Après huit saisons passées à la
tête de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, le directeur musical,
l’Autrichien Christian Arming, a quitté son poste en juin de cette année pour
céder la place à son successeur, le Hongrois Gergely Madaras. Arming laisse le
souvenir d’un chef qui a permis à l’excellente phalange de la Principauté
d’élargir son répertoire, notamment dans le domaine germanique. Sa
personnalité, ouverte et exigeante à la fois, a su créer une atmosphère de
travail sereine et d’un haut niveau, dont la trace se retrouve dans les
témoignages discographiques publiés pendant son mandat. Il reviendra comme chef
invité dès la saison qui commence. En guise d’au revoir, il laisse un dernier
CD, qui paraît sous le label Fuga Libera (FUG 752), un CD qui est un feu
d’artifice pour Jean-Luc Votano, éblouissant clarinette solo de l’OPRL. Né en
1982 à Charleroi, Votano fait partie de la formation liégeoise depuis l’âge de
vingt ans. Il est aussi professeur à l’IMEP de Namur. Ce virtuose, qui a
remporté plusieurs concours internationaux, a inscrit à son répertoire de
nombreux concertos pour son instrument ; il pratique la musique de chambre
avec des personnalités comme Martha Argerich, Nicolas Angelich, Sophie
Karthäuser ou Jodie Devos et avec des quatuors à cordes. Il compte à son actif
plusieurs disques au programme desquels figurent des classiques ou des
compositeurs de notre temps. Il a créé plusieurs œuvres écrites à son
intention.
Ce CD fait la part belle à la
musique du XXe siècle (Hartmann et Lindberg), mais aussi à une partition
récente de Johan Farjot, dont la genèse s’est étalée sur quatre années, de 2014
à 2018 ; Fantasme - Cercles de Mana
est écrit pour clarinette, alto, violoncelle et orchestre. Né en 1975, Farjot,
pianiste, compositeur et professeur français, a suivi au Conservatoire de Paris
les cours de Michaël Levinas, Thierry Escaich, Claire Levacher ou Zsolt Nagy.
Au Conservatoire de Lyon, il a étudié la musique de chambre. Il s’est produit
comme soliste dans de multiples festivals et a été à la tête de maintes
formations : le Philharmonique de Monte-Carlo, le Capitole de Toulouse,
l’Orchestre d’Auvergne… L’œuvre présentée ici, une création mondiale au disque
avant les salles de concerts, est une commande de la société Buffet Crampon,
spécialisée dans le secteur de la fabrication des instruments de musique, et de
l’OPRL. Farjot en explique le sens dans la notice qu’il signe lui-même :
« Le mana est un concept polynésien
désignant la puissance spirituelle et magique contenue dans toute chose,
véhiculée par les esprits, et dont l’une des fonctions est de rassembler le
groupe social. Fantasme, pièce
orchestrale et concertante commencée en août 2014, veut signifier les nouvelles
aspirations qui meuvent chaque individu, mais qui s’unifient par désir
mimétique (au sens girardien du terme), dans les errances de la multitude
moderne. Ces cercles qui nous unissent dans notre individualisme sont notre
nouveau mana. » Il ajoutera plus loin : « [Cette partition] est aussi le résultat d’un fantasme, celui d’être
compositeur et de chanter ses secrets tout en les dissimulant dans le mystère
des sons. » Cette pièce à la portée réflexive et philosophique dure un
peu plus de onze minutes et est jouée d’un seul tenant. D’une grande
expressivité, elle utilise les trois instruments concertants de façon
prismique, l’interface entre eux se situant à la fois dans les rapports avec
l’orchestre auquel ils s’affrontent tour à tour, mais aussi dans leurs
interférences. Conçue comme un hommage à Debussy, la partition correspond bien
à ce qu’en dit son créateur, dans un élan plein de tensions et de couleurs
éloquentes. Les trois solistes (Votano a pour partenaires l’altiste Arnaud
Thorette et le violoncelliste Antoine Pierlot) et l’orchestre en soulignent à
merveille la riche complexité.
