mardi 2 avril 2019

Ces fabuleux concerts de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise…



Ces fabuleux concerts de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise…


… ou du Symphonieorchester des Bayerischen Rundunks, son appellation originale, phalange dont il a déjà été question récemment pour le coffret en hommage à Bernard Haitink à l’occasion de ses 90 ans. Fondé en 1949, cet ensemble prestigieux a connu plusieurs chefs permanents dont les noms seuls font rêver : Eugen Jochum (1949-1960), Rafael Kubelik (1961-1979), Sir Colin Davis (1983-1992), Lorin Maazel (1993-2001) et Mariss Jansons depuis 2003. Cinq maîtres d’œuvre en sept décennies, rien que du beau linge. Pour notre plus grand bonheur, de nombreux concerts publics ont été enregistrés, qui permettent de se rendre compte que la qualité est toujours au rendez-vous. Deux parutions récentes en apportent des témoignages irréfutables. Le premier s’inscrit dans la série autoéditée de l’orchestre, à savoir le label BR Klassik (900173). Il s’agit de la 9e Symphonie d’Anton Bruckner, une prise de concert de janvier 2014. 
Vers le site
Bruckner n’a pas échappé au fatidique chiffre « neuf » qui marque le destin de plusieurs compositeurs. Bien que dans son cas, en étant pointilleux, les deux symphonies non numérotées pourraient modifier le total communément admis. On ne peut cependant s’empêcher de penser aux autres massifs que représentent les neuf symphonies de Beethoven, Schubert, Dvorak, Mahler ou Vaughan Williams. Réflexion faite, cette symbolique du nombre n’est-elle pas un bien, puisqu’elle permet à l’artiste d’entrer dans le silence éternel, laissant la place à la seule ambassadrice qu’il possède : sa musique ? Mais ceci est un autre débat.
La 9e Symphonie de Bruckner date de 1896 ; le compositeur n’a pu en achever le Final, interrompu par sa disparition. Dans le premier mouvement, la présence de la mort est sans cesse tangible, ce qui lui donne cette ambiance fantomatique et fantastique qui saisit l’auditeur. Le tragique y prend une dimension dantesque, et le mot n’est pas vain quand on sait que les commentateurs soulignent l’influence lisztienne dans l’apocalypse qui clôture ce Feierlich Misterioso. Le Scherzo martelé qui suit annonce près de vingt ans à l’avance les audaces de Strawinski dans Le Sacre du Printemps et il ne faut pas être grand clerc pour pressentir que Bruckner perçoit déjà les limites de la tonalité. Quant à l’Adagio déchirant qui fait office de troisième mouvement (il s’agit bien ici d’utiliser le terme « officier » comme dans le cadre de cérémonies religieuses), le croyant Bruckner y vit sa propre mort et sa propre transfiguration. Plus douloureusement que Richard Strauss dans le poème symphonique du même titre (Mort et Transfiguration, création en 1890), et avec un sens plus aigu du tragique de l’existence. Là aussi, la porte est ouverte à Schoenberg et à l’Ecole viennoise. On a vu dans cet Adagio une ascension vers la lumière. On ne peut en tout cas imaginer d’apothéose plus mystique pour une production aussi intense que celle de Bruckner.
Nous avouons une dévotion personnelle pour cette partition. Quand, de surcroît, on a dans les yeux et jusqu’au fond de l’âme, la vision de Leonard Bernstein à la tête du Philharmonique de Vienne en février 1990 (il allait mourir en octobre) dans un état second, comme s’il ressentait déjà l’appel de l’au-delà (ce concert existe en DVD), on n’en est que plus sensible au message brucknérien. La discographie est redoutable pour tout nouvel interprète : elle est dominée par Furtwängler (1944, une course à l’abîme métaphysique), Jochum, Giulini, Wand ou encore Celibidache. Le concert public donné par Mariss Jansons ne rivalise pas avec ces références, la prestation de l’orchestre munichois frôle pourtant la perfection instrumentale et l’on ne peut qu’admirer le déploiement des forces dans un espace sonore bien rendu. Mais le directeur musical actuel n’atteint pas toujours la dimension spirituelle que l’œuvre réclame. Le premier mouvement semble toujours en phase de construction, Jansons privilégiant la rigueur et l’organisation, au détriment parfois de la profondeur. Le Scherzo est bien scandé, avec netteté et précision, mais il ne nous transporte pas. Ce n’est que dans l’Adagio conclusif que Jansons libère enfin une émotion et un sens dramatique qui se révèlent convaincants, sans donner à la partition l’indispensable sceau de musique d’outre-tombe qu’elle réclame. Ne faisons cependant pas la fine bouche : nous sommes en présence d’un grand moment de concert qui mérite le détour et qui s’inscrit dans la grande tradition symphonique. Si tous les concerts publics atteignaient ce niveau, on ne pourrait qu’être comblé.
En collaboration avec BR Klassik, le label Orfeo (MP1804) a eu la bonne idée de sortir des archives du Bayerischen Rundfunks, sous la forme d’un album de deux CD, deux concerts Beethoven des années où Rafael Kubelik accumulait les succès à la tête de l’orchestre. Le premier est une Missa solemnis de mars 1977. 

