. Son mouvement
final, Neptune le mystique, dans
lequel le chœur de femmes sans paroles est placé « hors scène », dans
une ambiance « extra-terrestre » qui conduit au silence, donne
l’impression que la musique se dissout peu à peu, comme par enchantement.
L’extase est proche. Du très grand art !
Jean Lacroix