vendredi 25 octobre 2019

Directeurs musicaux à l’OPRL : Arming et Madaras, l’ancien et le nouveau


Après huit saisons passées à la tête de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, le directeur musical, l’Autrichien Christian Arming, a quitté son poste en juin de cette année pour céder la place à son successeur, le Hongrois Gergely Madaras. Arming laisse le souvenir d’un chef qui a permis à l’excellente phalange de la Principauté d’élargir son répertoire, notamment dans le domaine germanique. Sa personnalité, ouverte et exigeante à la fois, a su créer une atmosphère de travail sereine et d’un haut niveau, dont la trace se retrouve dans les témoignages discographiques publiés pendant son mandat. Il reviendra comme chef invité dès la saison qui commence. En guise d’au revoir, il laisse un dernier CD, qui paraît sous le label Fuga Libera (FUG 752), un CD qui est un feu d’artifice pour Jean-Luc Votano, éblouissant clarinette solo de l’OPRL. Né en 1982 à Charleroi, Votano fait partie de la formation liégeoise depuis l’âge de vingt ans. Il est aussi professeur à l’IMEP de Namur. Ce virtuose, qui a remporté plusieurs concours internationaux, a inscrit à son répertoire de nombreux concertos pour son instrument ; il pratique la musique de chambre avec des personnalités comme Martha Argerich, Nicolas Angelich, Sophie Karthäuser ou Jodie Devos et avec des quatuors à cordes. Il compte à son actif plusieurs disques au programme desquels figurent des classiques ou des compositeurs de notre temps. Il a créé plusieurs œuvres écrites à son intention.
Ce CD fait la part belle à la musique du XXe siècle (Hartmann et Lindberg), mais aussi à une partition récente de Johan Farjot, dont la genèse s’est étalée sur quatre années, de 2014 à 2018 ; Fantasme - Cercles de Mana est écrit pour clarinette, alto, violoncelle et orchestre. Né en 1975, Farjot, pianiste, compositeur et professeur français, a suivi au Conservatoire de Paris les cours de Michaël Levinas, Thierry Escaich, Claire Levacher ou Zsolt Nagy. Au Conservatoire de Lyon, il a étudié la musique de chambre. Il s’est produit comme soliste dans de multiples festivals et a été à la tête de maintes formations : le Philharmonique de Monte-Carlo, le Capitole de Toulouse, l’Orchestre d’Auvergne… L’œuvre présentée ici, une création mondiale au disque avant les salles de concerts, est une commande de la société Buffet Crampon, spécialisée dans le secteur de la fabrication des instruments de musique, et de l’OPRL. Farjot en explique le sens dans la notice qu’il signe lui-même : « Le mana est un concept polynésien désignant la puissance spirituelle et magique contenue dans toute chose, véhiculée par les esprits, et dont l’une des fonctions est de rassembler le groupe social. Fantasme, pièce orchestrale et concertante commencée en août 2014, veut signifier les nouvelles aspirations qui meuvent chaque individu, mais qui s’unifient par désir mimétique (au sens girardien du terme), dans les errances de la multitude moderne. Ces cercles qui nous unissent dans notre individualisme sont notre nouveau mana. » Il ajoutera plus loin : « [Cette partition] est aussi le résultat d’un fantasme, celui d’être compositeur et de chanter ses secrets tout en les dissimulant dans le mystère des sons. » Cette pièce à la portée réflexive et philosophique dure un peu plus de onze minutes et est jouée d’un seul tenant. D’une grande expressivité, elle utilise les trois instruments concertants de façon prismique, l’interface entre eux se situant à la fois dans les rapports avec l’orchestre auquel ils s’affrontent tour à tour, mais aussi dans leurs interférences. Conçue comme un hommage à Debussy, la partition correspond bien à ce qu’en dit son créateur, dans un élan plein de tensions et de couleurs éloquentes. Les trois solistes (Votano a pour partenaires l’altiste Arnaud Thorette et le violoncelliste Antoine Pierlot) et l’orchestre en soulignent à merveille la riche complexité.
Ce CD Fuga Libera s’ouvre par le Concerto pour clarinette de Magnus Lindberg, né à Helsinki en 1958, un compositeur parmi les plus originaux de notre époque, qui a étudié avec Rautavaara et Heininen dans son pays natal avant d’aller se perfectionner à Sienne auprès de Donatoni et à Darmstadt avec Ferneyhough. Il s’agit d’une commande conjointe de la Radio finlandaise, de l’Orchestre Philharmonique Royal de Stockholm, de la Fondation de la salle philharmonique de la même ville et de Radio France. Elle date de 2001-2002 et a été créée par le Finlandais Karl Kriiku. Jean-Luc Votano en a assuré la première japonaise en 2009. Conçue pour un orchestre dans lequel évolue une très importante percussion, elle se caractérise par un lyrisme intense qui évoque d’abord les majestueux espaces finnois, avant de se lancer dans des parties virtuoses très techniques et très exigeantes pour l’interprète. Jean-Luc Votano, dont on admire autant la maîtrise que la subtilité, a écrit lui-même une cadence en regroupant des thèmes de la partition et des citations. Comme le souligne la notice, le style proche du jazz et de la musique de film de la dernière partie aboutit à « une longue note tenue dans l’aigu, suivie de deux descentes du soliste sur un accord pianissimo de l’orchestre ». Ce concerto est désormais un classique de l’instrument. Soutenu par un orchestre engagé, Votano s’inscrit comme référence dans la discographie.

