dimanche 28 avril 2019

La violoniste Tianwa Yang à la conquête de Wolfgang Rihm et de Johannes Brahms




Lien vers le CD


Les amateurs de violon au lyrisme épuré seront séduits par les deux CD que la violoniste chinoise Tianwa Yang, âgée de 32 ans, consacre au compositeur allemand Wolfgang Rihm, et au-delà, à Brahms. Cette musicienne entame ses études à l’âge de quatre ans. A dix ans, elle entre au Conservatoire central de Pékin. Son premier enregistrement est consacré aux Caprices de Paganini : elle a à peine treize ans ! En 2003, elle reçoit une bourse pour aller se perfectionner en Allemagne, où elle fait très vite la preuve de ses capacités. Elle se produit un peu partout en Europe, ainsi qu’aux Etats-Unis. Elle enseigne aujourd’hui à Cassel. Tianwa Yang compte à son actif une série de gravures pour la firme Naxos. Sans négliger les « classiques » (Mendelssohn, Lalo, Vivaldi ou Brahms dont il sera question plus avant), son répertoire sort souvent des sentiers battus : sonates d’Ysaÿe, musique complète pour violon et orchestre de Sarasate, partitions de Piazzolla, Castelnuovo-Tedesco, Rihm…
S’attaquer à la musique pour violon et orchestre de Wolfgang Rihm n’est pas une mince affaire. 
Né à Karlruhe en 1952, ce compositeur allemand, très attiré par les arts plastiques et la littérature, a étudié la composition avec Wolfgang Fortner et Humphrey Searle, deux figures importantes de la musique d’après la deuxième guerre mondiale. Il a aussi fréquenté Karl-Heinz Stockhausen. Sa production est prolifique : un catalogue de plusieurs centaines d’œuvres en tout genre, dont une partie a été récompensée par des prix internationaux. En mars 2015, le public bruxellois a découvert son opéra Jakob Lenz, programmé à la Monnaie. Rihm est l’auteur de superbes pièces pour violon et orchestre dont une intelligente et éloquente sélection qui s’étend sur toute sa carrière fait l’objet de deux CD Naxos passionnants (8.573667 et 8.573812). Ils ont été tous deux enregistrés du 1er au 5 mars 2016 à Ludwigshafen, dans la salle de la Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pflaz, dirigée par deux chefs d’orchestre (un par CD) : Christoph-Mathias Mueller, qui fut l’adjoint de Claudio Abbado et est chef invité du Bolchoï, puis le Chinois Darrell Ang, adoubé par Maazel et Salonen, qui a été à la tête de formations allemandes, italiennes ou anglaises.
Que propose l’affiche de ces deux CD ? Un éventail de près de quarante ans de création pour le violon, de 1975 à 2014. Une caractéristique traverse ces pages dont le lyrisme abstrait et la densité poétique sont manifestes : elles viennent souvent du silence pour finir par y retourner, comme dans un mouvement intérieur qui serait lié à la nécessité de forger à pas mesurés un univers qui prend corps peu à peu jusqu’à son apogée, pour retrouver apaisement et sérénité. C’est particulièrement le cas dès le poignant hommage rendu à Paul Celan, intitulé Lichtzwang, qui date de 1975-1976. Le tout jeune compositeur qu’est alors Rihm est imprégné de cet écrivain et traducteur roumain de langue allemande d’origine juive, considéré comme l’un des plus grands poètes d’outre-Rhin de l’après-guerre. Né en 1920, Celan, dont les parents sont morts dans les camps, a été lui-même contraint au travail forcé, ce qui l’a profondément perturbé. Naturalisé français, cet ami de René Char, auteur d’une poésie savante et souvent hermétique, est interné à plusieurs reprises. Il se suicide en 1970 en se jetant dans la Seine ; son corps ne sera retrouvé qu’une dizaine de jours plus tard. Son recueil Lichtzwang, « Contrainte de lumière », qui date de 1967, a été publié post mortem. Nous n’avons pas accès au texte, hélas, dans ce CD Naxos, mais les dix-huit minutes de la prestation sont d’une beauté absolue et ensorcelante. La musique en demeure classique, avec des poussées postromantiques poignantes et interpellantes. Le violon chante, éperdument, ce qui ressemble à une souffrance et en même temps à une illumination, portée aussi par l’ajout d’un orgue électronique.
C’est par cet accès indispensable à son univers que l’on prend conscience que Wolfgang Rihm traduit les sentiments intérieurs à travers une palette de couleurs éblouissante. On en a la confirmation dans la partition la plus proche de nous, Gedicht des Malers (« Poème du peintre ») de 2014, un rêve pictural imaginaire : Max Beckmann portraiturant Eugène Ysaÿe, comme il l’avait fait dans la réalité pour Max Reger. On sent à quel point les deux arts sont intimement liés chez Rihm. L’image accompagne les notes, celles-ci venant, comme par la grâce d’un coup de pinceau halluciné, apporter des touches multiples et variées à une œuvre qui respire. Une œuvre visionnaire, en tout cas. C’est Gautier Capuçon, à laquelle elle est dédiée, qui a assuré la première mondiale en 2015, avec le Symphonique de Vienne dirigé par Philippe Jordan, de ce songe musical tout en subtilité, en finesse et en harmonies lyriques.
Il faut se laisser porter par l’art de Rihm, s’en imprégner comme d’une poésie qui procure un plaisir presque physique. Gesungene Zeit, « Le Temps chanté » de 1991-1992, dédié à Anne-Sophie Mutter qui en donna la création, la Dritte Musik saccadée de 1993 qu’accompagne un accordéon, la fresque Coll’arco de 2008 - trente minutes de courbes ou de déploiement orchestral, traversées d’éclats sonores - ou Lichtes Spiel de 2009, participent de cette sensualité qui traverse un répertoire exigeant envers lui-même, toujours fascinant si l’on accepte de faire corps avec un geste qui va plus loin que la simple séduction et qui fait appel aussi bien à l’imaginaire qu’à l’émotion immédiate.    
Tianwa Yang s’investit complètement dans ce programme qui réclame non seulement une technique de premier ordre mais aussi un engagement de chaque instant, assez fort pour être rendu avec conviction. Son Guarnerius del Gesu de 1730 apporte à ses réelles affinités avec Rihm une lumière complice. Grâce à son jeu pur, bien servi par l’orchestre qui laisse son archet entrer dans l’infini, elle rejoint, par un effet de transparence intemporelle, les profondes aventures intérieures du compositeur.

