Sous le règne de
Louis XV, la pittoresque guerre des Te
Deum
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Nous sommes en 1745, à Versailles. Louis XV a hérité de
son bisaïeul Louis XIV une cour parmi les plus magnifiques de l’Europe du
temps. Un univers dont le fonctionnement a été organisé en fonction de services
où les effectifs sont nombreux. Parmi ces services, figure la Chapelle dont
font partie les officiers ecclésiastiques responsables du domaine de la
religion auprès du Roi. A sa tête, le grand aumônier de France, le cardinal de
Rohan. Parmi les diverses fonctions honorifiques, on trouve le premier
aumônier, qui est souvent un évêque, le maître de l’Oratoire qui a autorité sur
le clergé, le confesseur du Roi, qui est par tradition un jésuite, et le maître
de la Chapelle-Musique, en général un évêque. C’est lui qui a la responsabilité
administrative. L’aspect musical est confié à des sous-maîtres, qui servent par
quartiers. Leur mission consiste à composer à destination des offices et à
diriger les nombreux musiciens. Delalande cumule tous les quartiers de
sous-maître jusqu’en 1722, moment choisi
par le Régent pour lui en retirer une partie et les confier à Campra, Bernier
et Gervais. Après eux, les responsabilités incomberont à Mondonville, à l’abbé
Blanchard, puis à l’abbé Madin. Mais la musique du Roi ne se limite pas à la
Chapelle. Il y a aussi la Maison civile dont dépend la Chambre du Roi, avec à
sa tête le Grand Chambellan. Elle est composée des premiers gentilshommes de la
Chambre, du Grand-maître de la Garde-robe, du Cabinet du Roi, du Garde-meuble
de la couronne, des Officiers de santé, mais aussi de la Musique de la Chambre,
dirigée par deux surintendants qui servent par semestre. Delalande, Destouches,
Colin de Blamont, Rebel, Francoeur, Dauvergne ont été chargés de la fonction,
qui comporte aussi la direction ou l’inspection de l’Opéra. Ils sont à la tête
des chanteurs et des chanteuses, dont certains sont aussi rattachés à la
Chapelle, et des instrumentistes (1).
En 1745, Esprit-Joseph Antoine Blanchard (1696-1770) est
sous-maître de la Chapelle Royale de Versailles depuis sept ans. François Colin
de Blamont (1690-1760) a été nommé dès 1719 Surintendant de la Musique de la
Chambre du Roi. Un amusant et original conflit va surgir entre eux au lendemain
de la bataille de Fontenoy, une victoire pour Louis XV en ce 11 mai. Le livret
du CD qui nous occupe ici (Château de Versailles CVS007), signé par Laurent
Brunner, nous apprend que pour cette
occasion glorieuse, Blanchard voulut faire entendre le lendemain de la bataille
un Te Deum, comme c’était souvent le
cas, dans la Chapelle du Roi. Il fit donc distribuer les partitions aux
musiciens. Mais c’était sans compter sur le Surintendant Colin de
Blamont ! La coutume voulait en effet que le titulaire de cette fonction
dirige le Te Deum à la Chapelle.
Colin de Blamont tenta de remplacer les partitions de Blanchard par celles de
son Te Deum, mais il s’y prit trop
tard : la Reine étant arrivée, Blanchard officiait déjà et sa musique
était lancée. La suite est savoureuse. Colin de Blamont, vexé, se plaignit au
duc de Richelieu qui écrivit une verte remontrance à Blanchard et exigea que le
Te Deum de Colin de Blamont soit
exécuté pour honorer la victoire de Tournai du 23 mai de la même année. Mais la
Reine s’y opposa subtilement : le Te
Deum de Colin de Blamont fut chanté à la Messe du Roi, celui de Blanchard
fut rejoué à la Messe de la Reine. D’autres occasions importantes s’offrirent à
Colin de Blamont pour faire entendre son Te Deum. La victoire finale lui revint
donc, sur le long terme.
Cet épisode rocambolesque montre bien les rivalités qui
régnaient à la Cour de Versailles, jusque dans le domaine de la musique. L’idée
de réunir les deux partitions sur un seul CD est bien plus qu’une initiative
heureuse, c’est une découverte de premier ordre et un régal pour l’oreille. Ces
œuvres fastueuses révèlent en effet deux talents inspirés, et bien malin qui
pourrait aujourd’hui marquer une préférence pour les pages de Blanchard ou pour
celles de Colin de Blamont. Ce serait faire renaître de manière stérile un
conflit qui n’a plus lieu d’être de nos jours. Quand on est à un tel degré de
qualité, on écoute et on s’incline. Ce programme de haut niveau s’inscrit dans
une collection de CD qui regroupe des « spectacles », au sens large
du mot, qui se sont donnés à Versailles. Charpentier, Campra, Rousseau ou
Cavalli en ont déjà été les
bénéficiaires. C’est l’ensemble baroque Stradivaria qui officie ici, sous la
direction de Bernard Cuiller ; ils comptent à leur actif un autre
remarquable Te Deum pour le label
Alpha, celui de l’abbé Madin. Le Chœur Marguerite Louise est de la partie,
dirigé par Gaétan Jarry, ainsi que la soprano Michiko Takahashi, les
hautes-contre Romain Champion et Sebastian Monti et la basse Cyril Costanzo.
Cela nous vaut des interprétations brillantes, colorées et enthousiastes,
servies par des solistes très engagés, un chœur inspiré et des instrumentistes
virtuoses ; tout ce beau monde est emporté par le dynamisme et le geste
généreux de Bernard Cuiller, qui fut premier violon de l’orchestre des Arts
Florissants de William Christie jusqu’en 1986, avant de devenir le directeur de
Stradivaria. Les Te Deum de Blanchard
et Colin de Blamont, dont la notice dit avec finesse qu’il s’agit d’une
« véritable guerre des partitions à violons mouchetés », ont été
enregistrés lors d’un concert à la Chapelle Royale du Château de Versailles le
30 juin 2018. Inutile de dire que l’on enrage de ne pas y avoir assisté !
Heureusement, ce CD splendide permet de se les repasser en boucle, ce qui,
avouons-le, est bien plus qu’une consolation : un bonheur sonore à
disposition perpétuelle…
Jean
Lacroix
(1) Pour cet indispensable descriptif préalable, nous nous
sommes largement inspiré de l’excellente biographie de Louis XV, écrite par Michel Antoine, qui fut conservateur aux
Archives nationales. L’ouvrage est paru aux éditions Fayard en 1989. L’auteur
écrit le nom de Colin de Blamont avec deux « l », graphie que nous
n’avons pas retrouvée ailleurs.