Le Kammerkonzert pour clarinette, quatuor à cordes et orchestre à cordes de Karl-Amadeus Hartmann complète le programme. Né et mort à Munich (1905-1963), encouragé par le découvreur qu’était Hermann Scherchen, Hartmann a fait partie de ces compositeurs qui furent hostiles à la politique nazie. Il vécut caché pendant plus de dix ans pendant cette période tragique et se consacra dans l’ombre à l’écriture. Il fit la connaissance d’Anton Webern, ce qui le conduira après la guerre vers le dodécaphonisme. La partition, dédiée à Zoltan Kodály, a été composée entre 1930 et 1935. Ici aussi, la clarinette est sollicitée au plus haut degré, tant dans des registres rapides que dans des épisodes que l’on pourrait qualifier d’étirés au sens noble du terme ou dans des allusions de danses populaires ou des variations emportées. L’interaction avec le quatuor apporte sa part d’originalité à cette partition découpée en huit mouvements. La comparaison de la clarinette avec le chant d’un oiseau, que suggère la notice d’Eric Mairlot, est tout à fait justifiée. Votano s’y livre avec une chaude séduction, avant que cette page rhapsodique de toute beauté s’achève par un jaillissement qui se conclut dans une atmosphère de sérénité.
Tout au long de ce CD bienvenu quant à son programme qui sort des sentiers battus, Christian Arming et l’OPRL font une fois encore la preuve de leurs qualités intrinsèques communes en termes d’équilibre et d’investissement. C’est en tout cas un hommage magistral rendu à une collaboration féconde de plusieurs années.

