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Les amateurs de violon au lyrisme épuré seront séduits par
les deux CD que la violoniste chinoise Tianwa Yang, âgée de 32 ans, consacre au
compositeur allemand Wolfgang Rihm, et au-delà, à Brahms. Cette musicienne
entame ses études à l’âge de quatre ans. A dix ans, elle entre au Conservatoire
central de Pékin. Son premier enregistrement est consacré aux Caprices de Paganini : elle a à
peine treize ans ! En 2003, elle reçoit une bourse pour aller se
perfectionner en Allemagne, où elle fait très vite la preuve de ses capacités.
Elle se produit un peu partout en Europe, ainsi qu’aux Etats-Unis. Elle
enseigne aujourd’hui à Cassel. Tianwa Yang compte à son actif une série de
gravures pour la firme Naxos. Sans négliger les « classiques »
(Mendelssohn, Lalo, Vivaldi ou Brahms dont il sera question plus avant), son
répertoire sort souvent des sentiers battus : sonates d’Ysaÿe, musique
complète pour violon et orchestre de Sarasate, partitions de Piazzolla,
Castelnuovo-Tedesco, Rihm…
S’attaquer à la musique pour violon et orchestre de
Wolfgang Rihm n’est pas une mince affaire.
Né à Karlruhe en 1952, ce
compositeur allemand, très attiré par les arts plastiques et la littérature, a
étudié la composition avec Wolfgang Fortner et Humphrey Searle, deux figures
importantes de la musique d’après la deuxième guerre mondiale. Il a aussi
fréquenté Karl-Heinz Stockhausen. Sa production est prolifique : un
catalogue de plusieurs centaines d’œuvres en tout genre, dont une partie a été
récompensée par des prix internationaux. En mars 2015, le public bruxellois a
découvert son opéra Jakob Lenz,
programmé à la Monnaie. Rihm est l’auteur de superbes pièces pour violon et
orchestre dont une intelligente et éloquente sélection qui s’étend sur toute sa
carrière fait l’objet de deux CD Naxos passionnants (8.573667 et 8.573812). Ils
ont été tous deux enregistrés du 1er au 5 mars 2016 à Ludwigshafen,
dans la salle de la Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pflaz, dirigée par
deux chefs d’orchestre (un par CD) : Christoph-Mathias Mueller, qui fut
l’adjoint de Claudio Abbado et est chef invité du Bolchoï, puis le Chinois
Darrell Ang, adoubé par Maazel et Salonen, qui a été à la tête de formations
allemandes, italiennes ou anglaises.
Que propose l’affiche de ces deux CD ? Un éventail de
près de quarante ans de création pour le violon, de 1975 à 2014. Une
caractéristique traverse ces pages dont le lyrisme abstrait et la densité
poétique sont manifestes : elles viennent souvent du silence pour finir
par y retourner, comme dans un mouvement intérieur qui serait lié à la
nécessité de forger à pas mesurés un univers qui prend corps peu à peu jusqu’à
son apogée, pour retrouver apaisement et sérénité. C’est particulièrement le
cas dès le poignant hommage rendu à Paul Celan, intitulé Lichtzwang, qui date de 1975-1976. Le tout jeune compositeur qu’est
alors Rihm est imprégné de cet écrivain et traducteur roumain de langue
allemande d’origine juive, considéré comme l’un des plus grands poètes
d’outre-Rhin de l’après-guerre. Né en 1920, Celan, dont les parents sont morts
dans les camps, a été lui-même contraint au travail forcé, ce qui l’a
profondément perturbé. Naturalisé français, cet ami de René Char, auteur d’une
poésie savante et souvent hermétique, est interné à plusieurs reprises. Il se
suicide en 1970 en se jetant dans la Seine ; son corps ne sera retrouvé
qu’une dizaine de jours plus tard. Son recueil Lichtzwang, « Contrainte de lumière », qui date de 1967, a été publié post
mortem. Nous n’avons pas accès au texte, hélas, dans ce CD Naxos, mais les
dix-huit minutes de la prestation sont d’une beauté absolue et ensorcelante. La
musique en demeure classique, avec des poussées postromantiques poignantes et
interpellantes. Le violon chante, éperdument, ce qui ressemble à une souffrance
et en même temps à une illumination, portée aussi par l’ajout d’un orgue
électronique.
