Les détracteurs de Camille Saint-Saëns (1835-1921) n’ont
qu’à bien se tenir. Deux nouvelles parutions ont de quoi faire rougir ceux qui
taxent ce compositeur de superficialité, de mélodies faciles, voire vulgaires,
et d’inspiration limitée. Comme si la créativité jaillissante et permanente
était une tare ! Il suffit d’écouter attentivement maintes partitions pour
se convaincre que de telles allégations relèvent de la mauvaise foi. Voici en
tout cas de précieux nouveaux moments de musique à déguster comme il convient.
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Sous la forme d’un CD au son superlatif (BIS-2300), ce
sont les concertos pour piano n° 3, opus 29, n° 4 opus 44 et n° 5 opus 103
« L’Egyptien », qui retiennent notre attention dans une version qui
étonnera plus d’un auditeur. Car au piano c’est le tout jeune Alexandre
Kantorow, né en 1997, qui officie. Passons sur ses exceptionnelles capacités
techniques qui ne sont déjà plus à démontrer - ses gravures d’un récital russe où
se côtoyaient Rachmaninov, Tchaïkowski, Stravinsky et Balakirev, puis des deux
concertos et de « Malédiction » de Liszt, ont entraîné des éloges
dans la presse française, un critique dithyrambique a même qualifié cet artiste
de « tsar » du piano ! - pour nous pencher sur son approche
stylistique. Et là, c’est le choc ! Le « tsar » est un poète,
tout simplement, ce qui est de loin plus révélateur. Face à une discographie
particulièrement riche (la mythique Jeanne-Marie Darré, Pascal Rogé, Aldo
Ciccolini ou Romain Descharmes dans le domaine des intégrales, Alfred Cortot,
François-René Duchâble, Philippe Entremont, Robert Casadesus, Jean-Philippe
Collard, Sviatoslav Richter, Bertrand Chamayou et quelques autres pour des
versions isolées), la concurrence est rude. Kantorow en fait fi : il se
place au premier rang par une approche personnalisée.
Le Concerto n° 3
de 1868 est un mal-aimé ; c’est l’un des moins joués de la série des cinq,
il est souvent considéré comme inégal, le déséquilibre entre piano et orchestre
est décrié, Saint-Saëns accordant plus de faste aux ensembles qu’aux parties
solistes. Il y a pourtant beaucoup de moments d’un grand lyrisme, notamment le
préambule dans lequel le compositeur a déclaré avoir été influencé par le
souvenir de cascades dans les Alpes. C’est peut-être cette impression sonore
qui a poussé Kantorow à entamer ce Moderato
assai dans une sorte de magie assoupie qui s’éveille peu à peu pour
illuminer un développement d’une infinie retenue, mais surtout d’un pianisme
rayonnant. Dans le sombre Andante qui
suit, puis dans l’Allegro conclusif,
il arrive à trouver l’équilibre entre le classicisme et la virtuosité pure. La
fluidité et la limpidité dominent ; elles montrent que ce concerto n’a pas
toujours livré sa part de mystère, celle que Kantorow lui injecte ici. Le Concerto n° 4 de 1875 qu’a si bien servi
Alfred Cortot est une œuvre unanimement reconnue et appréciée. Notre soliste y
insuffle une tension mesurée qui est aussi passionnée et ardente, mais là
encore c’est la poésie domine. On est fasciné par cette capacité à trouver le
juste ton entre le brio qui traverse ce concerto inspiré et un frémissement qui
le transforme en un voyage intérieur de toute beauté.
Mais c’est peut-être avec le Concerto n° 5 de 1896 que Kantorow nous entraîne dans un monde
fabuleux, où le piano se définit en perles exotiques qui rendent compte de
l’inspiration « égyptienne » de Saint-Saëns. On sait que celui-ci a
été un grand voyageur, que cette partition a été écrite en partie à Louxor et
que dans son sublime second mouvement, des allusions à un chant d’amour nubien
entendu sur le Nil se font entendre. Mais c’est un Orient intégré plus que
décrit qui s’insinue au fil d’un discours au cours duquel les parfums et les
couleurs sont en abondance. Bien d’autres souvenirs sonores peuvent être
proposés pour ce concerto dont Sviatoslav Richter a laissé une version
inoubliable, comme suspendue dans le temps et l’espace. C’est ce que réussit
aussi Kantorow, par un effet d’évocation à la fois pleine de fantaisie et de
joie, sinon d’exaltation, qui se traduit par un dernier mouvement Molto allegro aux grandes envolées. Chez
un artiste aussi jeune, dont nous espérons désormais monts et merveilles, on
peut relever trois qualités essentielles en termes de capacités : technique,
expression et lyrisme. Ce qu’il nous offre ici est fascinant. Il est vrai que
l’accompagnement du Tapiola Sinfonietta, orchestre de la ville finlandaise
d’Espoo dirigé par le père du soliste, Jean-Jacques Kantorow, brillant
violoniste s’il en est, est tout à fait dans la ligne adoptée par le pianiste.