Vers le site
Ce soir-là, il signa une version de toute beauté, d’une grande pureté stylistique, dans un climat de ferveur qui n’exclut pas le côté grandiose de cette pièce majeure du répertoire sacré, composée entre 1818 et 1823. L’intensité est présente, on admire la lisibilité instrumentale, l’évidence et la chaleur du ton. Le second CD de cet album s’inscrit dans la période où Kubelik n’était plus directeur musical, mais revenait comme chef invité ; cette 9e Symphonie beethovenienne est une prise de concert de mai 1982. Un récent coffret d’hommage à Kubelik chez un autre éditeur nous avait rappelé que son intégrale en studio des symphonies de Beethoven avait été gravée, fait rare, avec plusieurs orchestres, sans que l’homogénéité de la démarche globale en soit altérée. Pour la Neuvième, la version de 1975 était déjà le fruit de la collaboration avec le Bayerischen Rundfunks. Dans les deux approches, à deux ans de distance, Kubelik subjugue par la clarté et l’absolue maîtrise technique. Cet immense chef insuffle à chaque fois le même esprit, qui combine la tension et la rigueur, mais aussi la concentration et l’apport émotionnel. Les chœurs, ceux de la maison munichoise, rendent l’Ode à la joie électrique et jubilatoire. Quant au plateau vocal, il est d’un tel niveau que l’on en reste pantois. Le hasard ou la chance (ou la volonté du chef ?) veut que Helen Donath et Brigitte Fassbaender, fastueuses, soient de la partie, aussi bien dans la Missa Solemnis de 1977 que dans cette Neuvième de 1982. Quand on ajoutera que, pour la Messe, Peter Schreier et John Shirley-Quirk sont leurs partenaires, et que pour la symphonie, il s’agit de Horst Laubenthal et de Hans Sotin, on imaginera sans peine le haut niveau vocal de ces solistes légendaires. On se précipitera sur cet album, qui sert Beethoven avec majesté, grandeur, souffle et dévotion.
Vers le site

On ne peut refermer ce mini-portrait du Bayerischen Rundfunks en concert sans rappeler que lorsqu’il se réfugia en Europe occidentale et demanda l’asile politique lors d’une tournée aux Pays-Bas en 1979, Kiril Kondrashin fit sensation en dirigeant plusieurs orchestres (nous avons évoqué récemment son époustouflante 6e de Mahler à Baden-Baden). Lorsqu’il se produisit à Munich en 1980, le choc fut tel qu’il fut question de lui confier le poste de directeur musical laissé vacant par le départ de Kubelik. Le destin allait en décider autrement : Kondrashin mourut d’une crise cardiaque au lendemain d’un concert, dans la nuit du 7 au 8 mars 1981. Le concert qui avait fait pencher la balance pour qu’il prenne les rênes du Bayerischen Rundfunks avait eu lieu les 7 et 8 février de l’année précédente. Au programme, la sulfureuse Grande Pâque russe de Rimsky-Korsakov que Kondrashin portait à l’incandescence, mais surtout la Symphonie de César Franck dont il avait rendu la grandeur et la fulgurance de façon inoubliable. Ce témoignage historique a été conservé, ô bonheur, par BR Klassik dans sa série « Archives » (900704). Ce CD à porter au pinacle a été disponible dès 2009, pour les soixante ans de l’orchestre munichois. Il est temps de vous le procurer, d’autant plus que son prix d’achat est presque un cadeau. Courez, oui, courez !

Jean Lacroix