La direction musicale de l’OPRL a donc été confiée au Hongrois Gergely Madaras, né à Budapest en 1984, où il a étudié la flûte à l’Académie Liszt. La direction d’orchestre, il l’apprend à l’Université de Musique et d’Arts du Spectacle de Vienne. Il a été à la tête de dizaines de formations dans plusieurs pays, y compris dans le domaine lyrique. Il s’est fait remarquer au 52e Festival International des Jeunes Chefs de Besançon, où il avait obtenu le Prix Arte Live Web, mais aussi par le fait qu’il a été l’assistant de Pierre Boulez à l’occasion de trois éditions du Festival de Lucerne. Il a collaboré avec Peter Eötvös et George Benjamin et a suivi des masterclasses avec Davis, Janssons, Zinman, Rattle ou Boulez. Attiré par la musique de notre temps, il a donné en première mondiale une cinquantaine d’œuvres. En 2013, il était nommé à la direction de l’Orchestre Dijon Bourgogne ; l’année suivante, il était chef principal du Savaria Symphony Orchestra, dans sa Hongrie natale. Fort d’une expérience déjà bien concrète et variée, Madaras se révèle comme l’une des personnalités les plus attachantes de la nouvelle génération de chefs d’orchestre.
Le passage de flambeau entre Arming et Madaras se fait avec brio par l’enregistrement d’un CD Cyprès (CYP4656) intitulé « Fin de nuit » consacré à Philippe Boesmans ; il s’agit de trois commandes de la phalange liégeoise au compositeur. La première date de 1979, c’est le Concerto pour violon et orchestre, créé l’année suivante dans le cadre du millénaire de la Ville de Liège par le dédicataire, Richard Piéta, alors concertmeister de l’OPRL dirigé par Pierre Bartholomée. Il parut sous étiquette Ricercar en 1982 et fut récompensé par le Prix Charles Cros ; cette version a été rééditée par Cyprès (CYP7604). La partition, profondément lyrique et virtuose, est publiée aujourd’hui dans une nouvelle version de son auteur. Dans le livret, est citée une remarque de Boesmans lors de l’enregistrement effectué en mars 2019 : « Ces notes, il y a tellement de notes, comment ai-je pu en écrire autant ? Il faut comprendre : c’était l’époque qui voulait ça. » Oui, mais ces notes, elles nous envoûtent, qu’il s’agisse des passages au cours desquels le soliste semble s’abandonner à une rêverie nostalgique, dans un univers mystérieux et ludique à la fois, ou de ceux que traversent des éclairs de traits ou des véhémences colorées qui exigent de l’interprète un vrai sens du dialogue. Il faut savoir que l’orchestre bénéficie d’une disposition particulière : deux petits ensembles d’instruments dialoguent avec le violoniste et la grande formation à partir des coulisses, ajoutant à l’atmosphère générale un impact intime qui interpelle. Boesmans a conçu cette partition attachante comme un hommage à la fastueuse Ecole liégeoise du violon, mais dans un langage moderne qui, s’il évoque en filigrane le XIXe siècle, est construit dans un espace sonore où la dissonance épouse avec finesse le discours musical. C’est encore un concertmeister de l’OPRL, Georges Tudorache, également premier concertmeister invité de l’Orchestre symphonique de Londres, qui se lance dans cette aventure captivante avec une maîtrise consommée et un sens très précis des nuances.

