samedi 27 avril 2019

Aimez-vous Saint-Saëns ?

 Aimez-vous Saint-Saëns ?

Les détracteurs de Camille Saint-Saëns (1835-1921) n’ont qu’à bien se tenir. Deux nouvelles parutions ont de quoi faire rougir ceux qui taxent ce compositeur de superficialité, de mélodies faciles, voire vulgaires, et d’inspiration limitée. Comme si la créativité jaillissante et permanente était une tare ! Il suffit d’écouter attentivement maintes partitions pour se convaincre que de telles allégations relèvent de la mauvaise foi. Voici en tout cas de précieux nouveaux moments de musique à déguster comme il convient.
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Sous la forme d’un CD au son superlatif (BIS-2300), ce sont les concertos pour piano n° 3, opus 29, n° 4 opus 44 et n° 5 opus 103 « L’Egyptien », qui retiennent notre attention dans une version qui étonnera plus d’un auditeur. Car au piano c’est le tout jeune Alexandre Kantorow, né en 1997, qui officie. Passons sur ses exceptionnelles capacités techniques qui ne sont déjà plus à démontrer - ses gravures d’un récital russe où se côtoyaient Rachmaninov, Tchaïkowski, Stravinsky et Balakirev, puis des deux concertos et de « Malédiction » de Liszt, ont entraîné des éloges dans la presse française, un critique dithyrambique a même qualifié cet artiste de « tsar » du piano ! - pour nous pencher sur son approche stylistique. Et là, c’est le choc ! Le « tsar » est un poète, tout simplement, ce qui est de loin plus révélateur. Face à une discographie particulièrement riche (la mythique Jeanne-Marie Darré, Pascal Rogé, Aldo Ciccolini ou Romain Descharmes dans le domaine des intégrales, Alfred Cortot, François-René Duchâble, Philippe Entremont, Robert Casadesus, Jean-Philippe Collard, Sviatoslav Richter, Bertrand Chamayou et quelques autres pour des versions isolées), la concurrence est rude. Kantorow en fait fi : il se place au premier rang par une approche personnalisée.
Le Concerto n° 3 de 1868 est un mal-aimé ; c’est l’un des moins joués de la série des cinq, il est souvent considéré comme inégal, le déséquilibre entre piano et orchestre est décrié, Saint-Saëns accordant plus de faste aux ensembles qu’aux parties solistes. Il y a pourtant beaucoup de moments d’un grand lyrisme, notamment le préambule dans lequel le compositeur a déclaré avoir été influencé par le souvenir de cascades dans les Alpes. C’est peut-être cette impression sonore qui a poussé Kantorow à entamer ce Moderato assai dans une sorte de magie assoupie qui s’éveille peu à peu pour illuminer un développement d’une infinie retenue, mais surtout d’un pianisme rayonnant. Dans le sombre Andante qui suit, puis dans l’Allegro conclusif, il arrive à trouver l’équilibre entre le classicisme et la virtuosité pure. La fluidité et la limpidité dominent ; elles montrent que ce concerto n’a pas toujours livré sa part de mystère, celle que Kantorow lui injecte ici. Le Concerto n° 4 de 1875 qu’a si bien servi Alfred Cortot est une œuvre unanimement reconnue et appréciée. Notre soliste y insuffle une tension mesurée qui est aussi passionnée et ardente, mais là encore c’est la poésie domine. On est fasciné par cette capacité à trouver le juste ton entre le brio qui traverse ce concerto inspiré et un frémissement qui le transforme en un voyage intérieur de toute beauté.
Mais c’est peut-être avec le Concerto n° 5 de 1896 que Kantorow nous entraîne dans un monde fabuleux, où le piano se définit en perles exotiques qui rendent compte de l’inspiration « égyptienne » de Saint-Saëns. On sait que celui-ci a été un grand voyageur, que cette partition a été écrite en partie à Louxor et que dans son sublime second mouvement, des allusions à un chant d’amour nubien entendu sur le Nil se font entendre. Mais c’est un Orient intégré plus que décrit qui s’insinue au fil d’un discours au cours duquel les parfums et les couleurs sont en abondance. Bien d’autres souvenirs sonores peuvent être proposés pour ce concerto dont Sviatoslav Richter a laissé une version inoubliable, comme suspendue dans le temps et l’espace. C’est ce que réussit aussi Kantorow, par un effet d’évocation à la fois pleine de fantaisie et de joie, sinon d’exaltation, qui se traduit par un dernier mouvement Molto allegro aux grandes envolées. Chez un artiste aussi jeune, dont nous espérons désormais monts et merveilles, on peut relever trois qualités essentielles en termes de capacités : technique, expression et lyrisme. Ce qu’il nous offre ici est fascinant. Il est vrai que l’accompagnement du Tapiola Sinfonietta, orchestre de la ville finlandaise d’Espoo dirigé par le père du soliste, Jean-Jacques Kantorow, brillant violoniste s’il en est, est tout à fait dans la ligne adoptée par le pianiste. Ici aussi, la légèreté, la finesse et la poésie sont sans cesse au premier plan. On ne peut qu’espérer que fils et père nous donnent leur version des deux premiers concertos du compositeur. Que deviendra le fameux numéro 2 sous ses doigts ?   

