Ce titre spectaculaire est celui
d’un article de l’édition de Paris-Match
du 14 au 21 août 2019, complété par un sous-titre panégyrique : « A 22 ans, il vient de remporter la médaille
d’or du Concours Tchaïkowski, les jeux olympiques de la musique classique. »
Au-delà de cet éloge journalistique signé Virginie Le Guay, la vérité est
là : ce jeune prodige, auquel nous avons fait écho ici-même, il y a un peu
plus de trois mois lors de la parution d’un CD (BIS-2300) qui proposait les
concertos pour piano et orchestre 3, 4 et 5 de Saint-Saëns, prend une dimension
internationale qui nous permet d’affirmer que, dans l’avenir, il nous réserve
de beaux moments musicaux. Dans la recension que nous avions faite alors de ce
disque (recension intitulée Aimez-vous
Saint-Saëns ?), nous relevons une phrase qui recoupe l’article du
magazine de grande diffusion : « Passons
sur ses exceptionnelles capacités techniques qui ne sont déjà plus à démontrer […] un critique dithyrambique a même qualifié
cet artiste de « tsar » du piano ! pour nous pencher sur son
approche stylistique. Et là, c’est le choc ! le « tsar » est un
poète, tout simplement, ce qui est de loin plus révélateur. » Si vous n’avez pas encore acquis ce CD
Saint-Saëns, n’hésitez pas ! C’est fascinant.
Vers le CD |
C’est le 4 juillet qu’Alexandre
Kantorow s’est vu attribuer la prestigieuse récompense, décernée tous les
quatre ans, qui a couronné par le passé Van Cliburn, Ashkenazy, Sokolov,
Gavrilov, Berezovsky, Matsuev ou Trifonov. Il a été désigné Premier Prix et
Médaille d’or après avoir interprété les concertos n° 2 de Tchaïkowski et de
Brahms. Ce virtuose, fils unique de la violoniste d’origine anglaise Kathryn
Dean et du chef d’orchestre-violoniste d’origine russe Jean-Jacques Kantorow
(qui le dirigeait dans les concertos de Saint-Saëns), a de plus tout pour
plaire au public. Dans l’article de Paris-Match,
il est présenté comme « doux,
souriant, attentif, courtois. Joli garçon, qui plus est, au look faussement
négligé avec son pantalon bouffant style zouave, ses bottines à lacets, ses
cheveux à peine coiffés, son regard translucide et ses yeux pâles. »
Le gendre idéal ?
Le moment est opportun pour
rappeler qu’Alexandre Kantorow avait signé précédemment deux CD que tout
amateur de piano s’empressera de thésauriser. Le premier date de 2015 -
l’enregistrement est de novembre de l’année précédente, il n’avait pas encore
18 ans - et est consacré à Liszt : les deux concertos, couplés avec la Malédiction (BIS-2100).
Sur un Steinway
rutilant, le pianiste se jouait avec facilité des embûches des partitions. Dans
le premier concerto, on notait une volontariste maîtrise de la sonorité, des
fulgurances dans la puissance mais aussi des moments poétiques et une tendresse
communicative dans le Quasi adagio.
Dans le second, il répondait avec une fine transparence à l’option chambriste
que son père, Jean-Jacques Kantorow, très complice, imprimait à la Tapiola
Sinfonietta, l’orchestre finlandais de la ville d’Espoo, fondé en 1987. Il
démontrait surtout, comme plus tard, dans les concertos de Saint-Saëns, qu’il a
le sens de la narration, celui des contrastes et de la couleur jaillissante,
alliant le rayonnement à la limpidité. Le complément Malédiction est une partition de jeunesse de Liszt de 1833, quand
le compositeur, âgé de 22 ans, fréquentait les salons parisiens et faisait déjà
preuve de ses talents d’innovateur à travers une écriture transcendante sur le
plan de la virtuosité. Le jeune Kantorow paraît ici un peu moins en phase, on
note une légère baisse d’intensité à la fin de cette œuvre d’un peu plus de
quinze minutes, mais c’est si bref que l’on adhère à ce qui, pour un premier
disque, est déjà une référence moderne.