Dans un autre CD qui vient de paraître, toujours chez Naxos (8.573772), Tianwa Yang montre qu’elle est aussi à l’aise dans un monument du violon comme le Concerto de Brahms. Portée par le remarquable chef qu’est le Polonais Antoni Wit, auquel on doit maints enregistrements de référence (ses Penderecki, ses Szymanowski !), elle livre avec le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin une prestation tout en fougue, en vaillance et en largeur de vues. Dès l’Allegro initial, on est happé par une expressivité fervente et une déclamation ample. L’excellente prise de son ajoute à l’intensité sobre et aérée qu’elle insuffle à l’Adagio ainsi qu’au mouvement final qu’elle aborde toutes voiles dehors, sans chute de tension, avec des moments vibrants qui apportent un souffle convaincant et une emphase équilibrée. Cet enregistrement de juillet 2017, effectué dans l’église chrétienne Jesus-Christus du quartier Dahlem berlinois, s’installe aisément parmi les références modernes d’une discographie dont la liste regorge de richesses. Tianwa Yang aborde ce concerto volcanique avec une indiscutable liberté virtuose, mais aussi avec une maîtrise et une assise rythmique convaincantes. Ce que confirme, si besoin en était, un splendide Double Concerto avec Gabriel Schwabe au violoncelle, soliste dont nous avons loué il y a peu un disque consacré à Schumann. L’Andante central est un moment béni de musique de chambre au cours duquel les voix, successives ou entremêlées, se font l’écho d’une grandeur dénuée de pathos, avec des inflexions généreuses qui respectent la fluidité d’un lyrisme demandeur de finesse et d’humilité, et de maintien de l’unité. Une très belle version, de bout en bout. Nous attendons avec impatience les prochaines livraisons de ces magnifiques artistes.  

Jean Lacroix


  







Les liens vers les trois CD et une video d'enregistrement sont accessibles sur les liens ci-dessou: