Les précieux témoignages historiques du label SWR
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Les labels sous lesquels les grands orchestres
symphoniques s’autoproduisent commencent à proliférer. Ne nous en plaignons
pas : rien que pour l’Europe, Berlin, Munich, Vienne ou Amsterdam ont déjà
fait le pas. C’est le cas aussi pour SWR, basé à Stuttgart, Baden-Baden et
Mayence, résultat d’une fusion entre orchestres en 1998 : le Südwestfunk
et le Süddeutschen Rundfunks. Ce qui nous vaut des archives de haut niveau,
dont deux précieux coffrets. Le premier met en valeur les interprétations de
Hans Rosbaud dans des œuvres symphoniques de Brahms. Ce n’est pas le premier
coffret que SWR consacre à celui qui fut directeur musical du Symphonique de
Baden-Baden de 1948 à son décès en 1962. De superbes témoignages dans Bruckner
(8 CD), Haydn (7 CD), Mozart (9 CD) ou Tchaïkowski (2 CD) ont déjà été publiés
par ce label. Ils ont permis de prendre la mesure d’une immense personnalité,
réputée pour sa rigueur, sa précision et ses séances de répétitions au cours
desquelles, par souci de qualité, il faisait répéter les instrumentistes par
petits groupes.
Né à Graz en 1895, Rosbaud fut notamment directeur musical
de la radio de Francfort, avant de l’être à Münster et à Strasbourg, puis de
prendre en main le Philharmonique de Munich entre 1945 et 1948, juste avant de
prendre ses fonctions à Baden-Baden. Il fut en même temps à la tête de la
Tonhalle de Zurich, où il donna en
première audition Moïse et Aaron de
Schoenberg. Rosbaud fut un ardent défenseur de la musique contemporaine. Il
créa en première mondiale des dizaines de partitions : Berio, Boulez,
Henze, Honegger, Jolivet, Messiaen, Stockhausen, Xenakis…, et fut des plus
actifs au Festival de Donaueschingen. A Aix-en-Provence, il dirigea des soirées
mozartiennes mémorables avec les grandes voix du temps : Berganza,
Stich-Randall, Lorengar, Gedda, Alva, Panerai… De vraies références, toujours
d’actualité !
Le coffret de 6 CD qui nous occupe est donc consacré à
Brahms (SWR 19069) : les quatre symphonies (deux fois la Première et la
Troisième), les deux concertos pour piano et les deux sérénades. Tout a été
enregistré en studio entre 1955 et 1962, sauf le Concerto n° 1, un concert public de janvier 1950, dont le soliste
est Walter Gieseking. La qualité sonore laisse ici à désirer et l’on entend
l’un ou l’autre dérapage du soliste. On n’en est pas étonné : c’est une
prise de risques permanente, on frôle le gouffre à chaque instant, car le tempo
est d’une extrême rapidité et la fougue domine, tant au clavier qu’à
l’orchestre. Un moment de concert à considérer comme tel, mais à connaître pour
son aspect engagé. Le Concerto n° 2
est l’apanage de Geza Anda, qui l’enregistra avec Karajan dans une gravure
célèbre. On sait que ce soliste, au toucher splendide, assortissait son jeu de
nuances variées et pleines d’imagination, et que l’élégance était l’une de ses
qualités. Sa vision avec Rosbaud révèle sa sensibilité et son lyrisme où la
poésie prend toujours le dessus (le dialogue avec le violoncelle dans l’Andante
est d’une sobriété saisissante, mais capiteuse) ; il ouvre ainsi les
portes d’un paysage brahmsien vivant.
Les deux Sérénades
pour orchestre, op. 11 et op. 16, sont des partitions de jeunesse auxquelles on
accorde d’habitude trop peu d’attention. Si la première baigne dans un climat
délicat, Rosbaud en souligne bien la finesse qui annonce les futurs grands
moments symphoniques du compositeur. Plus marquée dans son orchestration où les
vents se taillent une belle place, la deuxième Sérénade demande de la souplesse
dans la forme comme dans les contrastes. Le chef y ajoute une densité subtile
et bien rythmée.
Reste l’épopée des quatre symphonies. On est frappé par la
vigueur avec laquelle Rosbaud les empoigne, en particulier la Quatrième de
novembre 1958, parfois à la limite de la violence, ce qui lui confère une
atmosphère très dramatique. C’est ce même côté dramatique qui est insufflé à la
Deuxième de décembre 1962, avec des nuances sensuelles bienvenues et une
éloquence qui culmine dans un final éclatant. Pour la Première, deux versions
sont proposées : septembre 1955 puis juin/juillet 1960. Rosbaud montre une
évolution dans le tempo, la deuxième version est plus ample, elle respire
large, alors qu’en 1955, l’élan vital dominait. Les aspects plastiques sont à
chaque fois bien soulignés, et nous aurions du mal à marquer une préférence,
car nous sommes face à des visions puissantes et très tendues. Même comparaison
pour la Troisième, dont on nous propose les auditions des gravures d’avril
1956, puis de septembre 1962. Ici, le ton romantique domine, l’orchestre
avance, avec une énergie que l’on pourrait qualifier de charnelle. Rosbaud
excelle dans la grandeur et la majesté. Avec lui, Brahms est investi de toutes
les qualités souhaitées : mise en place rigoureuse, rhétorique équilibrée,
tension intense, contrôle de l’émotion, grandeur mélodique. Ce coffret enrichit
la discographie, même si, parfois, les prises de son, quoique soignées et bien
retravaillées, ne sont pas toujours à l’aune des standards actuels. Mais qui
voudrait se priver du geste si talentueux et si ardent de Hans
Rosbaud ?