Vers le CD |
Vint ensuite un récital, A la russe, en avril 2016 (à un mois de
ses 19 ans) qui valut à Kantorow un « Choc » de la revue musicale
française Classica. Le CD est sorti
en 2017, pour le même label (BIS-2150). Il n’hésite pas à affronter une des
sonates parmi les plus complexes, la Première de Rachmaninov, écrite en 1907,
au moment où le compositeur effectue un séjour de trois ans à Dresde ;
elle est contemporaine de la gigantesque Symphonie
n° 2, demande de l’interprète un réel investissement en termes de dynamique
et d’énergie, mais aussi en capacité de déploiement des thèmes variés et des
atmosphères successives. Cette énorme partition de près de quarante minutes est
construite en trois mouvements qui consistent, selon une lettre de Rachmaninov
à un ami, datée du 8 mai 1907, « en
trois types humains contrastés, pris dans une œuvre de la littérature mondiale ».
En l’occurrence, le Faust de Goethe,
les trois figures étant celles du héros, de Marguerite et de Méphisto. L’œuvre
est vaste, trop vaste à tel point que peu de virtuoses s’y attaquent. Dans la
biographie qu’il consacre à Rachmaninov, N. Bajanov (Moscou, Editions du
Progrès, 1974), p. 259), précise : « Il se torturait pour la réduire. Les difficultés techniques lui
paraissaient elles aussi insurmontables, parfois. Mais simplifier cette œuvre
équivalait à la détruire ! Cela concernait avant tout la troisième partie
de la sonate intitulée Méphistophélès.
Ce n’était pas le terrible pilier d’un cabaret de Nuremberg, celui qui venait
semer le trouble chez des habitants si respectables ! Le reflet pourpre
d’un feu déchaîné n’était que l’expression extérieure du véritable personnage,
qui beaucoup plus complexe, demeurait caché. Peut-être était-il le double du
Démon de Chaliapine qui avait tant frappé le compositeur et revivait-il dans les
pages de sa sonate ? Sa tristesse, la tristesse de Satan, passionnée, sans
issue, brûlait de la douleur d’un désir inassouvi. » Rachmaninov
rejoint ici Liszt (qui a écrit une torrentielle Faust-Symphonie), mais sans doute aussi le Berlioz de la Damnation de Faust dans une sorte de
tension extrême. Sa mise en place réclame une forte expression musicale, un
maintien de l’action dramatique tout au long de la partition, tout en assurant
au Lento central, dévolu au
personnage de Marguerite, la tendresse et l’intimité qui dessinent un
personnage de femme non seulement sublime, mais sublimé. Kantorow va très loin
dans l’éloquence et la personnification, même dans la prolixité de l’Allegro molto, sorte de chevauchée
fantastique débridée que Liszt n’aurait pas désavouée. Kantorow maîtrise le
lyrisme, le tourment, les structures et les rythmes avec une aisance
confondante. Il rejoint les interprètes de référence : Ogdon, Kun
Woo-Paik, Weissenberg, Ashkenazy ou Luganski. Le reste du programme est
passionnant : le Scherzo à la russe et
deux extraits des 18 Morceaux de
Tchaïkowski sont dosés avec subtilité. Suivent trois extraits de L’Oiseau de feu de Stravinsky dans la
transcription de Guido Agosti : Kantorow y dessine des couleurs éclatantes
et n’oublie pas qu’il s’agit d’un ballet. En conclusion de ce CD qui est aussi
bluffant qu’une carte de visite ouvragée, l’Islamey
de Balakirev fait miroiter ses images orientalisantes dans un climat aussi
poétique qu’enchanteur.
Vers le CD |
Voilà un jeune virtuose aux
capacités exceptionnelles dont on est en droit d’attendre désormais monts et
merveilles. On attend d’autres CD avec une impatience non dissimulée.
Jean Lacroix