Ce CD Fuga Libera s’ouvre par le Concerto pour clarinette de Magnus
Lindberg, né à Helsinki en 1958, un compositeur parmi les plus originaux de
notre époque, qui a étudié avec Rautavaara et Heininen dans son pays natal
avant d’aller se perfectionner à Sienne auprès de Donatoni et à Darmstadt avec
Ferneyhough. Il s’agit d’une commande conjointe de la Radio finlandaise, de l’Orchestre
Philharmonique Royal de Stockholm, de la Fondation de la salle philharmonique
de la même ville et de Radio France. Elle date de 2001-2002 et a été créée par
le Finlandais Karl Kriiku. Jean-Luc Votano en a assuré la première japonaise en
2009. Conçue pour un orchestre dans lequel évolue une très importante
percussion, elle se caractérise par un lyrisme intense qui évoque d’abord les
majestueux espaces finnois, avant de se lancer dans des parties virtuoses très
techniques et très exigeantes pour l’interprète. Jean-Luc Votano, dont on
admire autant la maîtrise que la subtilité, a écrit lui-même une cadence en
regroupant des thèmes de la partition et des citations. Comme le souligne la
notice, le style proche du jazz et de la musique de film de la dernière partie
aboutit à « une longue note tenue
dans l’aigu, suivie de deux descentes du soliste sur un accord pianissimo de
l’orchestre ». Ce concerto est désormais un classique de l’instrument.
Soutenu par un orchestre engagé, Votano s’inscrit comme référence dans la
discographie.
Le Kammerkonzert pour clarinette, quatuor à cordes et orchestre à cordes
de Karl-Amadeus Hartmann complète le programme. Né et mort à Munich
(1905-1963), encouragé par le découvreur qu’était Hermann Scherchen, Hartmann a
fait partie de ces compositeurs qui furent hostiles à la politique nazie. Il
vécut caché pendant plus de dix ans pendant cette période tragique et se
consacra dans l’ombre à l’écriture. Il fit la connaissance d’Anton Webern, ce
qui le conduira après la guerre vers le dodécaphonisme. La partition, dédiée à
Zoltan Kodály, a été composée entre 1930 et 1935. Ici aussi, la clarinette est
sollicitée au plus haut degré, tant dans des registres rapides que dans des
épisodes que l’on pourrait qualifier d’étirés au sens noble du terme ou dans
des allusions de danses populaires ou des variations emportées. L’interaction
avec le quatuor apporte sa part d’originalité à cette partition découpée en
huit mouvements. La comparaison de la clarinette avec le chant d’un oiseau, que
suggère la notice d’Eric Mairlot, est tout à fait justifiée. Votano s’y livre
avec une chaude séduction, avant que cette page rhapsodique de toute beauté
s’achève par un jaillissement qui se conclut dans une atmosphère de sérénité.
Tout au long de ce CD bienvenu
quant à son programme qui sort des sentiers battus, Christian Arming et l’OPRL
font une fois encore la preuve de leurs qualités intrinsèques communes en
termes d’équilibre et d’investissement. C’est en tout cas un hommage magistral
rendu à une collaboration féconde de plusieurs années.
La direction musicale de l’OPRL a
donc été confiée au Hongrois Gergely Madaras, né à Budapest en 1984, où il a
étudié la flûte à l’Académie Liszt. La direction d’orchestre, il l’apprend à
l’Université de Musique et d’Arts du Spectacle de Vienne. Il a été à la tête de
dizaines de formations dans plusieurs pays, y compris dans le domaine lyrique.
Il s’est fait remarquer au 52e Festival International des Jeunes
Chefs de Besançon, où il avait obtenu le Prix Arte Live Web, mais aussi par le
fait qu’il a été l’assistant de Pierre Boulez à l’occasion de trois éditions du
Festival de Lucerne. Il a collaboré avec Peter Eötvös et George Benjamin et a
suivi des masterclasses avec Davis, Janssons, Zinman, Rattle ou Boulez. Attiré
par la musique de notre temps, il a donné en première mondiale une cinquantaine
d’œuvres. En 2013, il était nommé à la direction de l’Orchestre Dijon
Bourgogne ; l’année suivante, il était chef principal du Savaria Symphony
Orchestra, dans sa Hongrie natale. Fort d’une expérience déjà bien concrète et
variée, Madaras se révèle comme l’une des personnalités les plus attachantes de
la nouvelle génération de chefs d’orchestre.