Le deuxième coffret qui nous
occupe est inattendu, pour ne pas dire inespéré. Il s’agit de 5 CD consacrés à
la violoniste Edith Peinemann dans des enregistrements de studio des années
1952 à 1965, alors que l’artiste était à l’apogée de ses moyens et de son jeu.
C’est encore Hans Rosbaud, à la tête du Symphonique de Baden-Baden, qui
accompagne cette musicienne sensible dans un fascinant et mystérieux Concerto n° 2 de Bartok, dont l’audition
donne des frissons, et dans le rare concerto de Pfitzner de 1923, dont le
lyrisme postromantique éperdu nous met face à l’incompréhension de ne pas voir
cette partition débridée plus souvent programmée. Ce témoignage est à replacer
dans son contexte : Rosbaud avait dirigé Peinemann en public le 18
décembre 1962 dans ce Pfitzner, bouclé dans la foulée en studio le 21 du même
mois. Rosbaud, qui était déjà malade, décéda huit jours plus tard. Ce fut son
dernier enregistrement. Il n’avait que 67 ans.
Edith Peinemann est née à Mayence
en 1937, elle y étudie avec son père qui est Konzertmeister de l’orchestre
local, puis à Londres avec Max Rostal. Menuhin et Oïstrakh lui prédisent un
grand avenir après sa victoire au concours de violon des radios allemandes en
1956. A moins de vingt ans, elle se produit partout en Europe, à Berlin et à
Amsterdam en particulier, puis aux USA, à New-York ou à Chicago, sous la
direction de Steinberg, Kempe, Szell ou Solti. Le Japon, l’Amérique du Sud,
l’Australie l’acclament. A 21 ans, elle
reçoit la « Plaquette Eugène Ysaÿe » qui n’a été attribuée qu’à
Oïstrakh, Kogan et Grumiaux avant elle. Elle devient bientôt professeur à
Francfort et forme dès 1960 un duo avec Jörg Demus ; on saluera, entre
autres merveilles, leurs superbes sonates de Brahms.
L’accès à la discographie d’Edith
Peinemann relevait jusqu’à présent du parcours du combattant. C’était
frustrant. On est d’autant plus heureux de (re)découvrir la beauté et la
finesse de son archet, servi par une technique impeccable et un sens du chant,
que l’acquisition d’un Guarnerius en 1965 rendra vertigineux. On pense souvent
à Ginette Neveu en écoutant Peinemann. Au-delà de Bartok et Pfitzner, ce
coffret de 5 CD (SWR 19074) propose aussi un brillantissime concerto de
Sibelius, dirigé par Ernest Bour, toujours avec Baden-Baden, et celui de Dvorak
- pour lequel la soliste avait une prédilection -, baigné de couleurs
chaleureuses, avec Hans Müller-Kray à Stuttgart. Les prises de son s’échelonnent
de 1957 à 1965 et rendent compte de l’envoûtante présence de cette violoniste
surdouée. Les trois autres CD sont dévolus à la musique de chambre :
sonates pour violon et piano de Bach, Haendel, Mozart, Beethoven (une
séduisante Septième), Franck ou Schumann, œuvres de Reger, Ravel (Tzigane, magistral), Bartok (une Première Rhapsodie qu’elle jouait
souvent) ou Suk. Tout cela est rendu avec une parfaite élégance, dans un climat
qui rend justice à chaque partition. Edith Peinemann allie la poésie à la profondeur,
et la rondeur du son à la justesse de l’émotion. Des moments de bonheur
retrouvé, du grand art. D’autant plus que les accompagnateurs au clavier (Maria
Bergmann, Helmut Barth, son père Robert Peinemann…) sont au diapason des
exigences stylistiques de leur magnifique partenaire.
On ne peut passer sous silence un
autre CD (SWR 19070) qui rappelle le souvenir de Ferenc Fricsay (1914-1963),
chef d’orchestre hongrois naturalisé autrichien, dont la disparition prématurée
a privé la musique d’un interprète de premier ordre. C’est un peu la
quintessence de son art diversifié, précis et pudique à la fois, qui nous est
rendue à travers un concert public d’octobre 1955 au cours duquel la rare
ouverture du Voyage à Reims de
Rossini et les racées Danses de Galanta
de Kodaly voisinent avec une
échevelée Burlesque de Richard
Strauss ou le malicieux Concertino de
Honegger, traduits avec panache par la pianiste Margrit Weber, pour se terminer
en folie par un démentiel Boléro de
Ravel. L’orchestre symphonique du Süddeutschen Rundfunks est en osmose avec ce
chef charismatique. Il y a bien quelques saturations sonores, aléas de la prise
en public, mais face à ces prestations accomplies, qui ferait la fine
bouche ? C’est en apprenant ses classiques que l’on apprécie mieux les
valeurs interprétatives d’aujourd’hui.
Jean
Lacroix