jeudi 25 avril 2019

Ernest Chausson, « un symbolisme envoûtant et capiteux »

Ernest Chausson, « un symbolisme envoûtant et capiteux »
C’est par ces mots que Nicolas Southon titre la notice du livret qu’il signe dans un nouveau CD Alpha (441), enregistré en septembre 2018, qui propose la Symphonie et le Poème de l’amour et de la mer d’Ernest Chausson. Il s’agit de deux œuvres essentielles de ce compositeur disparu à l’âge de 44 ans, le 10 juin 1899, suite à un accident de bicyclette au cours d’une promenade avec sa fille aînée, alors qu’il séjournait pour les vacances avec sa famille à Limay, près de Mantes, dans une maison que Corot avait occupée par le passé.
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La Symphonie op. 20 est une partition composée entre septembre 1889 et décembre 1890, et créée en avril 1891. C’est l’une des plus belles de toute la musique française, alliant un lyrisme généreux et une architecture puissante, qui n’est pas sans évoquer la symphonie de Franck, créée deux ans auparavant. Comme le rappelle Jean Gallois dans l’ouvrage qu’il a consacré à Chausson en 1967 (1), certains y ont vu un message littéraire qui consistait à faire de la partition « une sorte de peinture de la destinée humaine ». Gallois ne suit pas cette analyse : « Le combat, par ailleurs très franckiste, de la Lumière et des Ténèbres, nous paraît beaucoup plus proche de l’esprit du musicien. Cette teinte de douce gravité où baigne la majeure partie de l’œuvre ; le choral qui en illumine la dernière partie, ne correspondraient-ils pas mieux à la sérénité de l’homme ayant enfin trouvé sa voie à travers la religion ? A l’épanouissement d’un être qui, dépassant les contingences humaines, a pu entrevoir la vérité au-delà de toute perception sensible et contemple avec ravissement le calme prophétique où se dilue son âme ? » On attribue souvent à la symphonie de Chausson les termes de « musique pure », ce qui n’exclut pas la position de Jean Gallois, ni celle de Nicolas Southon qui rappelle le propos que nous venons d’évoquer, mais ajoute aussi avec évidence dans sa notice la notion d’ « un idéal qui renvoie au symbolisme, courant poétique qui irrigue alors l’univers musical […] ». Quoi qu’il en soit, cette symphonie en trois mouvements est une partition des plus séduisantes ; de vastes proportions, elle est chaleureuse et généreuse, l’harmonie en est très riche et elle s’écoute avec un réel bonheur intérieur. Le mot « envoûtant » prend ici tout son sens. La discographie est éloquente face à ce chef-d’œuvre : Munch en a laissé une version fiévreuse et enflammée avec le Symphonique de Boston en février 1962 ; Monteux l’avait précédé à San Francisco en 1950 dans une gravure devenue mythique. Mais Ansermet, Paray (un sensationnel disque Mercury de 1956, c’est notre préférence), Plasson ou Armin Jordan l’avaient aussi superbement servie.
Le défi n’est donc pas mince pour les interprètes d’aujourd’hui. Nous retrouvons ici l’Orchestre National de Lille avec à sa tête Alexandre Bloch, qui a succédé au long règne de Jean-Claude Casadesus. C’est avec une infinie délicatesse et un grand raffinement que l’œuvre est abordée ; on devine le respect qui a entouré l’approche de ces musiciens, qui utilisent de belles couleurs pour souligner les moments intimes ou dramatiques. Pourtant, notre impression souffre un peu d’un manque d’engagement, celui qui caractérisait les grands anciens cités, ou peut-être d’une retenue pudique qui empêche de temps à autre le déploiement complet du lyrisme.
L’intérêt majeur de ce CD réside donc avant tout dans la poignante interprétation, par Véronique Gens, du magnétique et sensuel Poème de l’amour et de la mer. Cette œuvre sublime pour soprano et orchestre, op. 19, a connu une longue gestation de près de dix années avant d’être créé à Bruxelles, en version chant et piano, le 21 février 1893, puis à Paris, quelques semaines plus tard, dans sa dimension orchestrale. C’est cette dernière qui est proposée, Le thème ? La nostalgie face à un amour perdu dont seul le souvenir demeure vivace. Un poème de Maurice Bouchor de 1875, portant le même titre, est à l’origine de cette partition musicale qui surpasse un texte qui n’est pas de première qualité  - Jean Gallois dit qu’il s’en dégage « une atmosphère de camaïeu » -, mais dont Chausson a pu tirer des accents passionnés et dramatiques. Il va au-delà des mots pour atteindre une émotion qui touche l’auditeur tant par la mélodie inspirée que par la noblesse qui transcende les vers. Le premier volet, La Fleur des eaux, baigne dans une ambiance lumineuse impressionniste ; elle fait penser à une marine peinte par un pinceau délicat. Il est suivi par un beau et court interlude orchestral avant que la troisième partie, La Mort de l’amour, ne clôture l’ensemble dans un univers d’abord feutré qui s’élève peu à peu pour évoquer avec douleur l’amour regretté. L’œuvre est poignante, et, nous l’avons dit, Véronique Gens l’est aussi. Cette artiste sensible, que la Monnaie de Bruxelles accueille régulièrement pour le plus grand bonheur des mélomanes, a cette capacité d’aller au fond des sentiments pour en tirer l’essence même. Elle s’investit dans cette plainte avec naturel, mais aussi avec délicatesse, bien servie cette fois par l’orchestre qu’Alexandre Bloch mène avec souplesse pour soutenir la parole et la musique au cœur de ce drame du désenchantement. Cette version atteint ainsi une sorte de fascination, sinon d’envoûtement. Pour Véronique Gens, le pari est réussi. Car la concurrence discographique est redoutable. Ceux qui ont encore dans l’oreille les accents déchirants de la cantatrice grecque Irma Kolassi avec Louis de Froment à la tête du London Philharmonic en 1955, enregistrement mythique s’il en est, savent ce que nous voulons dire. Le présent CD est à acquérir avant tout pour cette prestation de Véronique Gens qui nous étreint le cœur en évoquant l’inexprimable horreur des amours trépassées (vers de Bouchor) et qui arrive à placer le temps en état de léthargie.

Jean Lacroix


1. Jean Gallois : Ernest Chausson, Paris, Seghers, « Musiciens de tous les temps » n° 31, 1967, p. 141. Jean Gallois, a aussi publié à Paris, chez Fayard, en 1994, une plus vaste biographie de Chausson. Un vrai bonheur de lecture ! C’est le moment de la (re)découvrir !