Ici aussi, la légèreté, la finesse et la poésie sont sans cesse au premier
plan. On ne peut qu’espérer que fils et père nous donnent leur version des deux
premiers concertos du compositeur. Que deviendra le fameux numéro 2 sous ses
doigts ?
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La musique de chambre de Saint-Saëns est des plus
éclectiques ; profondément classique et romantique, dans la prolongation
de l’influence allemande, elle fait aussi preuve de qualités françaises qui
vont ouvrir la voie à une renaissance d’un genre spécifique qui va allier
élégance, finesse, couleurs et inspiration renouvelée. Le catalogue chambriste
de Saint-Saëns est riche d’une cinquantaine de partitions, pour formations
traditionnelles ou moins usitées, comme son satirique Septuor de 1880. Le
disque B Records (LBM 018) - cette série que nous avons déjà signalée reproduit
des concerts publics - a été enregistré à la Fondation Singer-Polignac, située
dans un hôtel particulier du XVIe arrondissement de Paris. Un programme du 27
mars 2018, avec deux partitions composées à des périodes extrêmes de la vie de
Saint-Saëns. Le Quintette pour piano et
cordes en la mineur opus 14 fait preuve de maturité chez un jeune homme
d’une vingtaine d’années. Cette formation instrumentale est peu utilisée en
France à cette époque, alors que Schubert ou Schumann s’y sont déjà illustré
avec fastes ; il faudra attendre au-delà des années 1870 pour que Franck,
Fauré, d’Indy ou d’autres compositeurs s’emparent de cette formule. L’opus 14 date
de 1855, il est dédié à Madame Masson, la grand-tante aimée. On constate que le
piano jaillissant, dont Saint-Saëns fut un véritable virtuose, joue un rôle à
la fois rythmique et lyrique, plein d’ardeur juvénile mais aussi de tendre
délicatesse, témoignage probable de reconnaissance pour la dédicataire chérie.
L’équilibre est vite trouvé avec les cordes dans ces quatre mouvements qui
alternent une architecture bien construite, signe d’une main déjà affirmée, et
des accents tour à tour animés, sereins, transparents ou mystérieux. On
constate que Saint-Saëns tente de brider un instinct qui allie l’esprit
d’enthousiasme, la véhémence et la poésie d’un climat vaillant à la large tenue
instrumentale. Peu présent au disque, ce Quintette est une découverte.
Quant au Quatuor à
cordes n° 1 en mi mineur opus 112 de 1899, c’est un des plus beaux
témoignages du génie de Saint-Saëns. Il est le résultat d’une demande d’Eugène
Ysaÿe, avec lequel le compositeur joua à Bruxelles en 1898. Saint-Saëns s’était
toujours refusé à écrire un quatuor. Cette fois, à 64 ans, il se laissa
convaincre : c’est au célèbre soliste qu’il dédiera son opus 112. En lui
rendant un hommage appuyé, car la partie du premier violon est très dominante,
ainsi que le fait remarquer l’un des interprètes dans la notice-entretien qui
accompagne le CD : « A
l’écoute, l’œuvre ne cesse de surprendre et de séduire en même temps, le
premier violon paraît prépondérant […]. Mais dans le fond, l’œuvre se réfère à
des formes classiques qui rendent la lecture du quatuor très claire. Le
dialogue entre les quatre instruments est en fait dans l’ensemble équitablement
partagé. Il nous revient en tant qu’interprètes de le rendre très lisible. Sa
richesse tant stylistique qu’harmonique confère un plaisir à son exécution. »
Et à son audition, ajouterons-nous, d’autant plus que c’est le Quatuor Girard
qui officie, un quatuor issu d’une grande fratrie de musiciens qui portent ce
patronyme, à savoir Hugues et Agathe aux violons, Odon à l’alto et Lucie au
violoncelle. Est-ce pour cela qu’ils jouent en intime complicité et en parfaite
osmose ? Oui, sans doute, mais aussi parce qu’ils prennent à bras le corps
deux partitions magnifiques, en s’inscrivant sans peine en haut des références
discographiques. Pour le Quintette de
jeunesse, c’est le pianiste Guillaume Bellom qui est le cinquième comparse. On
lui doit des albums consacrés à Schubert, notamment à quatre mains, à Haydn et
à Debussy. Dans le cas présent, il complète le cercle familial comme s’il en
faisait partie. Dans la notice, Bellom précise : « […] La partie de piano est extrêmement riche,
virtuose. Le risque serait d’écraser le discours musical par un jeu clinquant,
là où il aurait plutôt besoin de transparence. Pouvoir le jouer avec un quatuor
déjà constitué, en l’occurrence le merveilleux Quatuor Girard, a rendu tout
cela très naturel et très inspirant. » Le moment est venu de répondre
à la question que nous posions en tête de notre présentation :
« Aimez-vous Saint-Saëns ? » En ce qui nous concerne, c’est le
cas depuis longtemps, mais ces splendides enregistrements accentuent encore cet
attachement. Nous ne doutons pas un seul instant que vous aussi êtes ou serez
conquis. Il ne faut pas passer à côté des beautés musicales ! Elles
rendent la vie plus légère et surtout plus lumineuse.
Jean Lacroix