Ernest Chausson, « un symbolisme envoûtant et capiteux »
C’est par ces mots que Nicolas
Southon titre la notice du livret qu’il signe dans un nouveau CD Alpha (441),
enregistré en septembre 2018, qui propose la Symphonie et le Poème de
l’amour et de la mer d’Ernest Chausson. Il s’agit de deux œuvres
essentielles de ce compositeur disparu à l’âge de 44 ans, le 10 juin 1899,
suite à un accident de bicyclette au cours d’une promenade avec sa fille aînée,
alors qu’il séjournait pour les vacances avec sa famille à Limay, près de
Mantes, dans une maison que Corot avait occupée par le passé.
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La Symphonie op. 20 est une partition composée entre septembre 1889 et
décembre 1890, et créée en avril 1891. C’est l’une des plus belles de toute la
musique française, alliant un lyrisme généreux et une architecture puissante,
qui n’est pas sans évoquer la symphonie de Franck, créée deux ans auparavant.
Comme le rappelle Jean Gallois dans l’ouvrage qu’il a consacré à Chausson en 1967
(1), certains y ont vu un message littéraire qui consistait à faire de la
partition « une sorte de peinture de la destinée humaine ». Gallois
ne suit pas cette analyse : « Le
combat, par ailleurs très franckiste, de la Lumière et des Ténèbres, nous paraît
beaucoup plus proche de l’esprit du musicien. Cette teinte de douce gravité où
baigne la majeure partie de l’œuvre ; le choral qui en illumine la
dernière partie, ne correspondraient-ils pas mieux à la sérénité de l’homme
ayant enfin trouvé sa voie à travers la religion ? A l’épanouissement d’un
être qui, dépassant les contingences humaines, a pu entrevoir la vérité au-delà
de toute perception sensible et contemple avec ravissement le calme prophétique
où se dilue son âme ? » On attribue souvent à la symphonie de
Chausson les termes de « musique pure », ce qui n’exclut pas la
position de Jean Gallois, ni celle de Nicolas Southon qui rappelle le propos
que nous venons d’évoquer, mais ajoute aussi avec évidence dans sa notice la
notion d’ « un idéal qui renvoie au symbolisme, courant poétique qui
irrigue alors l’univers musical […] ».
Quoi qu’il en soit, cette symphonie en trois mouvements est une partition
des plus séduisantes ; de vastes proportions, elle est chaleureuse et
généreuse, l’harmonie en est très riche et elle s’écoute avec un réel bonheur
intérieur. Le mot « envoûtant » prend ici tout son sens. La
discographie est éloquente face à ce chef-d’œuvre : Munch en a laissé une
version fiévreuse et enflammée avec le Symphonique de Boston en février 1962 ;
Monteux l’avait précédé à San Francisco en 1950 dans une gravure devenue
mythique. Mais Ansermet, Paray (un sensationnel disque Mercury de 1956, c’est
notre préférence), Plasson ou Armin Jordan l’avaient aussi superbement servie.
Le défi n’est donc pas mince pour
les interprètes d’aujourd’hui. Nous retrouvons ici l’Orchestre National de
Lille avec à sa tête Alexandre Bloch, qui a succédé au long règne de
Jean-Claude Casadesus. C’est avec une infinie délicatesse et un grand
raffinement que l’œuvre est abordée ; on devine le respect qui a entouré
l’approche de ces musiciens, qui utilisent de belles couleurs pour souligner
les moments intimes ou dramatiques. Pourtant, notre impression souffre un peu
d’un manque d’engagement, celui qui caractérisait les grands anciens cités, ou
peut-être d’une retenue pudique qui empêche de temps à autre le déploiement
complet du lyrisme.
L’intérêt majeur de ce CD réside
donc avant tout dans la poignante interprétation, par Véronique Gens, du
magnétique et sensuel Poème de l’amour et
de la mer. Cette œuvre sublime
pour soprano et orchestre, op. 19, a connu une longue gestation de près de dix
années avant d’être créé à Bruxelles, en version chant et piano, le 21 février
1893, puis à Paris, quelques semaines plus tard, dans sa dimension orchestrale.
C’est cette dernière qui est proposée, Le thème ? La nostalgie face à un
amour perdu dont seul le souvenir demeure vivace. Un poème de Maurice Bouchor
de 1875, portant le même titre, est à l’origine de cette partition musicale qui
surpasse un texte qui n’est pas de première qualité - Jean Gallois dit qu’il s’en dégage
« une atmosphère de camaïeu » -, mais dont Chausson a pu tirer des
accents passionnés et dramatiques. Il va au-delà des mots pour atteindre une
émotion qui touche l’auditeur tant par la mélodie inspirée que par la noblesse
qui transcende les vers. Le premier volet, La
Fleur des eaux, baigne dans une
ambiance lumineuse impressionniste ; elle fait penser à une marine peinte
par un pinceau délicat. Il est suivi par un beau et court interlude orchestral
avant que la troisième partie, La Mort de
l’amour, ne clôture l’ensemble dans un univers d’abord feutré qui s’élève
peu à peu pour évoquer avec douleur l’amour regretté. L’œuvre est poignante,
et, nous l’avons dit, Véronique Gens l’est aussi. Cette artiste sensible, que
la Monnaie de Bruxelles accueille régulièrement pour le plus grand bonheur des
mélomanes, a cette capacité d’aller au fond des sentiments pour en tirer
l’essence même. Elle s’investit dans cette plainte avec naturel, mais aussi
avec délicatesse, bien servie cette fois par l’orchestre qu’Alexandre Bloch
mène avec souplesse pour soutenir la parole et la musique au cœur de ce drame
du désenchantement. Cette version atteint ainsi une sorte de fascination, sinon
d’envoûtement. Pour Véronique Gens, le pari est réussi. Car la concurrence
discographique est redoutable. Ceux qui ont encore dans l’oreille les accents
déchirants de la cantatrice grecque Irma Kolassi avec Louis de Froment à la
tête du London Philharmonic en 1955, enregistrement mythique s’il en est,
savent ce que nous voulons dire. Le présent CD est à acquérir avant tout pour
cette prestation de Véronique Gens qui nous étreint le cœur en évoquant l’inexprimable horreur des amours trépassées
(vers de Bouchor) et qui arrive à placer le temps en état de léthargie.
Jean Lacroix
1. Jean Gallois : Ernest Chausson, Paris, Seghers,
« Musiciens de tous les temps » n° 31, 1967, p. 141. Jean Gallois, a
aussi publié à Paris, chez Fayard, en 1994, une plus vaste biographie de
Chausson. Un vrai bonheur de lecture ! C’est le moment de la
(re)découvrir !