Gogol et Ivan le
Terrible mis en musique par Juri Butsko
Le lien vers le CD |
Né en 1938 à Lubny en Ukraine, Juri Butsko a suivi sa
famille à Moscou après la seconde guerre mondiale et s’est imprégné de
l’enseignement musical du Conservatoire dont il est sorti diplômé en 1968. Son
importante production s’étale sur une cinquantaine d’années (il est mort en
2015) et touche à tous les genres musicaux : sept symphonies pour grande
formation, concertos, cantates, oratorios, musique de chambre et instrumentale,
musique de scène et pour le cinéma… Il a consacré une partie importante de son
activité aux deux dernières approches. Le label Melodiya (MELCD1002556)
consacre un album de deux CD à ce compositeur peu connu chez nous ; c’est
un hommage bien construit, car il propose un éventail de trois partitions
d’époques différentes, qui embrassent la carrière de Butsko et permettent de se
rendre compte de la diversité de sa créativité.
Le court opéra Journal
d’un fou, pour baryton et orchestre en deux actes avec un prologue et un
épilogue, a été terminé en 1964, alors que Butsko était encore étudiant ;
c’est sa composition la plus connue et la plus jouée. Elle s’inspire de la
nouvelle de Nicolas Gogol de 1834, dans laquelle le fonctionnaire
Poprichtchine, amoureux de la fille de son directeur, sombre peu à peu dans la
maladie mentale. Au cours de différentes étapes, il s’intéressera aux
discussions du chien de celle qu’il aime, puis aux lettres qu’il imagine
envoyées par l’animal à l’un de ses congénères et se prendra pour le roi
d’Espagne avant de finir ses jours en asile psychiatrique. Butsko a réduit
lui-même le texte initial et a limité le sujet à onze monologues scéniques,
dont la durée s’étale sur un peu plus d’une heure. Le livret trilingue
russe/anglais/allemand ne livre rien du contenu, laissant l’auditeur un peu sur
sa faim puisque, à moins de maîtriser la langue de Gogol, ce qui n’est pas
notre cas, il ne peut suivre le récit tel que Butsko l’a conçu. Il faut donc se
laisser entraîner par une composition aux inflexions ironiques, satiriques et
ludiques, portées par le baryton Sergei Yakovenko et l’Orchestre Philharmonique
de Novosibirsk sous la direction d’Arnold Kats, dans un enregistrement de
studio réalisé en 1976. On éprouve la sensation d’une lente et progressive
descente aux enfers, sans explosion de révolte excessive, sans contrastes
brutaux, mais plutôt dans un climat de désespérance, comme une longue plainte
douloureuse, dans laquelle le soliste s’investit, son rôle étant écrasant de
présence et de noirceur.
Le deuxième CD s’ouvre par une partition pour orchestre à
cordes de 1982, intitulée Lacrimosa,
qui est en fait le troisième mouvement de la Symphonie de chambre n° 3. C’est une page qui fait penser à une
musique funèbre que l’on peut considérer comme un hommage à toutes les victimes
de l’histoire tragique de la Russie au XXe siècle. Cette œuvre poignante, où
l’émotion affleure à chaque note, est le fruit d’une exécution publique dans la
petite salle du Conservatoire de Moscou le 21 novembre 1988, par l’Orchestre de
Chambre de Moscou placé sous la direction de Gennady Cherkassov, qui a été le
premier interprète de plusieurs travaux musicaux de musique de chambre que l’on
doit à Butsko.
La troisième composition du programme de cet album est le Canon pour l’Ange Menaçant, pour chœur,
deux solistes vocaux, deux pianos, célesta, orgue et percussion, d’après des
textes d’Ivan IV le Terrible. Cette partition de 2009 est due à la longue
collaboration de Butsko avec le chef de chœur Stanislav Kalinin, qui a été
chargé de la musique vocale au Conservatoire de Moscou pendant de nombreuses
années. Le compositeur a expliqué lui-même, selon la notice, que le texte est
authentique, qu’il est la version de l’auteur, en l’occurrence le despote Ivan
le Terrible, qui se repent de ses péchés capitaux, se souvient des
circonstances de sa vie et de son épouvantable comportement. Ivan IV était
devenu tsar en 1547 et se croyait investi d’une mission divine. Il instaura un
régime de terreur et mena des campagnes militaires sanglantes dans le but
d’étendre ses territoires. Frappé de crises de folie, il tua son fils en le
frappant de son sceptre. Sa mort en 1584 pourrait être le résultat d’un
empoisonnement au mercure. Prokofiev, qui écrivit la musique du film inachevé
d’Eisenstein consacré à ce tyran a composé sa cantate Ivan le Terrible entre 1942 et 1946.
Dans le cas de Butsko, il s’agit d’une partition
dramatique, mais dont la portée spirituelle voire religieuse est omniprésente.
Ici non plus hélas, le livret ne nous donne accès à aucun texte. L’atmosphère
générale est prenante ; l’ensemble est construit comme un canon d’église,
une ancienne forme poétique russe constituée par neuf chants qui reprennent des
fragments de textes de la « confession » d’Ivan le Terrible. Ce canon
parle à l’Archange Michel, souvent représenté dans le rôle de celui qui
terrasse le Diable au Jugement dernier, comme au « gardien de tous les hommes,
envoyé par Dieu pour les âmes humaines ». L’impression générale est celle
de prières exclamatoires, dans une atmosphère où l’expression vocale oscille
entre la lamentation, la psalmodie, le récitatif et la cérémonie funèbre.
L’auditeur est subjugué par ce contexte dans lequel la douleur et la pénitence
dominent. Nous sommes ici en présence d’un fascinant univers sonore à
découvrir, d’autant plus qu’il est servi par des chœurs hors pair, dans la
grande tradition russe, et par des solistes, le ténor Sergei Spiridonow et la
basse Anton Sarajev, dont les accents impressionnants nous donnent souvent de
vrais frissons. C’est le collaborateur privilégié de Butsko qui est à la tête
du Chœur du Conservatoire de Moscou, dans un concert public donné dans la grande
salle du Conservatoire, le 21 octobre 2011. Stanislav Kalinin est digne de la
confiance qui est mise en lui, son geste est ample, clair et équilibré. Il
donne à ce Canon la dimension
émotionnelle qu’il réclame et qu’il mérite.
Jean Lacroix