jeudi 25 avril 2019

Les précieux témoignages historiques du label SWR

Les précieux témoignages historiques du label SWR

Le lien vers le CD
Les labels sous lesquels les grands orchestres symphoniques s’autoproduisent commencent à proliférer. Ne nous en plaignons pas : rien que pour l’Europe, Berlin, Munich, Vienne ou Amsterdam ont déjà fait le pas. C’est le cas aussi pour SWR, basé à Stuttgart, Baden-Baden et Mayence, résultat d’une fusion entre orchestres en 1998 : le Südwestfunk et le Süddeutschen Rundfunks. Ce qui nous vaut des archives de haut niveau, dont deux précieux coffrets. Le premier met en valeur les interprétations de Hans Rosbaud dans des œuvres symphoniques de Brahms. Ce n’est pas le premier coffret que SWR consacre à celui qui fut directeur musical du Symphonique de Baden-Baden de 1948 à son décès en 1962. De superbes témoignages dans Bruckner (8 CD), Haydn (7 CD), Mozart (9 CD) ou Tchaïkowski (2 CD) ont déjà été publiés par ce label. Ils ont permis de prendre la mesure d’une immense personnalité, réputée pour sa rigueur, sa précision et ses séances de répétitions au cours desquelles, par souci de qualité, il faisait répéter les instrumentistes par petits groupes.
Né à Graz en 1895, Rosbaud fut notamment directeur musical de la radio de Francfort, avant de l’être à Münster et à Strasbourg, puis de prendre en main le Philharmonique de Munich entre 1945 et 1948, juste avant de prendre ses fonctions à Baden-Baden. Il fut en même temps à la tête de la Tonhalle de Zurich, où il  donna en première audition Moïse et Aaron de Schoenberg. Rosbaud fut un ardent défenseur de la musique contemporaine. Il créa en première mondiale des dizaines de partitions : Berio, Boulez, Henze, Honegger, Jolivet, Messiaen, Stockhausen, Xenakis…, et fut des plus actifs au Festival de Donaueschingen. A Aix-en-Provence, il dirigea des soirées mozartiennes mémorables avec les grandes voix du temps : Berganza, Stich-Randall, Lorengar, Gedda, Alva, Panerai… De vraies références, toujours d’actualité !
Le coffret de 6 CD qui nous occupe est donc consacré à Brahms (SWR 19069) : les quatre symphonies (deux fois la Première et la Troisième), les deux concertos pour piano et les deux sérénades. Tout a été enregistré en studio entre 1955 et 1962, sauf le Concerto n° 1, un concert public de janvier 1950, dont le soliste est Walter Gieseking. La qualité sonore laisse ici à désirer et l’on entend l’un ou l’autre dérapage du soliste. On n’en est pas étonné : c’est une prise de risques permanente, on frôle le gouffre à chaque instant, car le tempo est d’une extrême rapidité et la fougue domine, tant au clavier qu’à l’orchestre. Un moment de concert à considérer comme tel, mais à connaître pour son aspect engagé. Le Concerto n° 2 est l’apanage de Geza Anda, qui l’enregistra avec Karajan dans une gravure célèbre. On sait que ce soliste, au toucher splendide, assortissait son jeu de nuances variées et pleines d’imagination, et que l’élégance était l’une de ses qualités. Sa vision avec Rosbaud révèle sa sensibilité et son lyrisme où la poésie prend toujours le dessus (le dialogue avec le violoncelle dans l’Andante est d’une sobriété saisissante, mais capiteuse) ; il ouvre ainsi les portes d’un paysage brahmsien vivant.
Les deux Sérénades pour orchestre, op. 11 et op. 16, sont des partitions de jeunesse auxquelles on accorde d’habitude trop peu d’attention. Si la première baigne dans un climat délicat, Rosbaud en souligne bien la finesse qui annonce les futurs grands moments symphoniques du compositeur. Plus marquée dans son orchestration où les vents se taillent une belle place, la deuxième Sérénade demande de la souplesse dans la forme comme dans les contrastes. Le chef y ajoute une densité subtile et bien rythmée.
Reste l’épopée des quatre symphonies. On est frappé par la vigueur avec laquelle Rosbaud les empoigne, en particulier la Quatrième de novembre 1958, parfois à la limite de la violence, ce qui lui confère une atmosphère très dramatique. C’est ce même côté dramatique qui est insufflé à la Deuxième de décembre 1962, avec des nuances sensuelles bienvenues et une éloquence qui culmine dans un final éclatant. Pour la Première, deux versions sont proposées : septembre 1955 puis juin/juillet 1960. Rosbaud montre une évolution dans le tempo, la deuxième version est plus ample, elle respire large, alors qu’en 1955, l’élan vital dominait. Les aspects plastiques sont à chaque fois bien soulignés, et nous aurions du mal à marquer une préférence, car nous sommes face à des visions puissantes et très tendues. Même comparaison pour la Troisième, dont on nous propose les auditions des gravures d’avril 1956, puis de septembre 1962. Ici, le ton romantique domine, l’orchestre avance, avec une énergie que l’on pourrait qualifier de charnelle. Rosbaud excelle dans la grandeur et la majesté. Avec lui, Brahms est investi de toutes les qualités souhaitées : mise en place rigoureuse, rhétorique équilibrée, tension intense, contrôle de l’émotion, grandeur mélodique. Ce coffret enrichit la discographie, même si, parfois, les prises de son, quoique soignées et bien retravaillées, ne sont pas toujours à l’aune des standards actuels. Mais qui voudrait se priver du geste si talentueux et si ardent de Hans Rosbaud ? 
     