Le passage de flambeau entre
Arming et Madaras se fait avec brio par l’enregistrement d’un CD Cyprès
(CYP4656) intitulé « Fin de nuit » consacré à Philippe
Boesmans ; il s’agit de trois commandes de la phalange liégeoise au
compositeur. La première date de 1979, c’est le Concerto pour violon et orchestre, créé l’année suivante dans le
cadre du millénaire de la Ville de Liège par le dédicataire, Richard Piéta,
alors concertmeister de l’OPRL dirigé par Pierre Bartholomée. Il parut sous
étiquette Ricercar en 1982 et fut récompensé par le Prix Charles Cros ;
cette version a été rééditée par Cyprès (CYP7604). La partition, profondément
lyrique et virtuose, est publiée aujourd’hui dans une nouvelle version de son
auteur. Dans le livret, est citée une remarque de Boesmans lors de
l’enregistrement effectué en mars 2019 : « Ces notes, il y a tellement de notes, comment ai-je pu en écrire
autant ? Il faut comprendre : c’était l’époque qui voulait ça. »
Oui, mais ces notes, elles nous envoûtent, qu’il s’agisse des passages au cours
desquels le soliste semble s’abandonner à une rêverie nostalgique, dans un univers
mystérieux et ludique à la fois, ou de ceux que traversent des éclairs de
traits ou des véhémences colorées qui exigent de l’interprète un vrai sens du
dialogue. Il faut savoir que l’orchestre bénéficie d’une disposition
particulière : deux petits ensembles d’instruments dialoguent avec le
violoniste et la grande formation à partir des coulisses, ajoutant à
l’atmosphère générale un impact intime qui interpelle. Boesmans a conçu cette
partition attachante comme un hommage à la fastueuse Ecole liégeoise du violon,
mais dans un langage moderne qui, s’il évoque en filigrane le XIXe siècle, est
construit dans un espace sonore où la dissonance épouse avec finesse le
discours musical. C’est encore un concertmeister de l’OPRL, Georges Tudorache,
également premier concertmeister invité de l’Orchestre symphonique de Londres,
qui se lance dans cette aventure captivante avec une maîtrise consommée et un
sens très précis des nuances.
Le programme est complété par Fin de nuit, récente commande de l’OPRL
à Boesmans, créée à Liège le 28 février dernier. Cette œuvre pour piano et
orchestre est interprétée par son dédicataire, le Français David Kadouch, né à
Nice en 1985, dont on trouve sous d’autres étiquettes des disques consacrés
notamment à Beethoven, Chostakovitch, Moussorgsky, Franck… Il s’agit d’un
diptyque né pendant les répétitions de Pinocchio,
vu il n’y a pas si longtemps à la Monnaie. Le premier mouvement, « Dernier
rêve » ne dure que sept minutes et est destiné exclusivement à
l’orchestre. Dans la notice, Camille De Rijck précise qu’il « incarne les derniers soubresauts d’un bon
sommeil […] Pour le pianiste, l’enjeu sera d’attendre un peu - sur scène ou
dans les coulisses - que le protagoniste se réveille, que la lumière se fasse.
