Ces fabuleux concerts de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise…
… ou du Symphonieorchester des
Bayerischen Rundunks, son appellation originale, phalange dont il a déjà été
question récemment pour le coffret en hommage à Bernard Haitink à l’occasion de
ses 90 ans. Fondé en 1949, cet ensemble prestigieux a connu plusieurs chefs
permanents dont les noms seuls font rêver : Eugen Jochum (1949-1960),
Rafael Kubelik (1961-1979), Sir Colin Davis (1983-1992), Lorin Maazel
(1993-2001) et Mariss Jansons depuis 2003. Cinq maîtres d’œuvre en sept
décennies, rien que du beau linge. Pour notre plus grand bonheur, de nombreux
concerts publics ont été enregistrés, qui permettent de se rendre compte que la
qualité est toujours au rendez-vous. Deux parutions récentes en apportent des
témoignages irréfutables. Le premier s’inscrit dans la série autoéditée de
l’orchestre, à savoir le label BR Klassik (900173). Il s’agit de la 9e
Symphonie d’Anton Bruckner, une prise de concert de janvier 2014.
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Bruckner n’a
pas échappé au fatidique chiffre « neuf » qui marque le destin de
plusieurs compositeurs. Bien que dans son cas, en étant pointilleux, les deux
symphonies non numérotées pourraient modifier le total communément admis. On ne
peut cependant s’empêcher de penser aux autres massifs que représentent les
neuf symphonies de Beethoven, Schubert, Dvorak, Mahler ou Vaughan Williams.
Réflexion faite, cette symbolique du nombre n’est-elle pas un bien, puisqu’elle
permet à l’artiste d’entrer dans le silence éternel, laissant la place à la
seule ambassadrice qu’il possède : sa musique ? Mais ceci est un
autre débat.
La 9e Symphonie de
Bruckner date de 1896 ; le compositeur n’a pu en achever le Final,
interrompu par sa disparition. Dans le premier mouvement, la présence de la
mort est sans cesse tangible, ce qui lui donne cette ambiance fantomatique et
fantastique qui saisit l’auditeur. Le tragique y prend une dimension dantesque,
et le mot n’est pas vain quand on sait que les commentateurs soulignent
l’influence lisztienne dans l’apocalypse qui clôture ce Feierlich Misterioso. Le Scherzo
martelé qui suit annonce près de vingt ans à l’avance les audaces de Strawinski
dans Le Sacre du Printemps et il ne
faut pas être grand clerc pour pressentir que Bruckner perçoit déjà les limites
de la tonalité. Quant à l’Adagio
déchirant qui fait office de troisième mouvement (il s’agit bien ici d’utiliser
le terme « officier » comme dans le cadre de cérémonies religieuses),
le croyant Bruckner y vit sa propre mort et sa propre transfiguration. Plus
douloureusement que Richard Strauss dans le poème symphonique du même titre (Mort et Transfiguration, création en
1890), et avec un sens plus aigu du tragique de l’existence. Là aussi, la porte
est ouverte à Schoenberg et à l’Ecole viennoise. On a vu dans cet Adagio une ascension vers la lumière. On
ne peut en tout cas imaginer d’apothéose plus mystique pour une production
aussi intense que celle de Bruckner.
Nous avouons une dévotion
personnelle pour cette partition. Quand, de surcroît, on a dans les yeux et
jusqu’au fond de l’âme, la vision de Leonard Bernstein à la tête du
Philharmonique de Vienne en février 1990 (il allait mourir en octobre) dans un
état second, comme s’il ressentait déjà l’appel de l’au-delà (ce concert existe
en DVD), on n’en est que plus sensible au message brucknérien. La discographie
est redoutable pour tout nouvel interprète : elle est dominée par
Furtwängler (1944, une course à l’abîme métaphysique), Jochum, Giulini, Wand ou
encore Celibidache. Le concert public donné par Mariss Jansons ne rivalise pas
avec ces références, la prestation de l’orchestre munichois frôle pourtant la
perfection instrumentale et l’on ne peut qu’admirer le déploiement des forces
dans un espace sonore bien rendu. Mais le directeur musical actuel n’atteint
pas toujours la dimension spirituelle que l’œuvre réclame. Le premier mouvement
semble toujours en phase de construction, Jansons privilégiant la rigueur et
l’organisation, au détriment parfois de la profondeur. Le Scherzo est bien scandé, avec netteté et précision, mais il ne nous
transporte pas. Ce n’est que dans l’Adagio
conclusif que Jansons libère enfin une émotion et un sens dramatique qui se
révèlent convaincants, sans donner à la partition l’indispensable sceau de
musique d’outre-tombe qu’elle réclame. Ne faisons cependant pas la fine
bouche : nous sommes en présence d’un grand moment de concert qui mérite
le détour et qui s’inscrit dans la grande tradition symphonique. Si tous les
concerts publics atteignaient ce niveau, on ne pourrait qu’être comblé.
