mardi 2 avril 2019

La musique de Bernd Alois Zimmermann : jusqu’au paroxysme



La musique de Bernd Alois Zimmermann : jusqu’au paroxysme


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Le label Ondine vient de rassembler en un CD emblématique ce que l’on pourrait considérer comme la quintessence de la production musicale de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970), ce compositeur dépressif et sulfureux qui, atteint d’un glaucome qui le menaçait de cécité, se donna la mort. Son unique opéra Les Soldats, absolu chef-d’œuvre de la seconde moitié du XXe siècle, a fait couler beaucoup d’encre en raison de sa violence et de ses caractéristiques qui mélangent la musique sérielle, les éléments multimédia, les bruitages ou l’électronique. Cette partition achevée en 1958, considérée comme injouable en raison de toute la mise en place qu’elle réclame, fut finalement créée à Cologne en 1965, puis voyagea dans le monde entier. Le sujet s’inspire d’une œuvre du poète Jakob Lenz, l’un des plus remarquables auteurs de la période « Sturm und Drang », qui fut un proche de Goethe avant de se brouiller avec lui, de sombrer dans la maladie mentale et de mourir dans la misère, à Moscou. L’action, véritable drame social, est concentrée autour de la personnalité de Maria, dont on suit la déchéance morale et physique au milieu d’un univers militaire brutal, dans lequel les excès en tout genre sont monnaie courante. C’est une œuvre en forme de coup de poing qui plonge l’auditeur dans un univers sonore ahurissant mêlé de pessimisme, de fatalisme et de désespoir. Cet univers est peut-être, pour le compositeur, une réminiscence de ce qu’il a lui-même connu. Elevé dans un contexte profondément religieux et humaniste, il voit ses études interrompues par la deuxième guerre mondiale au cours de laquelle, mobilisé, il se retrouve en France (où il découvre les œuvres de Milhaud et Strawinsky), en Pologne et en Russie. Réformé en 1942 pour raisons de santé, il restera marqué par les horreurs vécues. Il fréquente le Conservatoire de Darmstadt et y découvre la technique sérielle enseignée par Wolfgang Fortner et René Leibowitz. La production de ce compositeur très cultivé connaîtra différents stades évolutifs tout en conservant une unité de style ; c’est l’une des plus originales et des plus attachantes du XXe siècle dont elle symbolise bien l’angoisse des événements qui l’ont marqué. De son opéra si discuté, Zimmermann a extrait une symphonie vocale en huit parties pour six chanteurs et orchestre, qui permet d’entrer de manière plus directe dans une histoire lourde et aride sur le plan dramatique. Nous la découvrons ici en guise de troisième volet du CD. Les voix sollicitées (la soprano Anu Komsi, l’alto Jeni Packalen, la contralto Hilary Summers, le ténor Peter Tantsits, le baryton Ville Rusanen et la basse Juha Uusitalo) se jettent à corps perdu dans cette avalanche de difficultés avec une grande maîtrise et un engagement qui fait souvent frémir, entourées par des musiciens qui dominent leur sujet, très rythmé et souvent cataclysmique.
Avant cette symphonie vocale d’une durée de quarante minutes, le programme s’ouvre par le flamboyant Concerto pour violon de 1950, aux relents expressionnistes. Il se situe dans une lignée qui n’est pas sans rappeler Berg, Stravinsky ou même Bartok, mais avec une dimension orchestrale dynamique qui entraîne un dialogue de combat avec un archet parfois paroxystique. C’est prenant, engagé, la sensation de danse est présente aussi, avec des effets de flux orchestral impressionnant dans le Rondo final. C’est la Canadienne Leila Josefowicz, née en 1977, qui prend cette partition à bras-le-corps. Celle qui fut un enfant prodige et se produisit très jeune à la NBC est entrée au Curtis Institute de Philadelphie à l’âge de 13 ans, où elle a étudié avec Jascha Brodsky, Jaime Laredo ou Joseph Gingold. Son premier disque, un couplage des concertos de Sibelius et Tchaïkowski, dirigé par Neville Marriner, fit sensation. Cette magnifique artiste, qui utilise un Guarnerius del Gesu, a créé plusieurs œuvres de notre temps pour le violon : Francesconi, Mackey, Matthews, Salonen, Adès, Knussen ou Adès ont été admirablement servis. Elle a été récompensée par plusieurs Diapasons d’or. Leila Josefowicz, souveraine d’aisance, porte le concerto de Zimmermann jusqu’à l’incandescence, avec une sidérante musicalité.
Avant la symphonie vocale évoquée ci-avant, on trouve encore le Prélude pour grand orchestre Photoptosis, composé en 1968 d’après des fresques murales monochromes exposées par Yves Klein au Musiktheater de Gelsenkirchen. Cette partition de moins de quinze minutes est un bloc granitique qui débute dans un semi-silence mystérieux pour se développer en un monumental crescendo conduisant vers « l’incidence de la lumière », dans un climat écrasant d’explosivité permanente qui culmine en gerbes gigantesques et en grands blocs sonores, le tout renforcé par un orgue. Zimmermann fait ici des emprunts à ses prédécesseurs : Neuvième de Beethoven, Casse-Noisette de Tchaïkowski, Scriabine et son Poème de l’extase ou encore Bach et son premier Concerto brandebourgeois. Deux ans après cette œuvre-choc, Zimmermann se suicidera, après avoir décrit son désespoir dans le tragique Requiem pour un jeune poète. La célébration du centenaire de la naissance de ce compositeur parmi les plus intéressants du XXe siècle n’a, à notre connaissance, pas fait l’objet d’un hommage, en tout cas dans la presse musicale francophone. Ce CD Ondine (ODE 1325-2) représente un jalon essentiel pour la connaissance d’une œuvre forte et s’inscrit en tête de la discographie du compositeur, déjà bien servi par le passé pour Die Soldaten par Michael Gielen ou Ingo Metzmacher. C’est l’Orchestre de la Radio finlandaise qui officie ici, avec, à sa tête, Hannu Lintu, son directeur musical depuis 2012. Né en 1967, Lintu a étudié sous la férule de Jorma Panula et s’est perfectionné à Sienne avec Myung-Whun Chung. Il a signé des enregistrements remarqués d’Enesco, de Prokofiev ou de Messiaen (la Turangalîla), mais aussi de Berio, Rautavaara, Lindberg, Tuur ou Fagerlund. Il sert ici les partitions de Zimmermann avec l’autorité, la compétence et l’investissement qu’elles réclament. On notera que les prises de son, très claires, ont été réalisées au Centre Musical d’Helsinki. Elles datent de juin 2016 pour Photoptosis, de mai 2018 pour le concerto pour violon et de septembre 2018 pour la symphonie vocale, cette dernière étant un enregistrement public.

Jean Lacroix