[…] » Cette introduction sans piano entraîne l’auditeur dans une sorte
de torpeur magique qui l’installe dans un monde indéfini, proche du rêve
incertain dont on se souvient au réveil, avec la sensation d’avoir effectué un
passage à travers son propre inconscient. C’est fascinant, car on évolue entre
réminiscences imprécises et approches de la réalité, celle qui va aboutir au
second mouvement, « Envois », au cours duquel une juvénilité
s’installe, enrichie par des lignes virtuoses dessinées par Kadouch avec cette
spontanéité « mendelssohnienne » que Boesmans avoue lui avoir trouvée
lors de leur rencontre. On a la sensation que le monde s’ouvre et s’anime sous
le coup d’une énergie retrouvée. Dans la notice, des allusions aux lectures de
Mishima (« Les Amours interdites ») par le compositeur éclairent
quelque peu le propos, mais la musique est si séduisante qu’on se laisse
emporter par une inspiration dynamique et vivifiante tout autant que par les
suggestions littéraires. Dans un texte qui figure aussi dans le livret, Cécile
Auzolle estime que « Comme un opéra,
Fin de nuit ourdit une
dramaturgie des ébats du dormeur avec sa psyché. » Nous partageons
cette conclusion pour une splendide partition qui procure un vrai plaisir
esthétique et incite aux frémissements intérieurs.
On n’oubliera pas non plus le Capriccio pour deux pianos et orchestre de
2010, créé au Festival Ars Musica de 2011 par les sœurs Labèque, sous la
direction de Jean Deroyer. David Kadouch et Julien Libeer, dont de récentes
sonates de Beethoven avec Lorenzo Gatto ont été saluées par la critique, sont
aux claviers de cette partition placée sur le CD entre le Concerto pour violon et Fin
de nuit, comme pour souligner la diversité créatrice de Boesmans. Nous
emprunterons encore au livret un extrait d’un article enthousiaste de Gérard
Condé paru dans Le Monde du 21 mars
2011 : « des fils
insaisissables […], une rapsodie moirée, avec le souvenir de Gershwin en
filigrane. » Complices, les interprètes se lancent avec bravoure dans
une aventure à l’imagination instrumentale riche et variée, en y imprimant la
plénitude de leur virtuosité, mais aussi leur attrait pour les nuances
poétiques. Ce CD Boesmans a été enregistré du 4 au 9 mars 2019 ; la prise
de son, le montage et le mixage en ont été confiés à Aline Blondiau, dont on saluera
une fois de plus le travail de haute qualité.
Dans la foulée des changements et
à l’aube de la saison 2019-2020, l’institution liégeoise vient de lancer un
nouvel « OPRL Mag ». Le premier trimestriel, qui couvre la période de
septembre à novembre, est un grand format de huit pages en couleurs ; il
contient un éditorial, un agenda, des interviews et des annonces de parutions,
dans le cas présent celles des CD que nous venons d’évoquer. L’éditorial est
signé par le nouveau directeur musical Gergely Madaras, qui fait part de son
émotion au moment où il prend en main la phalange principautaire. Une interview
du chef montre l’attention qu’il compte apporter à la connaissance du
répertoire par le public à travers la série découverte « Music
Factory » qu’il animera lui-même. La première de la liste sera consacrée
dès octobre aux œuvres révolutionnaires et au pouvoir de la musique ; elle
sera suivie en novembre par le thème de la musique folklorique. Gergely Madaras
explique : « Je crois fermement
que le temps des vieux maestros qui montaient silencieusement sur la scène,
s’inclinaient devant le public, puis lui tournaient le dos jusqu’à la dernière
note, est révolu ! Nous avons le devoir de guider le public et d’établir
avec lui un contact personnel et verbal. Nous pouvons peut-être aussi attirer
son attention sur certaines informations privilégiées qui amélioreront son
expérience auditive, qu’il soit un auditeur régulier ou qu’il écoute pour la
première fois un orchestre en live. » Profession de foi que nous
partageons au plus haut degré !
Dans ce magazine, on trouve aussi un
entretien avec l’accordéoniste Richard Galliano qui donnera un concert à l’OPRL
le 27 octobre avec l’organiste et compositeur Thierry Escaich, un habitué des
lieux, dans un programme inspiré de leur disque commun « Aria » paru
sous le label Jade. On notera encore une rencontre avec Virginie Petit, une
violoniste de l’OPRL, qui évoque un programme du 29 octobre prochain dédié à
Offenbach. Cet « OPRL Mag » est une belle initiative. On peut le recevoir
par courrier sur demande auprès de la billetterie de l’OPRL (billetterie@oprl.be ou 04 220 00 00).
Jean Lacroix