Boris
Giltburg et le sens profond des Préludes
de Rachmaninov
Nouveau CD de Boris Giltburg, nouveau coup de cœur. Ce
pianiste israélien, né à Moscou en 1984 dans une famille juive, remporta le
premier Prix du Concours Reine Elisabeth et le Prix du Public de la VRT en
2013. Il compte déjà son actif plusieurs enregistrements de partitions de
Rachmaninov : les concertos pour piano 2 et 3, les Etudes-Tableaux opus 33 et opus 39, les Moments musicaux, les Variations
sur un thème de Corelli, tous produits par Naxos. C’est encore sous
l’emblème de ce prolifique label que paraissent les 24 Préludes, qui nous laissent
une fois de plus sans voix. Nous avons déjà souligné les qualités
techniques et stylistiques de cet artiste qui a aussi servi avec bonheur
Prokofiev, Beethoven, Liszt ou Schumann. Nous n’aurons bientôt plus de
superlatifs pour définir son parcours. Car chaque nouvelle gravure attise notre
intérêt avant d’emporter notre adhésion.
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On sait que la première tentative de Rachmaninov dans des
pages dont le titre évoque Chopin de façon irrésistible date de 1892. C’est
l’opus 3 n° 2. Il est tellement célèbre qu’il résume souvent à lui tout seul
l’art du compositeur dans l’esprit de nombreux mélomanes. Cette partition dure
environ quatre minutes ; les différences de durée varient selon le tempo
adopté, en fonction d’une expressivité plus ou moins marquée. Rachmaninov
lui-même le jouait en 3.40, Sofronitsky en 3.59, Luganski en 4.08 dans sa
version de 2002, Giltburg en 4.12. C’est un bis idéal pour maints récitalistes,
il leur permet de faire encore vibrer le public après avoir joué des sonates ou
un concerto. À force de tirer sur la corde de cette intense création, à vouloir
y trouver des thèmes d’inspiration à partir d’images, comme certains ne s’en
sont pas privés, on risquerait d’en oublier le sens profond. Rachmaninov a
laissé un commentaire à ce sujet : « La musique absolue (à laquelle ce Prélude appartient) peut suggérer ou
induire un état d’esprit chez l’auditeur; mais sa fonction première est de
procurer un plaisir intellectuel par la beauté et la variété de sa forme. Ce
fut le but recherché par Bach dans sa merveilleuse série de Préludes,
qui est une source d’enchantement sempiternel pour l’auditeur initié à la
musique. […] Si nous devions bien
comprendre la psychologie du prélude, il faut bien saisir que sa fonction n’est
pas d’exprimer un état d’esprit mais de l’induire. Le prélude, tel que je le
conçois, est une forme de musique absolue, destinée comme son nom l’indique, à
être jouée avant un morceau de musique plus important ou comme introduction à
une certaine fonction. La forme s’est toutefois étendue à de la musique tout à
fait indépendante. Mais aussi longtemps que ce nom sera donné à un morceau de
musique, l’œuvre devra, dans une certaine mesure, satisfaire à la signification
de ce titre. […] ». (1).
Si nous avons repris cette citation du compositeur, c’est
parce qu’elle pose des jalons de première main et explique la démarche que
Rachmaninov va suivre, d’abord en 1901-1903 dans les dix Préludes de l’opus 23, puis en 1910 dans les treize Préludes de l’opus 32, formant ainsi,
avec l’opus 3 n° 2, un ensemble de 24 préludes qui s’inscrivent dans la durée
créatrice (18 ans) mais aussi dans la continuité d’un projet. Si les pièces de
Rachmaninov sont regroupées sous une même appellation et se définissent toujours
en termes de musique pure, elles prennent en tout cas une ampleur plus grande
que ceux de Chopin, ces derniers mettant plus souvent l’âme à nu de celui qui
les fait jaillir de ses émois intimes. Giltburg traduit l’essence de cette
« intégrale » de Rachmaninov, un des sommets de l’art pianistique,
avec les superbes qualités que nous lui avons déjà accordées, à savoir une
retenue presque pudique, une poésie distillée avec soin, une virtuosité qui ne
vise pas la brillance mais la clarté, et surtout ce poids de musicalité et de
densité qui fait sens. Tout coule avec évidence, qu’il s’agisse de moments
dépouillés voire même austères dans l’opus 23 n° 1, des pages spectaculaires
aux couleurs appuyées de l’opus 23 n° 2,
du rythme vigoureux et véhément de l’opus 23 n° 5, du lyrisme de l’opus 23 n°
8, du carillon héroïque de l’opus 32 n° 3, de la toccata agitée de l’opus 32 n°
6 ou du dynamisme sonore de l’opus 32 n°
13. La logique interne de ce corpus va au-delà du nombre d’années qui ont
séparé les phases de la composition. L’unité de style et d’inspiration est
manifeste, Boris Giltburg l’a bien compris et souligné. Il n’est pas le seul,
bien entendu, et l’on évoquera ici quelques interprètes considérés comme des
références : Sofronitsky et Luganski déjà cités, mais aussi Ashkenazy,
Richter, Gavrilov ou Horowitz (ils n’ont pas tous enregistré l’intégrale).
Notre soliste les rejoint sans peine. Dans la notice de ce CD Naxos (8.574025),
signée par Giltburg lui-même (en anglais et en allemand, non traduite en français,
selon une mauvaise habitude qui devrait évoluer), l’interprète dédie son album
à la mémoire de sa grand-mère : sous ses doigts, il a entendu pour la
première fois certains préludes. Au-delà de cet hommage familial, ce cycle
équivaut, pour lui, à un miroir et à une affirmation du développement de
Rachmaninov comme artiste et comme compositeur. C’est de cette manière qu’il
faut l’appréhender, cela permet en même temps de mettre en évidence
l’incroyable fécondité mélodique du créateur. Cette approche moderne nous
touche par sa sobriété, par son atmosphère globale équilibrée, mais surtout par
la gravité et la souplesse du propos, qui n’excluent ni grandeur ni noblesse.
La hauteur de vues, la précision du jeu et la profondeur du son de Giltburg
font de ce CD, enregistré en octobre 2018, un achat prioritaire.
Jean
Lacroix
(1) Catherine Poivre d’Arvor : Rachmaninov, Monaco, Editions du Rocher, 1986, p. 48-49.