C’est par cet accès indispensable à son univers que l’on
prend conscience que Wolfgang Rihm traduit les sentiments intérieurs à travers
une palette de couleurs éblouissante. On en a la confirmation dans la partition
la plus proche de nous, Gedicht des
Malers (« Poème du peintre ») de 2014, un rêve pictural imaginaire :
Max Beckmann portraiturant Eugène Ysaÿe, comme il l’avait fait dans la réalité
pour Max Reger. On sent à quel point les deux arts sont intimement liés chez
Rihm. L’image accompagne les notes, celles-ci venant, comme par la grâce d’un
coup de pinceau halluciné, apporter des touches multiples et variées à une
œuvre qui respire. Une œuvre visionnaire, en tout cas. C’est Gautier Capuçon, à
laquelle elle est dédiée, qui a assuré la première mondiale en 2015, avec le
Symphonique de Vienne dirigé par Philippe Jordan, de ce songe musical tout en
subtilité, en finesse et en harmonies lyriques.
Il faut se laisser porter par l’art de Rihm, s’en
imprégner comme d’une poésie qui procure un plaisir presque physique. Gesungene Zeit, « Le Temps
chanté » de 1991-1992, dédié à
Anne-Sophie Mutter qui en donna la création, la Dritte Musik saccadée de 1993 qu’accompagne un accordéon, la
fresque Coll’arco de 2008 - trente
minutes de courbes ou de déploiement orchestral, traversées d’éclats sonores -
ou Lichtes Spiel de 2009, participent
de cette sensualité qui traverse un répertoire exigeant envers lui-même,
toujours fascinant si l’on accepte de faire corps avec un geste qui va plus
loin que la simple séduction et qui fait appel aussi bien à l’imaginaire qu’à
l’émotion immédiate.
Tianwa Yang s’investit complètement dans ce programme qui
réclame non seulement une technique de premier ordre mais aussi un engagement
de chaque instant, assez fort pour être rendu avec conviction. Son Guarnerius
del Gesu de 1730 apporte à ses réelles affinités avec Rihm une lumière
complice. Grâce à son jeu pur, bien servi par l’orchestre qui laisse son archet
entrer dans l’infini, elle rejoint, par un effet de transparence intemporelle,
les profondes aventures intérieures du compositeur.
Dans un autre CD qui vient de paraître, toujours chez
Naxos (8.573772), Tianwa Yang montre qu’elle est aussi à l’aise dans un
monument du violon comme le Concerto de Brahms. Portée par le remarquable chef
qu’est le Polonais Antoni Wit, auquel on doit maints enregistrements de
référence (ses Penderecki, ses Szymanowski !), elle livre avec le
Deutsches Symphonie-Orchester Berlin une prestation tout en fougue, en
vaillance et en largeur de vues. Dès l’Allegro initial, on est happé par une
expressivité fervente et une déclamation ample. L’excellente prise de son
ajoute à l’intensité sobre et aérée qu’elle insuffle à l’Adagio ainsi qu’au
mouvement final qu’elle aborde toutes voiles dehors, sans chute de tension,
avec des moments vibrants qui apportent un souffle convaincant et une emphase
équilibrée. Cet enregistrement de juillet 2017, effectué dans l’église
chrétienne Jesus-Christus du quartier Dahlem berlinois, s’installe aisément
parmi les références modernes d’une discographie dont la liste regorge de
richesses. Tianwa Yang aborde ce concerto volcanique avec une indiscutable
liberté virtuose, mais aussi avec une maîtrise et une assise rythmique
convaincantes. Ce que confirme, si besoin en était, un splendide Double Concerto avec Gabriel Schwabe au
violoncelle, soliste dont nous avons loué il y a peu un disque consacré à
Schumann. L’Andante central est un moment béni de musique de chambre au cours
duquel les voix, successives ou entremêlées, se font l’écho d’une grandeur
dénuée de pathos, avec des inflexions généreuses qui respectent la fluidité
d’un lyrisme demandeur de finesse et d’humilité, et de maintien de l’unité. Une
très belle version, de bout en bout. Nous attendons avec impatience les
prochaines livraisons de ces magnifiques artistes.
Jean
Lacroix
Les liens vers les trois CD et une video d'enregistrement sont accessibles sur les liens ci-dessou:
8.573772 : http://outhere-distribution.com/wp-content/uploads/2019/04/naxos_8.573772_brahms_lowres.pdf