Liszt et sa Via crucis par Reinbert De Leeuw : vers le dépouillement |
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Le 15 novembre 1878, de Rome où il effectue un séjour à la
Villa d’Este, Liszt écrit à sa fille Cosima : « […] Pendant cette dernière quinzaine, j’ai
presque terminé ma Via Crucis
– 14 courts morceaux (sorte d’oraisons jaculatoires, «Strossgebete ») pour
orgue ou piano. Quoique ce genre de choses ne soit nullement du goût des
salons, je publierai mes stations de la croix en même temps que l’Hymne au
frère soleil, à sœur lune, sœur eau, et
frère vent, du grand pauvre et affolé de Dieu, St François d’Assise. […] »
(1)
Cette Via Crucis,
partition austère et dépouillée, ne sera créée que cinquante plus tard à
Budapest, et sa première publication attendra 1938 ; elle ne correspondait
pas vraiment à l’image que le public se fait généralement de cet artiste
brillant et virtuose. Mais Liszt était un chrétien sincère et il possédait une
foi profonde. Si l’on s’attarde superficiellement à sa production, on peut
passer à côté d’un grand nombre de remarquables compositions religieuses (Messe de Gran, Messe hongroise du
couronnement, Légende de Sainte-Elisabeth, l’oratorio Christus ou encore le Requiem
pour voix d’hommes…). Avec la Via crucis,
nous nous trouvons face à une partition de maturité très intériorisée, presque
mystique. Le texte est basé sur les Evangiles, des hymnes latins et des chorals
allemands, le tout d’une grande sobriété. La souffrance est sans cesse
présente, l’émotion est palpable à chaque seconde. Le piano intervient parfois
seul, dans un temps comme en suspension. Tout est poignant : la
compassion, la contemplation, une sorte d’immobilité respectueuse qui reflète
une économie de moyens que Liszt va souvent utiliser au cours de ses dernières
années et qui montre à quel point l’homme comme le musicien avaient une riche
personnalité intime. La notice du livret écrite par Jean-Jacques Groleau résume
bien ce chef-d’œuvre : « Douleur,
interrogation, craintes et espoirs, tout le champ de l’affect humain se trouve
ici concentré en quelques pages quintessenciées, où le silence semble non pas
naître de la musique, mais s’y mêler pour la nourrir. » Les
interventions chantées sont souvent saisissantes, qu’il s’agisse du chœur mixte
ou des voix solistes ; elles nous touchent au plus profond de nous-mêmes.
C’est Reinbert De Leeuw qui est au piano. Il avait déjà
signé une interprétation de la Via crucis
en 1986, pour le label Philips. Cette année-là, il accompagnait le Nederlands
Kamerkoor et avait été crédité d’un Diapason d’or ; cette fois, pour le
label Alpha (390), c’est avec le Collegium Vocale Gent qu’il renouvelle
l’expérience. Aujourd’hui âgé d’un peu plus de 80 ans, De Leeuw entre à nouveau dans la pleine vérité de
l’œuvre. Plus encore peut-être qu’il y a trois décennies, sans pathos, en toute
humilité et intensité, il touche au plus secret de l’essence lisztienne. C’est
fascinant de ferveur. Le Collegium Vocale Gent, dont on connaît les qualités
intrinsèques, est en totale osmose, forgée dans une transparence vocale qui
enchante par ses accents les plus émouvants. Trois compléments de programme
pour chœurs mixtes s’inscrivent dans le même processus d’intériorité
religieuse : un Notre Père de
1860, un Ave Verum Corpus de 1871,
tous deux accompagnés par l’orgue où officie Marnix De Cat et un Salve Regina de 1885, seule composition
a cappella écrite par Liszt au soir de son existence. On ne peut que souscrire
à la phrase qui termine le texte du livret : « La puissance émotionnelle de ces pages, quelles que soient les
croyances de l’auditeur, l’entraîne immanquablement aux limites de l’ineffable. »
Cet enregistrement qui touche au sublime a été réalisé en juin 2017 à l’église
Saint-Macaire de Gand, écrin idéal pour cette approche de l’âme lisztienne au
plus secret d’elle-même.
Jean Lacroix
(1) Franz Liszt. Lettres à Cosima et à Daniela, Sprimont, Mardaga,
1996, p. 162. Le mot « Strossgebete » signifie « Oraisons
jaculatoires ». Il s’agit donc ici d’une redondance.