Le deuxième coffret qui nous occupe est inattendu, pour ne pas dire inespéré. Il s’agit de 5 CD consacrés à la violoniste Edith Peinemann dans des enregistrements de studio des années 1952 à 1965, alors que l’artiste était à l’apogée de ses moyens et de son jeu. C’est encore Hans Rosbaud, à la tête du Symphonique de Baden-Baden, qui accompagne cette musicienne sensible dans un fascinant et mystérieux Concerto n° 2 de Bartok, dont l’audition donne des frissons, et dans le rare concerto de Pfitzner de 1923, dont le lyrisme postromantique éperdu nous met face à l’incompréhension de ne pas voir cette partition débridée plus souvent programmée. Ce témoignage est à replacer dans son contexte : Rosbaud avait dirigé Peinemann en public le 18 décembre 1962 dans ce Pfitzner, bouclé dans la foulée en studio le 21 du même mois. Rosbaud, qui était déjà malade, décéda huit jours plus tard. Ce fut son dernier enregistrement. Il n’avait que 67 ans.
Edith Peinemann est née à Mayence en 1937, elle y étudie avec son père qui est Konzertmeister de l’orchestre local, puis à Londres avec Max Rostal. Menuhin et Oïstrakh lui prédisent un grand avenir après sa victoire au concours de violon des radios allemandes en 1956. A moins de vingt ans, elle se produit partout en Europe, à Berlin et à Amsterdam en particulier, puis aux USA, à New-York ou à Chicago, sous la direction de Steinberg, Kempe, Szell ou Solti. Le Japon, l’Amérique du Sud, l’Australie l’acclament.  A 21 ans, elle reçoit la « Plaquette Eugène Ysaÿe » qui n’a été attribuée qu’à Oïstrakh, Kogan et Grumiaux avant elle. Elle devient bientôt professeur à Francfort et forme dès 1960 un duo avec Jörg Demus ; on saluera, entre autres merveilles, leurs superbes sonates de Brahms.
L’accès à la discographie d’Edith Peinemann relevait jusqu’à présent du parcours du combattant. C’était frustrant. On est d’autant plus heureux de (re)découvrir la beauté et la finesse de son archet, servi par une technique impeccable et un sens du chant, que l’acquisition d’un Guarnerius en 1965 rendra vertigineux. On pense souvent à Ginette Neveu en écoutant Peinemann. Au-delà de Bartok et Pfitzner, ce coffret de 5 CD (SWR 19074) propose aussi un brillantissime concerto de Sibelius, dirigé par Ernest Bour, toujours avec Baden-Baden, et celui de Dvorak - pour lequel la soliste avait une prédilection -, baigné de couleurs chaleureuses, avec Hans Müller-Kray à Stuttgart. Les prises de son s’échelonnent de 1957 à 1965 et rendent compte de l’envoûtante présence de cette violoniste surdouée. Les trois autres CD sont dévolus à la musique de chambre : sonates pour violon et piano de Bach, Haendel, Mozart, Beethoven (une séduisante Septième), Franck ou Schumann, œuvres de Reger, Ravel (Tzigane, magistral), Bartok (une Première Rhapsodie qu’elle jouait souvent) ou Suk. Tout cela est rendu avec une parfaite élégance, dans un climat qui rend justice à chaque partition. Edith Peinemann allie la poésie à la profondeur, et la rondeur du son à la justesse de l’émotion. Des moments de bonheur retrouvé, du grand art. D’autant plus que les accompagnateurs au clavier (Maria Bergmann, Helmut Barth, son père Robert Peinemann…) sont au diapason des exigences stylistiques de leur magnifique partenaire.

On ne peut passer sous silence un autre CD (SWR 19070) qui rappelle le souvenir de Ferenc Fricsay (1914-1963), chef d’orchestre hongrois naturalisé autrichien, dont la disparition prématurée a privé la musique d’un interprète de premier ordre. C’est un peu la quintessence de son art diversifié, précis et pudique à la fois, qui nous est rendue à travers un concert public d’octobre 1955 au cours duquel la rare ouverture du Voyage à Reims de Rossini et les racées Danses de Galanta de Kodaly voisinent avec une échevelée Burlesque de Richard Strauss ou le malicieux Concertino de Honegger, traduits avec panache par la pianiste Margrit Weber, pour se terminer en folie par un démentiel Boléro de Ravel. L’orchestre symphonique du Süddeutschen Rundfunks est en osmose avec ce chef charismatique. Il y a bien quelques saturations sonores, aléas de la prise en public, mais face à ces prestations accomplies, qui ferait la fine bouche ? C’est en apprenant ses classiques que l’on apprécie mieux les valeurs interprétatives d’aujourd’hui.

Jean Lacroix