dimanche 28 avril 2019

La magie du baroque italien et allemand



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Appelée aussi Santa Maria in Vallicella, l’église de la Chiesa Nuova de Rome est située sur la place du même nom, en plein centre historique. Ce hâvre de paix s’ouvre sur le Corso Vittorio Emmanuele II, la grande artère qui mène de la place Saint-Pierre au Capitole. Construite au XVIe siècle après l’installation de la Congrégation de l’Oratoire fondée par Philippe Néri, cette église contient des fresques de Pietro de Cortona, mais aussi, entre autres œuvres précieuses, deux Rubens sur ardoise. C’est dans cet édifice chargé d’histoire artistique que fut créée au cours de l’année 1600 la Représentation de l’âme et du corps d’Emilio de Cavalieri, oratorio de la première heure. Sa Sinfonia amorce ce que le livret d’un nouveau CD appelle une « méditation musicale » ; il s’agit d’un recueil envoûtant de morceaux de pénitence destinés à la Semaine sainte. Sous le titre générique de Teatro spirituale, cet enregistrement effectué en partie à Trevi, dans la Chiesa museale di San Francesco en janvier 2018, puis, en septembre dernier, à l’église Saint-Apollinaire de Bolland, village du pays de Herve en province de Liège, est un grand moment de ferveur et d’intensité religieuse et vocale. On y retrouve des pages de Marenzio ou de Frescobaldi, mais aussi d’autres compositeurs du temps (Quagliati, Anerio, Cifra…), dont certains sont anonymes. La beauté instrumentale et plastique de ce CD Ricercar (RIC 399) est confondante, car elle s’inscrit dans une atmosphère recueillie au cours de laquelle une sorte de lumière semble émaner des voix mais aussi du cornet, du clavecin, du théorbe ou de l’orgue, tous en état de grâce. Dans une intervention de la notice, à lire en entier pour mieux savourer l’écoute, Lambert Colson précise qu’au début du XVIIe siècle, à Rome, « la musique y était à la fois avant-gardiste mais aussi populaire, très simple et parfois pourtant d’une grande complexité contrapuntique, tour à tour humble ou flamboyante… ». Ce voyage intérieur au cœur de la pénitence est habilement construit, les plages vocales alternent avec les interventions musicales, dans un climat d’ensemble où l’intimité rejoint une expérience mystique que l’on pourrait presque qualifier de charnelle, voire de sensuelle. Tous les interprètes sont à louer, tant ils nous font vivre des moments exaltants ou apaisants, comme à travers un itinéraire où la beauté donnerait la main à l’éternité. On ne peut les citer tous, mais on mettra en évidence la soprano Alice Foccroulle et le ténor Reinoud Van Mechelen, aux lignes pures et si émouvantes. C’est l’ensemble InAlto conduit par Lambert Colson qui officie tout au long de cette merveille sonore à thésauriser, parce que, dans nos temps si troublés, elle nous fait accéder à une intemporalité qui nous subjugue et nous console de bien des vicissitudes. La réalisation sonore est à la hauteur de cette lumière à laquelle nous avons fait allusion. La direction artistique a été confiée à Rainer Arndt à Trevi et à Aline Blondiaux, pour Bolland. C’est tout dire…
    
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Toujours chez Ricercar (RIC 400), c’est à un récital d’orgue qui s’inscrit dans la « collection des maîtres de l’Allemagne du Nord avant Bach » que nous invite Bernard Foccroulle, l’ancien directeur de la Monnaie, dont vous avez sans doute déjà rangé dans votre discothèque (sinon, il est grand temps) au moins ses intégrales de Bach et de Buxtehude, elles aussi chez Ricercar. « Cet enregistrement réunit deux compositeurs qui présentent un certain nombre de caractéristiques communes : l’un et l’autre sont issus d’une famille de musiciens, ils sont fils d’organiste, ils ont été élèves de Jan Pieterszoon Sweelinck à Amsterdam, ils jouissent d’une réputation très enviable de leur vivant. […] » précise Bernard Foccroulle dans la notice du livret qu’il signe lui-même. Quel meilleur intermédiaire espérer pour nous faire vivre un programme Praetorius/Schildt du plus haut intérêt ? Ces deux musiciens se situent dans l’héritage de la tradition luthérienne, dans lequel les chorals jouent un rôle fondamental. Jacob Praetorius (1586-1651) originaire de Hambourg, y a été organiste de l’église Saint Petri, la plus ancienne de la cité, de 1603 à son décès ; il fut aussi professeur, il compta notamment Matthias Weckmann parmi ses disciples. La notice précise que ses compositions dressent un tableau de ses qualités musicales : gravité qui peut se révéler austère, mais aussi expressivité  et exubérance. Nous les retrouvons dans les œuvres sélectionnées, du cycle intimiste Vater unser im Himmelreich à la sombre mais intense fantaisie sur le choral Durch Adams Fall ist ganz verderbt, où il est question du péché originel, thème fondamental de la théologie luthérienne. Une page de haute élévation, complétée par Foccroulle, car elle s’interrompait après les quatre premiers versets du choral.
Melchior Schildt (1592-1667), dont on ne trouve pas de trace dans l’énorme « Dictionnaire biographique des musiciens » de Baker-Slonimsky, est né à Hanovre, a séjourné à Amsterdam, est devenu organiste à Wolfenbüttel puis à Copenhague avant de prendre la succession de son père dans sa ville natale. Foccroulle propose un éventail de ses versets sur un choral de Noël, puis un Magnificat après un court Préambule. Tout comme avec Praetorius, nous sommes plongés dans un ravissement qui est la conséquence d’une personnalité de plus en plus affirmée que l’organiste met en évidence dans sa notice : « [ …] ce n’est plus le monde de la Renaissance qui s’exprime ici, mais bien le début de l’esthétique baroque, un art de la composition qui tente d’émouvoir l’auditeur, d’exprimer les affects les plus contrastés. […] ». On sent que Foccroulle apprécie ces pages qu’il détaille avec minutie, mais aussi avec chaleur et émotion. C’est l’orgue Stellwagen de la Jacobikirche de Lübeck qui a été choisi pour cet enregistrement effectué en novembre 2018. Il a été construit en 1467, restauré en 1515 et agrandi dans les années 1630. C’est sur cet instrument peu modifié au fil des siècles, même s’il a été démonté puis remonté au début de la seconde Guerre mondiale, que Helmut Walcha a enregistré une partie de l’œuvre de Bach. Une restauration a eu lieu à la fin des années 1970. Foccroulle fait l’éloge de ses caractéristiques remarquables ; pour nous, il en traduit toutes les richesses à travers les compositions de deux organistes à découvrir avec le plus grand intérêt.

Jean Lacroix