En collaboration avec BR Klassik,
le label Orfeo (MP1804) a eu la bonne idée de sortir des archives du
Bayerischen Rundfunks, sous la forme d’un album de deux CD, deux concerts
Beethoven des années où Rafael Kubelik accumulait les succès à la tête de
l’orchestre. Le premier est une Missa
solemnis de mars 1977.
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Ce soir-là, il signa une version de toute beauté,
d’une grande pureté stylistique, dans un climat de ferveur qui n’exclut pas le
côté grandiose de cette pièce majeure du répertoire sacré, composée entre 1818
et 1823. L’intensité est présente, on admire la lisibilité instrumentale,
l’évidence et la chaleur du ton. Le second CD de cet album s’inscrit dans la
période où Kubelik n’était plus directeur musical, mais revenait comme chef
invité ; cette 9e Symphonie beethovenienne est une prise de
concert de mai 1982. Un récent coffret d’hommage à Kubelik chez un autre
éditeur nous avait rappelé que son intégrale en studio des symphonies de
Beethoven avait été gravée, fait rare, avec plusieurs orchestres, sans que
l’homogénéité de la démarche globale en soit altérée. Pour la Neuvième, la
version de 1975 était déjà le fruit de la collaboration avec le Bayerischen
Rundfunks. Dans les deux approches, à deux ans de distance, Kubelik subjugue
par la clarté et l’absolue maîtrise technique. Cet immense chef insuffle à
chaque fois le même esprit, qui combine la tension et la rigueur, mais aussi la
concentration et l’apport émotionnel. Les chœurs, ceux de la maison munichoise,
rendent l’Ode à la joie électrique et
jubilatoire. Quant au plateau vocal, il est d’un tel niveau que l’on en reste
pantois. Le hasard ou la chance (ou la volonté du chef ?) veut que Helen
Donath et Brigitte Fassbaender, fastueuses, soient de la partie, aussi bien
dans la Missa Solemnis de 1977 que
dans cette Neuvième de 1982. Quand on ajoutera que, pour la Messe, Peter
Schreier et John Shirley-Quirk sont leurs partenaires, et que pour la
symphonie, il s’agit de Horst Laubenthal et de Hans Sotin, on imaginera sans
peine le haut niveau vocal de ces solistes légendaires. On se précipitera sur
cet album, qui sert Beethoven avec majesté, grandeur, souffle et dévotion.
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On ne peut refermer ce
mini-portrait du Bayerischen Rundfunks en concert sans rappeler que lorsqu’il
se réfugia en Europe occidentale et demanda l’asile politique lors d’une
tournée aux Pays-Bas en 1979, Kiril Kondrashin fit sensation en dirigeant
plusieurs orchestres (nous avons évoqué récemment son époustouflante 6e de
Mahler à Baden-Baden). Lorsqu’il se produisit à Munich en 1980, le choc fut tel
qu’il fut question de lui confier le poste de directeur musical laissé vacant
par le départ de Kubelik. Le destin allait en décider autrement :
Kondrashin mourut d’une crise cardiaque au lendemain d’un concert, dans la nuit
du 7 au 8 mars 1981. Le concert qui avait fait pencher la balance pour qu’il
prenne les rênes du Bayerischen Rundfunks avait eu lieu les 7 et 8 février de
l’année précédente. Au programme, la sulfureuse Grande Pâque russe de Rimsky-Korsakov que Kondrashin portait à
l’incandescence, mais surtout la Symphonie
de César Franck dont il avait rendu la grandeur et la fulgurance de façon
inoubliable. Ce témoignage historique a été conservé, ô bonheur, par BR Klassik
dans sa série « Archives » (900704). Ce CD à porter au pinacle a été
disponible dès 2009, pour les soixante ans de l’orchestre munichois. Il est
temps de vous le procurer, d’autant plus que son prix d’achat est presque un
cadeau. Courez, oui, courez !
Jean
Lacroix