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La musique de chambre de Saint-Saëns est des plus éclectiques ; profondément classique et romantique, dans la prolongation de l’influence allemande, elle fait aussi preuve de qualités françaises qui vont ouvrir la voie à une renaissance d’un genre spécifique qui va allier élégance, finesse, couleurs et inspiration renouvelée. Le catalogue chambriste de Saint-Saëns est riche d’une cinquantaine de partitions, pour formations traditionnelles ou moins usitées, comme son satirique Septuor de 1880. Le disque B Records (LBM 018) - cette série que nous avons déjà signalée reproduit des concerts publics - a été enregistré à la Fondation Singer-Polignac, située dans un hôtel particulier du XVIe arrondissement de Paris. Un programme du 27 mars 2018, avec deux partitions composées à des périodes extrêmes de la vie de Saint-Saëns. Le Quintette pour piano et cordes en la mineur opus 14 fait preuve de maturité chez un jeune homme d’une vingtaine d’années. Cette formation instrumentale est peu utilisée en France à cette époque, alors que Schubert ou Schumann s’y sont déjà illustré avec fastes ; il faudra attendre au-delà des années 1870 pour que Franck, Fauré, d’Indy ou d’autres compositeurs s’emparent de cette formule. L’opus 14 date de 1855, il est dédié à Madame Masson, la grand-tante aimée. On constate que le piano jaillissant, dont Saint-Saëns fut un véritable virtuose, joue un rôle à la fois rythmique et lyrique, plein d’ardeur juvénile mais aussi de tendre délicatesse, témoignage probable de reconnaissance pour la dédicataire chérie. L’équilibre est vite trouvé avec les cordes dans ces quatre mouvements qui alternent une architecture bien construite, signe d’une main déjà affirmée, et des accents tour à tour animés, sereins, transparents ou mystérieux. On constate que Saint-Saëns tente de brider un instinct qui allie l’esprit d’enthousiasme, la véhémence et la poésie d’un climat vaillant à la large tenue instrumentale. Peu présent au disque, ce Quintette est une découverte.
Quant au Quatuor à cordes n° 1 en mi mineur opus 112 de 1899, c’est un des plus beaux témoignages du génie de Saint-Saëns. Il est le résultat d’une demande d’Eugène Ysaÿe, avec lequel le compositeur joua à Bruxelles en 1898. Saint-Saëns s’était toujours refusé à écrire un quatuor. Cette fois, à 64 ans, il se laissa convaincre : c’est au célèbre soliste qu’il dédiera son opus 112. En lui rendant un hommage appuyé, car la partie du premier violon est très dominante, ainsi que le fait remarquer l’un des interprètes dans la notice-entretien qui accompagne le CD : « A l’écoute, l’œuvre ne cesse de surprendre et de séduire en même temps, le premier violon paraît prépondérant […]. Mais dans le fond, l’œuvre se réfère à des formes classiques qui rendent la lecture du quatuor très claire. Le dialogue entre les quatre instruments est en fait dans l’ensemble équitablement partagé. Il nous revient en tant qu’interprètes de le rendre très lisible. Sa richesse tant stylistique qu’harmonique confère un plaisir à son exécution. » Et à son audition, ajouterons-nous, d’autant plus que c’est le Quatuor Girard qui officie, un quatuor issu d’une grande fratrie de musiciens qui portent ce patronyme, à savoir Hugues et Agathe aux violons, Odon à l’alto et Lucie au violoncelle. Est-ce pour cela qu’ils jouent en intime complicité et en parfaite osmose ? Oui, sans doute, mais aussi parce qu’ils prennent à bras le corps deux partitions magnifiques, en s’inscrivant sans peine en haut des références discographiques. Pour le Quintette de jeunesse, c’est le pianiste Guillaume Bellom qui est le cinquième comparse. On lui doit des albums consacrés à Schubert, notamment à quatre mains, à Haydn et à Debussy. Dans le cas présent, il complète le cercle familial comme s’il en faisait partie. Dans la notice, Bellom précise : « […] La partie de piano est extrêmement riche, virtuose. Le risque serait d’écraser le discours musical par un jeu clinquant, là où il aurait plutôt besoin de transparence. Pouvoir le jouer avec un quatuor déjà constitué, en l’occurrence le merveilleux Quatuor Girard, a rendu tout cela très naturel et très inspirant. » Le moment est venu de répondre à la question que nous posions en tête de notre présentation : « Aimez-vous Saint-Saëns ? » En ce qui nous concerne, c’est le cas depuis longtemps, mais ces splendides enregistrements accentuent encore cet attachement. Nous ne doutons pas un seul instant que vous aussi êtes ou serez conquis. Il ne faut pas passer à côté des beautés musicales ! Elles rendent la vie plus légère et surtout plus lumineuse.

Jean Lacroix