Le programme est complété par Fin de nuit, récente commande de l’OPRL à Boesmans, créée à Liège le 28 février dernier. Cette œuvre pour piano et orchestre est interprétée par son dédicataire, le Français David Kadouch, né à Nice en 1985, dont on trouve sous d’autres étiquettes des disques consacrés notamment à Beethoven, Chostakovitch, Moussorgsky, Franck… Il s’agit d’un diptyque né pendant les répétitions de Pinocchio, vu il n’y a pas si longtemps à la Monnaie. Le premier mouvement, « Dernier rêve » ne dure que sept minutes et est destiné exclusivement à l’orchestre. Dans la notice, Camille De Rijck précise qu’il « incarne les derniers soubresauts d’un bon sommeil […] Pour le pianiste, l’enjeu sera d’attendre un peu - sur scène ou dans les coulisses - que le protagoniste se réveille, que la lumière se fasse. […] » Cette introduction sans piano entraîne l’auditeur dans une sorte de torpeur magique qui l’installe dans un monde indéfini, proche du rêve incertain dont on se souvient au réveil, avec la sensation d’avoir effectué un passage à travers son propre inconscient. C’est fascinant, car on évolue entre réminiscences imprécises et approches de la réalité, celle qui va aboutir au second mouvement, « Envois », au cours duquel une juvénilité s’installe, enrichie par des lignes virtuoses dessinées par Kadouch avec cette spontanéité « mendelssohnienne » que Boesmans avoue lui avoir trouvée lors de leur rencontre. On a la sensation que le monde s’ouvre et s’anime sous le coup d’une énergie retrouvée. Dans la notice, des allusions aux lectures de Mishima (« Les Amours interdites ») par le compositeur éclairent quelque peu le propos, mais la musique est si séduisante qu’on se laisse emporter par une inspiration dynamique et vivifiante tout autant que par les suggestions littéraires. Dans un texte qui figure aussi dans le livret, Cécile Auzolle estime que « Comme un opéra, Fin de nuit ourdit une dramaturgie des ébats du dormeur avec sa psyché. » Nous partageons cette conclusion pour une splendide partition qui procure un vrai plaisir esthétique et incite aux frémissements intérieurs.
On n’oubliera pas non plus le Capriccio pour deux pianos et orchestre de 2010, créé au Festival Ars Musica de 2011 par les sœurs Labèque, sous la direction de Jean Deroyer. David Kadouch et Julien Libeer, dont de récentes sonates de Beethoven avec Lorenzo Gatto ont été saluées par la critique, sont aux claviers de cette partition placée sur le CD entre le Concerto pour violon et Fin de nuit, comme pour souligner la diversité créatrice de Boesmans. Nous emprunterons encore au livret un extrait d’un article enthousiaste de Gérard Condé paru dans Le Monde du 21 mars 2011 : « des fils insaisissables […], une rapsodie moirée, avec le souvenir de Gershwin en filigrane. » Complices, les interprètes se lancent avec bravoure dans une aventure à l’imagination instrumentale riche et variée, en y imprimant la plénitude de leur virtuosité, mais aussi leur attrait pour les nuances poétiques. Ce CD Boesmans a été enregistré du 4 au 9 mars 2019 ; la prise de son, le montage et le mixage en ont été confiés à Aline Blondiau, dont on saluera une fois de plus le travail de haute qualité.

Dans la foulée des changements et à l’aube de la saison 2019-2020, l’institution liégeoise vient de lancer un nouvel « OPRL Mag ». Le premier trimestriel, qui couvre la période de septembre à novembre, est un grand format de huit pages en couleurs ; il contient un éditorial, un agenda, des interviews et des annonces de parutions, dans le cas présent celles des CD que nous venons d’évoquer. L’éditorial est signé par le nouveau directeur musical Gergely Madaras, qui fait part de son émotion au moment où il prend en main la phalange principautaire. Une interview du chef montre l’attention qu’il compte apporter à la connaissance du répertoire par le public à travers la série découverte « Music Factory » qu’il animera lui-même. La première de la liste sera consacrée dès octobre aux œuvres révolutionnaires et au pouvoir de la musique ; elle sera suivie en novembre par le thème de la musique folklorique. Gergely Madaras explique : « Je crois fermement que le temps des vieux maestros qui montaient silencieusement sur la scène, s’inclinaient devant le public, puis lui tournaient le dos jusqu’à la dernière note, est révolu ! Nous avons le devoir de guider le public et d’établir avec lui un contact personnel et verbal. Nous pouvons peut-être aussi attirer son attention sur certaines informations privilégiées qui amélioreront son expérience auditive, qu’il soit un auditeur régulier ou qu’il écoute pour la première fois un orchestre en live. » Profession de foi que nous partageons au plus haut degré ! 

Dans ce magazine, on trouve aussi un entretien avec l’accordéoniste Richard Galliano qui donnera un concert à l’OPRL le 27 octobre avec l’organiste et compositeur Thierry Escaich, un habitué des lieux, dans un programme inspiré de leur disque commun « Aria » paru sous le label Jade. On notera encore une rencontre avec Virginie Petit, une violoniste de l’OPRL, qui évoque un programme du 29 octobre prochain dédié à Offenbach. Cet « OPRL Mag » est une belle initiative. On peut le recevoir par courrier sur demande auprès de la billetterie de l’OPRL (billetterie@oprl.be ou 04 220 00 00).

Jean Lacroix